lundi 1 avril 2024

Mars 2024

 

 

 

 

 

 LA FIN DE PHILIPPE MURAY

 

 

 

 

 Mercredi 28 février (oui, oui, je sais...)

Sept heures du soir. — Le blogueur pseudonommé Authueil me ravit décidément : chacun de ses billets est une enfilade des clichés les plus éculés et pompeux, lesquels sont déjà savoureux considérés séparément mais, présentés ainsi “en collier”, ont un effet comique pour moi irrésistible.


Jeudi 29 février

Sept heures. — Cette journée “surnuméraire” se passera en grande partie chez Michel Desgranges ; que je vais d'abord retrouver, mais avec trente ans de moins, dans le journal de Muray.

— De Muray, justement, ironisant en janvier 96, à propos de “la jeunesse” sanglotant sur le cadavre encore tiède de Mitterrand :

« Non, il ne faut rien leur laisser, aux jeunes. Rien leur confier sur cette terre. Les mettre tout de suite dans des hospices verdoyants et qu'on ne les entende plus. Les enfermer à perpétuité avec de la musique, des orchestres, des CD, ce qu'ils voudront, n'importe quoi. De toute façon, entre la vie et la musique ils ne voient pas la différence. Qu'ils flonflonnent entre eux. Qu'ils restent entre eux. Surtout. Voilà. Qu'on ne les voie plus. Jamais. »

Hé ! Hé !

— Himmel de Mme Groupama, dès potron-minet (ils travaillent la nuit, ces assureurs ? Ils font les trois-huit ou bien ?), pour me dire que le contrat concernant la voiture-poubelle de Ludovic était dûment résilié à compter du 27 février. Je suis toujours un peu étonné, dans ces sortes d'affaires, quand les choses s'arrangent effectivement comme il était prévu qu'elles le fissent.

 

Vendredi 1er

Sept heures. — Cette fois, nous sommes bien en mars. Enfin, j'espère.

— Une dinde quelconque, ramassée sur Touitteur, se présente comme journaliste et autrice. Deux qualifications qui ne l'empêchent nullement d'écrire : « Il me tarit d'éloges. » Elle évoque aussi un article “que j'avais écris”. Il faudrait aller jeter un coup d'œil à ses livres : s'ils sont rédigés de la même plume, ça promet une lecture gratinée.


Samedi 2

Sept heures. — On touche le fond. Je me suis réveillé il y a une heure avec la cervelle investie par une ritournelle particulièrement stupide, chantée par une greluche qui a aussitôt redisparu une fois son ânerie enregistrée, laquelle ânerie doit dater d'au moins 45 ans, et jamais réentendue depuis. Le thème — si l'on peut dire... — de cette œuvre impérissable était... mon cul ; c'est-à-dire celui de “l'artiste” bien entendu. Je me souviens parfaitement de la “mélodie” (qui, en ce moment même sautille sous ma boîte crânienne tel un lutin vomi par les enfers) et aussi de deux “vers” particulièrement gratinés :

Mon cul ne fleurit pas qu'en automne

Faudrait pas l'confondre avec une pomme

C'est l'occasion d'apprendre que, pour l'auteur de cette merde, de deux choses l'une : soit il pense que les pommes peuvent fleurir, soit il croit que les pommiers fleurissent à l'automne. Finalement, au vu de cet impérissable distique, je commence à regretter de ne pas me rappeler le reste des paroles.

— Il charrie un peu, le Muray ! Voici ce qu'il écrit en mars 1996 : « Mis en prison injustement, puis libéré sans jugement, Giono, après 1945, se choisit Angelo comme riposte. De même que moi, après l'échec de Postérité, je me suis choisi Rubens. Figures de la souveraineté au milieu des boues du temps présent. »

Je veux bien tout ce qu'on veut, mais enfin, ce “de même que moi” me paraît assez nettement abusif  : quel parallèle peut-on établir entre un emprisonnement arbitraire, en une époque particulièrement troublée, et donc dangereuse, et l'échec à la fois prévisible et mérité d'un roman lourdement raté ?

Dix heures. — Le 16 de ce même mois de mars, Muray fait la connaissance d'un jeune écrivain n'ayant encore publié qu'un seul roman. Le récit de cette première rencontre (mais j'ignore s'il y en eut d'autres ensuite) m'a paru suffisamment savoureux pour être retranscrit ici. Voici donc :


« Captivée par son Extension du domaine de la lutte, Nanouk avait insisté pour qu'on invite à la maison Michel Houellebecq. Lakis [il s'agit de Lakis Proguidis, fondateur de la revue L'Atelier du roman] et Doris arrivent quelques minutes avant. On le guette par la fenêtre, on le voit enfin débarquer dans la rue, dans cette rue où je viens d'apprendre par Lakis qu'il avait habité il y a une dizaine d'années, côté impair, et précisément dans l'immeuble qui fait face au nôtre. C'est d'ailleurs vers lui qu'il se dirige d'abord, avec son grand bouquet d'iris dans du papier cristal. “Il essaie le code”, dit Lakis. Je crois plutôt qu'il regarde si son nom est encore sur la liste des locataires. Quelques minutes plus tard, il est à la maison. C'est un type jeune et d'une grande laideur, visage de paysan normand analphabète de l'époque Maupassant. Une sorte de Bourvil adolescent. Cheveux blonds rares et raides qui partent dans tous les sens, tonsure, pull incroyable tricoté avec des grâces de serpillère. Tête d'idiot de village. Devant la porte de notre appartement, il reste en arrêt face au digicode. “C'est impressionnant”, répète-t-il. Je lui explique que c'est un truc contre les cambrioleurs. Parce qu'il n'y a pas de concierge. “Pas de concierge…” Il reprend la phrase dix fois en me regardant de ses doux yeux bleus d'autiste léger. Merde, je me dis. Ça y est, on est dans du Beckett ou du Duras, on est parti pour une soirée dans le genre théâtre de l'absurde. Mais non, il est plutôt charmant quand même, on sent qu'il se force à avoir des contacts humains. Ça ne lui est pas absolument nécessaire, mais il est de bonne volonté. Son séjour rue Le Verrier nous fournit un début de conversation. Ensuite, ça s'enchaîne à peu près. Ce n'est pas un feu roulant, mais ça cahin-cahate pas trop mal. Le seul problème, c'est qu'on ne sait jamais s'il a fini ce qu'il voulait dire lorsqu'il se tait. Il peut cesser de parler mais continuer son idée souterrainement, pendant que les autres changent de sujet, et, au bout de dix minutes, lâcher de nouvelles phrases qui prolongent sa pensée. Type du “Rain Man” surmonté. Avec un métier (informaticien, et même dirigeant du service d'informatique de l'Assemblée nationale) finalement pas si mal accordé à son caractère. »

 

— Sinon, nous avons, hier soir, commencé à regarder la dixième et ultime saison de Blacklist, qui vient de débarquer sur Netflisque. J'ai eu, au vu des trois premiers épisodes, une vague et un peu ennuyeuse sensation de “réchauffé”. Mais, en même temps, comme il s'agit d'une saison “conclusive”, il y a l'envie de savoir comment tout cela se termine, connaitre le “fin mot de l'histoire” ; donc, impossibilité de jeter l'éponge… Et le pire est qu'il y a 22 épisodes, donc encore 19 à se farcir ! La vie du téléphage n'est pas toujours une vallée de roses.

Quatre heures. — Je suis, depuis quelque temps, sans doute sous l'influence pernicieuse de Muray, titillé par l'envie de replonger dans Céline. Et plus spécialement dans Guignol's band, que je n'ai lu qu'une fois. Le problème est que je n'ai guère envie de reprendre mes vieux livres de poche exténués et que je préférerais nettement un volume de Pléiade... que je n'ai pas. Dépense, dépense... L'idéal serait que je vendisse un volume supplémentaire de Proust, histoire de me déscrupuliser.

Six heures. — Muray continue de m'amuser chaque fois qu'il se met à grogner contre le tourisme de masse, la festivisation des villages, etc. : qu'est-ce qui l'oblige à partir presque systématiquement en vacances non seulement dans le Lubéron, mais en plus... au mois d'août ?

De même hurle-t-il contre “les masses d'inconnus furieux, enragés, des milliers et des milliers de mégalomanes automobiles”. Certes... mais qui le force à remonter vers Paris par l'autoroute du Sud... le 30 août au soir ?


Dimanche 3

Huit heures. — Raccourci saisissant de Muray (31 décembre 1996), évoquant le “couple vedette” de son futur roman (On ferme) : « il cherche des aventures sans lendemain, elle veut des lendemains sans aventure. »

— Trouvé hier soir le volume III de la Pléiade célinienne, celui qui contient les deux Guignol's band, à 40 €, port inclus : commandé.

— Si la transformation soudaine d'un gentil benêt, du genre de Renépol, en fou furieux vous semble une expérience amusante à faire, c'est tout simple. Il suffit de prononcer à portée de ses oreilles de sourd l'un ou l'autre des “mots clés” qui le mettent en branle, tel le petit lapin de Duracell : religion, catholicisme, pape, sexualité, etc. Vous le verrez aussitôt se mettre à régurgiter en hoquetant des mots sans suite, à écumer des anathèmes sans queue (!) ni tête, tout en agitant le spectre d'un Moyen Âge de ténèbres, comme un Philippulus martelant son tambourin. C'est un spectacle que l'on aurait bien tort de se refuser… une fois de temps en temps. 

Onze heures. — Pour prétendre apprendre aux enfants à s'exprimer et à écrire clairement et sans trop de fautes, peut-être serait-il judicieux de confier leur apprentissage à des gens sachant eux-mêmes parler et écrire autrement qu'en petit-racisé. Voici par exemple ce qu'écrit un professeur :

« Troisième roman que je lis et qui tisse ensemble : autrice québécoise, récit post apocalyptique, polyphonie narrative, voix animale. Plus que nous, les québécois•es ont touché du doigt les dérèglements climatiques. L'expérience nourrit leurs fictions. »

Cela dit, soyons juste : grâce à cette dame (oui, il s'agit d'un professeur femelle), j'ai tout de même appris ce matin deux choses : 1) qu'un roman était capable de tisser ensemble, 2) qu'on pouvait toucher du doigt un dérèglement, et même plusieurs. Ce qui n'est tout de même pas rien.

Six heures. — Un blogueur dont l'acuité intellectuelle ne m'a jamais semblé être le trait saillant titre son dernier billet sur Léonard de Vinci et le Clos Lucé. Agréablement surpris, et davantage étonné, je commence à lire... Bon, tout reste normal : Léonard n'était là qu'en “produit d'appel”. Il s'agissait, par ce biais, d'exprimer amour et admiration pour le gros nul Dan Brown et son grotesque Da Vinci Code ainsi que pour la courgette humaine Tom Hanks. Ce qui m'a aussitôt rassuré.


Lundi 4

Huit heures. — Terminé à l'instant le dernier volume du journal de Muray. Il en reste une sorte de vague tristesse, de savoir que sa vie va encore se prolonger durant huit ans et qu'elle le fera dans l'ombre, qu'on n'en saura rien. J'ai presque un sentiment d'abandon, comme si j'étais coupable de quelque chose ; comme si j'étais en partie responsable de cette fin “suspendue”.

Il faut dire que subsiste, entre Muray et moi, mais à sens unique une espèce de lointaine fraternité mondaine. Ainsi, quand il doit s'appuyer les interminables conversations avec Bernard Touchais, le “maître d'œuvre” de la BM, ou batailler avec la mauvaise foi de Gérard de Villiers, doublée par celle de son comptable Kulterer, je sais parfaitement de quoi il parle, m'étant trouvé cinquante fois dans la même situation qu'il décrit, et face aux mêmes personnages.

(Un qui se frotte les mains, c'est Proust, dont la correspondance va de nouveau occuper toute la place...)

— En attendant que les Guignol's band arrivent ici, dans leur joli costume Pléiade, je relis La Vie brève de Juan Carlos Onetti.

Cinq heures. — Mon dernier paiement “proustien” est arrivé dans mon porte-monnaie Rakuten (mais pas encore sur mon compte bancaire…). Bilan sans doute définitif de mes ventes : 405 €. Le coffret ayant été payé par moi 485 € , plus une quinzaine d'euros pour le port, il me revient donc, finalement, à 95 €.

(Mais non, voyons ! dans les 405 € euros reversés par Rakuten, est inclus le remboursement des frais d'envoi que j'ai payés pour les différents volumes ; lesquels frais, si ma mémoire comptable est bonne, doivent se monter à environ 70 €. Donc, en réalité, le coffret m'est revenu à 165 €. Ce qui est toujours mieux que 500, de toute façon.)


Mardi 5

Neuf heures. — Lorsque le chien de nos connards de voisins d'en face est saisi d'une crise d'aboiements prolongée, généralement en fin d'après-midi, Catherine a pris l'habitude de couvrir ses cris en mettant un disque, soit de chant grégorien, soit de luth arabe : on ne saurait être davantage multicul' que nous le sommes...

— Aujourd'hui, matinée-de-merde, qui va se perdre dans les différentes échoppes à bouffe qui ont notre régulière pratique.

Onze heures. — On débute le circuit infernal par l'Intermarché de Pacy. On était proche d'en finir quand, des haut-parleurs de merde, jaillit la voix pénible du pénible Pierre Bachelet de consternante mémoire : Et moâââ, je suis tombé en esclavâââge !, etc. Comme il la brait douze fois de suite, sa putain de phrase, elle entre dans nos deux cervelles tel le couteau dans la motte de beurre à température ambiante. On se voit parti avec ce boulet sonore pour toute la journée…

Heureusement, le trajet jusqu'à Évreux plus quelques pages de Bernard Frank sur le parking du Grand Frais suffisent à me débarrasser de l'esclavage en question et faire de nouveau de moi un homme à peu près libre. Au retour, juste avant de sortir du cloaque artisano-commercialo-industriel ébroïcien, mes yeux tombent distraitement sur la façade d'une entreprise quelconque. Au fronton d'icelle s'étale cyniquement le nom de son fondateur et patron : Bachelet. Foutredieu ! retour illico dans les fers et les chaînes…


Mercredi 6

Huit heures. — Catherine m'apprend que, dans ses moments de loisir, Thérèse d'Ávila avait coutume de jouer des castagnettes. Je ne vois pas du tout ce que je pourrais conclure de cet intempestif rapprochement entre la sainte de Castille et la volcanique cigarière de Séville, mais je suis sûr qu'on devrait en tirer quelque chose...

Midi. — Reçu à l'instant la Pléiade célinienne, commandée la semaine dernière à Herr Momosque. J'ai comme l'impression que le señor Onetti va devoir céder la place au Guignol's band de Louis-Ferdinand...

Quatre heures. — En début d'après-midi, au Super U, je m'achète une barquette de céleri rémoulade (pour accompagner mon hamburger de ce soir...). Il a été préparé par un certain Pierre Martinet, qui se présente fièrement comme “le traiteur intraitable”. Avec un nom aussi menaçant, se montrer intraitable est bien le moins. Ou alors, toujours en raison de son patronyme, il nous prévient qu'il ne tolérera pas d'être traité de tel ou tel nom d'oiseau.

— Lu à l'instant les quatre pages, imprimées en italique, qui ouvrent Guignol's band. On a beau avoir déjà lu et relu Céline, se persuader qu'il y a sans doute des Polonaises pour le feuilleter dès le petit-déjeuner, quand on s'y replonge on ne peut éviter la minute de stupeur & suffocation. Pas à dire : c'est du brutal.

— Dans une lettre à Mme Catusse, octobre 1903, Proust remercie la destinataire pour un certain dyptique : il eût été mieux avisé de parler d'un diptyque...

Six heures. — Phrase extraite d'un article du site Causeur : « En analysant le cas de jeunes Finlandais souffrants de dysphorie de genre entre 1996 et 2019, des chercheurs avancent que, si le taux de suicide est effectivement plus élevé chez ces personnes, ce n’est pas en raison du rejet dont elles feraient l’objet, mais parce que cette dysphorie a tendance à toucher des gens qui ont déjà des fragilités psychologiques. »

Comment ? Des filles voulant devenir garçons et des garçons désirant être transformés en filles présenteraient des “fragilités psychologiques” ? Mais il faut être ignoblement réactionnaire, pour oser balancer de telles horreurs ! C'est faire le jeu, au minimum, du RN, mais sans doute aussi du réchauffement climatique,  de Depardieu et Poivre d'Arvor, et peut-être même des carottes élevées aux pesticides ! Des fragilités psychologiques… Mais où ces “chercheurs” (probablement d'anciens nazis mal repentis) vont-ils chercher de pareilles fables ?


Jeudi 7

Onze heures. — Matinée passée au grand air, plus ou moins. J'avais rendez-vous à dix heures moins vingt au contrôle technique de Saint-Aquilin. Tout le monde était à l'heure, parfait. Je suis ensuite allé à pied (c'est la partie “plein air”...) jusqu'à la boulangerie de Pacy, et retour par le même moyen de locomotion. Temps total : 45 mn. Quand je suis arrivé au contrôle, Soraya m'attendait, toute vérifiée de partout. Quand j'ai sorti la carte dorée de ma poche, le contrôleur m'a signalé que tout avait été payé au moment de la prise de rendez-vous auprès de Dame Ternette, ce que j'avais évidemment oublié. Bref, une excellente matinée. D'autant que, longeant à pied la prairie qui jouxte le Super U, j'ai eu le loisir de compter neuf chevreuils y broutant tout tranquillement.

Midi. — Reçu de la part de Herr Momosque deux romans de Benoît Duteurtre, dont je n'ai encore jamais rien lu : Tout doit disparaître, en poche, et La Rebelle en gallimarderie. Aussitôt commence le premier cité.

— Phrase de Duteurtre : « Sous la pression de ma mère sévère, je persévère. » Voilà bien le genre de calembour qu'un écrivain devrait s'interdire rigoureusement. Ou supprimer à la relecture s'il a eu la faiblesse de se l'autoriser dans le feu de l'action. À moins d'être un grand écrivain ; auquel cas, il peut à peu près tout se permettre : le génie est accueillant.

Cinq heures. — Nouvelle descente à Pacy, afin d'aller ouvrir l'un des tiroirs magiques du locker Mondial Relay ; lequel tiroir m'a livré sans coup férir le volume “Bouquins” proposant les mémoires de Talleyrand ainsi que sa correspondance inédite avec la duchesse de Bauffremont. On notera que le locker en question se trouve dans l'enceinte... du contrôle technique où je me trouvais ce matin.

Le maître d'œuvre de ce volume est M. de Waresquiel, auteur de l'une des deux biographie de Talleyrand que je possède (et ai lues...), l'autre étant celle de Jean Orieux.

Six heures. — Parvenu à la page 120 du roman de Duteurtre, soit à son exacte moitié, je me dis que j'ai bien eu raison, jusqu'aujourd'hui, de ne pas le lire... Grosso modo, on dirait du Muray tout aplati, presque scolaire. On a envie de l'aimer, pourtant, ce grand garçon sympathique, qui paraît regarder notre monde post-moderne avec des yeux si proches des nôtres. Mais il fait tout pour décourager cette complicité a priori que l'on était tout prêt à instaurer avec lui. En fait, ce qu'il nous a vendu pour un roman ne semble guère être plus, au stade où j'en suis, qu'un catalogue de bonnes intentions. C'est bien décevant, allez...


Vendredi 8

Sept heures. — Je viens, au triple galop, de terminer le roman de Duteurtre. Il s'intitule, je le rappelle, Tout doit disparaître. C'est une injonction à laquelle je ne saurais me soustraire : poubelle jaune. Comme il est possible que, achetant ce livre un peu au hasard, je sois tombé sur une “cuvée” particulièrement mauvaise, je vais tout de même offrir une seconde chance à Benoît et lire La Rebelle. Mais sans grande illusion.

Ouvrant le volume Gallimard, je m'aperçois qu'il s'agit d'un exemplaire dédicacé par l'auteur, “pour Marie Astrid et Antony”, ainsi orthographiés.

— Je viens de trouver à quoi me font penser les “personnages” de Duteurtre : à ces silhouettes de contreplaqué mises en faction, naguère, par les restaurateurs à la porte de leurs établissements, lesquelles silhouettes figuraient généralement des cuisiniers joviaux et présentaient aux passants le menu complet de ce qui se concoctait à l'intérieur en fait de nourritures. Ici, c'est pareil : dès qu'un personnage apparaît, il brandit son “mode d'emploi” sous les yeux du lecteur, afin que celui-ci sache tout de suite à quoi s'en tenir et s'attendre, sans le moindre risque de se perdre, ni même d'être tant soit peu surpris. D'autant moins surpris que l'auteur ne manque jamais de nous infliger aussi l'intégralité du CV de ce nouvel arrivant, quasiment depuis sa naissance. Le résultat, prévisible lui aussi, est un vague mais tenace ennui. Et, malheureusement, ça ne semble pas devoir s'arranger dans le second roman de lui que j'ai, et dont je viens de lire les trente premières pages.

En fait, le seul aspect vraiment amusant de ces romans, c'est le regard que Duteurtre pose sur la “communauté” des pédés post-modernes et les propos acides qu'il n'hésite pas à tenir à leur sujet. L'amusant est qu'on ne peut rien lui dire puisqu'il est lui-même pédé, si j'ai bien compris. Et, le lisant, je me disais que ce devait être particulièrement pénible, pour les ravis de la petite crèche homo, d'être ainsi passés au laser par un “frère d'armes”.   

On va sans doute, encore, m'accuser de je ne sais quelle “homophobie”. On aura bien tort, du moins le crois-je. Si je dois absolument être quelque chose à ce sujet,  je me dirais plutôt nostalgique ; nostalgique des homosexuels de ma jeunesse — et j'en ai connu pas mal —, qui étaient toujours plus moins en marge, toujours un peu à côté, rendus à la fois plus lucides et plus indulgents par le fait d'être toujours vaguement en dehors des choses, tout en étant pleinement dans le monde. Alors que ceux des temps présents me dépriment assez, eux qui semblent n'avoir plus d'autre ambition, de but plus fun dans l'existence que de se bricoler, chacun dans son coin, de consternantes caricatures homos des familles petites-bourgeoises les plus pépères. S'ils voulaient prouver qu'ils étaient “des hommes comme les autres”, c'est, hélas, pleinement réussi.

Onze heures. — J'avais tout à fait oublié (tu m'étonnes !) que c'était aujourd'hui le Pétasse's day : les MeTouffes vont être intenables toute la journée… Et je me demandais à l'instant combien de femmes, dans le monde, se préoccupaient de cette pantalonnade : 2% ? 5% ? 10% ? Sachant, en plus, que, quel qu'en soit le nombre, il y a des chances qu'elles soient fortement concentrées presque uniquement dans les grandes villes de ce qui fut l'Occident.

Cinq heures. — Bon, il faut tout de même reconnaître que La Rebelle est nettement moins  ennuyeux que le précédent roman de Duteurtre. Cela dit, le maximum de louange que je puisse lui adresser est qu'il se laisse lire. Ce qui suffira à lui éviter la poubelle jaune — mais de justesse.


Samedi 9

Sept heures. — Vu hier soir Monuments Men, film écrit, réalisé et interprété par, entre autres, George Clooney. Je me souviens qu'à sa sortie, il y a dix ans, le film avait reçu d'assez mauvaises critiques : elles étaient amplement méritées. Ce n'est pas tous les jours que l'on peut voir un scénario aussi mal écrit, aussi maladroitement construit et aussi paresseusement réalisé. Sans même parler de la musique grandiloquente, qui fait l'effet d'une sauce trop lourde tentant de faire passer le rôti mal cuit ou le poisson plus très frais. Et ce n'est pas le bref et à peu près inutile rôle de Jean Dujardin qui sauve quoi que ce soit.

Trois heures. — Dès la troisième page de ses mémoires, Talleyrand fait allusion au fameux “esprit des Mortemart” (sa bisaïeule, Marie-Françoise de Rochechouart était une Mortemart) ; mais, pas plus que Saint-Simon dans les siens, il ne prend la peine de nous dire, fût-ce rapidement, en quoi pouvait bien consister cet esprit. Encore un qui va nous agacer et nous frustrer le jeune Marcel P...

D'un autre côté, un esprit qui se laisserait définir, expliquer, mettre en fiches, mériterait-il encore le nom d'esprit ?

Cinq heures. — Je laisse rarement passer une occasion de dauber sur le français charabiesque des contributeurs d'Atlantico, mes analphabètes de référence. Pourtant, je dois bien reconnaître qu'ils ont une assez solide excuse à s'exprimer de manière sabiroïde, l'exemple leur venant du sommet, c'est-à-dire de M. Ferjou, le patron du site, capable, du haut de sa grande sagesse éditoriale, de laisser tomber des sentences telles que : « Il y a une rationalité à mettre les Européens face à la réalité. » Continue, Jean-Seb', continue : tu finiras par y arriver…

Sans doute pour se mettre dans les petits papiers du boss, l'un de ses grouillots écrit un peu plus bas : « L'économie allemande connaît notamment une stagnation du PIB depuis près de nombreuses années. » Et la banqueroute, c'est pour dans pas loin de bientôt ?

Six heures et demie. — Terminé il y a une vingtaine de minutes l'année 1903 (celle de la mort du père) de la correspondance proustienne, et lu dans la foulée la toujours parfaite introduction de Philip Kolb à l'année 1904.


Dimanche 10

Neuf heures. — À propos des mémoires de Talleyrand, dans l'éditions “Bouquins” de Robert Laffont, il me faut noter ceci, suffisamment rare de nos jours pour l'être : les assez nombreuses notes, dues au duc de Broglie [j'avais d'abord attribué les notes en question à Emmanuel de Waresquiel, mais Michel Desgranges a eu vite fait de me signaler la bourde…] sont en tout point dignes d'éloges, brèves et riches tout à la fois, strictement informatives et d'une clarté parfaite.

— Dans ces notes, on fait la connaissance de (ou on retrouve, quand on les connaissait déjà) beaucoup de personnages des deux sexes. Et je suis frappé de voir que, parmi eux, un assez grand nombre est mort octogénaire, quand ce n'est pas nona. Ce qui n'empêche pas nos contemporains de croire dur comme fer qu'avant l'avènement de la médecine moderne, c'est-à-dire en gros avant le XXe siècle, tout le monde mourait entre quarante et cinquante ans...

Midi. — Page 151 de l'édition Bouquins, ce tronçon de phrase de Talleyrand : « il n'a fallu rien moins que la Révolution pour que, etc. ». La locution conforme à ce qu'il veut dire est : “rien de moins que”. Avec la propension qu'on me connaît au réactionnariat, je pensais que c'était là une bourde langagière n'appartenant qu'à mes contemporains, tous plus ou moins analphabétisés par notre grande Garderie nationale. Il appert donc que non, puisque le Diable boiteux la commettait déjà il y a deux siècles. 

Cela dit, je vais peut-être un peu vite en besogne : ces mémoires n'étant pas, ou fort peu, de la main même de Talleyrand, il est possible que la faute vienne du copiste... dont le nom évidemment m'échappe. Ou encore de l'éditeur. Ou même... Bref, dans le doute, je propose l'acquittement de Charles-Maurice.

— M. de Talleyrand aurait-il eu, par quelque mystère temporel, connaissance de la France de M. Macron ? Voici ce qu'il écrit (p. 156) : 

« La grande facilité dans les souverains inspire plus d'amour que de respect, et au premier embarras l'amour passe. On essaye alors quelques coups d'autorité ; mais il est trop clair que cet emploi de l'autorité n'est qu'un effort, et un effort ne dure pas. Le gouvernement, n'osant pas donner de la suite à ce qu'il entreprend, retombe nécessairement dans une fatale indolence. Arrive alors la grande ressource du changement des ministres ; on croit que c'est remédier à quelque chose ; c'est contenter telle maison, c'est plaire à telle personne et voilà tout. La France avait l'air d'être composée d'un certain nombre de sociétés avec lesquelles le gouvernement comptait. Par tel choix, il en contentait une et il usait le crédit qu'elle pouvait avoir ; ensuite il se tournait vers une autre, dont il se servait de la même manière. Un tel état de choses pouvait-il durer ? »

Poser la question, toute rhétorique, est évidemment y répondre.

Quatre heures. — Pour qui a lu et relu À la recherche du temps perdu, l'une des choses les plus intéressantes, dans les lettres de Proust largement antérieures au grand œuvre est d'y repérer les petites graines, souvent insignifiantes en elles-mêmes, mais dont on sait que, jetées bientôt sur une terre fertile, elles vont donner de superbes massifs et de grands arbres formant cette forêt immense dont personne, alors, en tout cas aucun des correspondants de Proust, ne peut encore avoir la moindre idée.

— À propos de Proust, il écrit à Marie Nordlinger (cousine de Reynaldo Hahn et plus ou moins amoureuse de Marcel qui n'en peut mais...), le 6 février 1904 : « J'ai travaillé comme un nègre à Sésame et refait, etc. »

Comme un nègre, vraiment ? Qu'est-ce qu'on attend pour l'autodafer en place publique, cette immonde correspondance qui rappelle les heures, etc. ?

Et puisqu'on parle de nègre, ceci que je viens de découvrir et qui me fait jubiler. Si, sur l'iBigo, je commence à taper negr, il me propose aussitôt le mot “négrier”. Mais si, aux quatre premières lettres déjà tapées, j'ajoute un seul e, il ne propose rien du tout et écrit seulement  negre, sans accent grave, comme pour attester à la face du monde qu'il ignore jusqu'à l'existence du mot tabou et qu'il n'est responsable, ni même complice, de rien du tout.

Mais, dans ce cas, que peut bien être un négrier si on fait disparaître les nègres ?

— De l'analphabétisme croissant chez mes ex-confrères. Ce titre sur cinq colonnes dans La Provence d'avant-hier : « Mais c'est quoi le problème des maths avec les filles ? » Première chose : à quoi ce “mais” initial fait-il opposition, puisque personne n'a encore rien dit ? Deuxième chose : le journaliste pense-t-il vraiment que “c'est quoi” est la formule la plus élégante à utiliser ici ? Troisième chose : ne serait-ce pas plutôt d'un problème des filles avec les maths qu'il s'agit, plutôt que l'inverse ? Ah ! on me souffle que c'était à cause de l'astuce “problème de math”… Malheureusement, l'astuce en question, déjà anodine en soi, passe complètement à la trappe et il ne reste plus, bien visible elle, que l'incohérence logique.


Lundi 11

Sept heures. — J'avais tout à fait oublié que Guignol's band s'ouvrait sur cette grande scène de bombardement du pont d'Orléans, encombré  de véhicules et de réfugiés fuyards. Dix page d'apocalypse avant le fameux paragraphe, dont je croyais qu'il était le début du roman : 

« On est parti dans la vie avec les conseils des parents. Ils n'ont pas tenu devant l'existence. On est tombé dans les salades qu'étaient plus affreuses l'une que l'autre. On est sorti comme on a pu de ces conflagrations funestes, plutôt de traviole, tout crabe baveux, à reculons, pattes en moins. On s'est bien marré quelques fois, faut être juste, même avec la merde, mais toujours en proie d'inquiétudes que les vacheries recommenceraient... Et toujours elles ont recommencé... Rappelons-nous ! On parle souvent des illusions, qu'elles perdent la jeunesse. On l'a perdue sans illusions la jeunesse !... Encore des histoires !... Comme je dis... Ça s'est fait d'emblée. On était petit, con de naissance, tout paumé de souche. »

Après ça, il n'y a plus qu'à se laisser embarquer, sans résistance surtout. La suite est encore plus roide, mais je ne peux pas tout recopier non plus...

Six heures. — Je viens de vendre l'un des deux volumes de correspondance proustienne qui restaient proposés à la convoitise générale chez Rakuten. L'un l'était à 95 €, l'autre à 10 : c'est le second qui est parti, pas de bol. J'ai failli refuser la vente, n'ayant pas envie de me livrer à tous les petits rituels de l'expédition pour une somme aussi dérisoire ; finalement, ma conscience a parlé plus haut que ma flemme, cette conne prétentieuse...


Mardi 12

Huit heures. — À cause de Louis-Ferdinand, me voilà avec La Valse brune tournant en boucle dans ma cervelle :

C'est la valse brune

Des chevaliers de la lune

Qui recherchent un coin noir...

Cela dit, je préfère nettement ça à certaines tartignoleries variéteuses qui m'encombrent régulièrement la tête le matin.

— Sinon, je note que, pour exprimer le fait de rire, Céline ne dit pas “se poiler” mais “se poêler”. Je ne me souviens pas d'avoir rencontré cette orthographe ailleurs que chez lui. Il est vrai que je me souviens de moins en moins de choses...

Midi. — Les gaucho-woko-féministes qui, par terreur d'être soupçonnés de “racisme”, sont toute bienveillance et humilité devant les islamopithèques me font penser à ces aristocrates de la fin des années 1780 qui n'avaient de cesse de saper les fondements de la royauté et appelaient de leurs vœux les plus ardents cette République qui, quelques années plus tard, allait les conduire tout droit à l'échafaud. 

Je crains malheureusement d'être trop vieux pour profiter du jour où un désagrément du même ordre écherra à la lie terminale sus-évoquée.

— Je me trouve tout à fait d'accord avec Clemenceau, quand il affirmait que la Révolution “est un bloc”. Et c'est bien pourquoi il convient de la rejeter tout entière.

Quatre heures. — Il arrive parfois que les compliments hyperboliques déversés par Proust sur le moindre auteur de ses connaissances lui retombent sur le nez. Ainsi, le 13 mars 1904, pour avoir plus ou moins égalé Maeterlinck à Racine, il se fait, gentiment mais fermement, rappelé au sens des proportions par Maurice Barrès.

Du reste, quelques jours plus tard, Proust conteste vivement avoir tracé ce signe = que vient de lui reprocher le “prince de la jeunesse”. Et, ma foi, il se défend d'une manière plutôt convaincante.

Mais il faut croire que la “leçon” ne lui a guère servi puisque, deux ou trois semaines plus tard, dans une lettre à Henry Bordeaux, il n'hésite pas à hisser son correspondant à la même hauteur que Chateaubriand. (Cela dit, je dois avouer n'avoir jamais lu la moindre page de cet Henry-là, et que, donc, je me moque un peu sans savoir ; ou, si l'on veut, “de confiance”.)

Mais elle est tout de même importante, cette lettre à Bordeaux, en raison des trois premières lignes de son dernier paragraphe :

« Et pourtant si, il y a une reprise de possession possible du passé. C'est celle qu'on tente en remontant le cours des souvenirs enchantés et en écrivant un beau livre. »

Quatre ou cinq ans avant d'en tracer le premier mot, Le Temps retrouvé commence ici sa germination.

Six heures. — Sur le site de Causeur, le radoteur impénitent Philippe Bilger se pâme littéralement (et, bien sûr, nous fait profiter de sa pâmoison…) devant quelques déclarations de Fanny Ardant. La comédienne — que je n'ai jamais vraiment supportée, mais on s'en fout un peu ici — provoque l'admiration béante du magistrat en retraite en disant, entre autres perles, ceci : « Mon père me demandait d’être douce et de ne pas donner de leçons, mais j’ai toujours vendu le bonheur contre l’intensité. »

Vendre le bonheur contre l'intensité : il suffisait d'y penser. Rien de plus astucieux pour redresser notre économie chancelante, je suppose.

— Pendant ce temps, sur le site qu'il a créé, Atlantico, l'enfonceur de portes ouvertes Jean-Sébastien Ferjou, évoquant les discussions et les projets sur la mise à mort des vieux et des malades (en langage post-moderne : “l'aide à mourir”) nous l'assure : « On est sur un débat qui nous détourne de sujets fondamentaux. »

Deux remarques de ma part. La première est que, si Jean-Seb' ne se sent pas bien sur son débat, il n'a qu'à en descendre. La seconde est que ce même Jean-Seb' semble faire partie de ces gens qui pensent, ou feignent de penser qu'on ne peut pas s'occuper de plusieurs sujets simultanément ; que dès qu'un dossier est ouvert, tous les autres disparaissent aussitôt au fin fond des caves ou des greniers.


Mercredi 13

Sept heures. — Hier soir, sous l'annonce du journal de février, sur le blog-mère, bref commentaire d'André, pour me préciser que son appartement de la rue du Sommerard, entre 1977 et 1979, était situé au cinquième étage. Comme on voit, le riesling frais qui, rituellement, nous attendait là-haut, Bergouze et moi, savait se faire mériter. André me signale aussi que, depuis, un ascenseur a été installé dans cet immeuble (mais comment le sait-il ?) : les ivrognes des jeunes générations n'ont plus le moindre effort à fournir avant d'apaiser leur soif, ce qui est parfaitement immoral, je trouve.

— Décidément, Céline consommé au saut du lit ne me vaut rien. Hier, c'était La Valse brune qu'il me collait dans la cervelle, ce matin c'est For he is a jolly good fellow qui y tourne en boucle. Au moins, quand j'entame la journée avec les mémoires de Talleyrand, je suis à l'abri de ce genre de mésaventures mélodiques.

Midi. — Scène étonnante racontée par Talleyrand. Elle se situe en 1794 ou 95. Alors en Amérique, Talleyrand visite l'arrière-pays avec deux compagnons. Un soir, au fond du Connecticut, une famille leur offre le gîte et le couvert... mais surtout la bière forte et l'eau-de-vie. Un peu plus avant dans la soirée, les deux grands fils de la maison apprennent à leurs hôtes qu'il doivent partir dès le lendemain pour la chasse au castor, laquelle doit durer plusieurs semaines. Sans doute plus qu'à moitié bourrés, Talleyrand et ses deux comparses s'enflamment à l'idée de se faire eux aussi chasseurs et de partir à pied, barda sur le dos, pour vivre plusieurs semaines au fond des bois. L'accord est aussitôt conclu avec les deux fils, et tout le monde sombre dans le sommeil.

Évidemment, le lendemain matin, la gueule de bois ayant remplacé l'ivresse, l'ex-évêque d'Autun et ses acolytes trouvent nettement moins drôle la perspective d'aller traquer le beaver en se coltinant des kilos de matériel de camping ! Et c'est assez honteux d'eux-mêmes qu'ils reviennent piteusement sur leur mâle engagement de la veille.

Bien entendu, ce qui est hautement savoureux dans cette anecdote, c'est de s'imaginer M. de Talleyrand-Périgord, beurré comme un Petit-Lu et se prenant de passion pour la chasse au castor, avant d'aller s'écrouler en tanguant sur sa paillasse de fortune.

Quatre heures. — Quel petit malin, ce Marcel !  Et un poil retors, aussi. En mai 1904, il adresse une lettre à Édouard Rod, journaliste, romancier et critique suisse dont nous ne devons pas être bien nombreux à nous souvenir qu'il ait seulement existé. Comme il vient de publié un roman, Marcel commence par l'enfouir sous des tombereaux de louanges hyperboliques, ainsi qu'il est habitué à le faire : deux pages bien tassées. Et, soudain, le petit Machiavel éditorial pointe le bout du nez :

« Si je n'étais dans un état de santé chaque jour empiré j'aurais été vous dire tout cela un peu moins mal, et vous remercier aussi d'avoir pris la peine de m'écrire à propos de mon étude sur Ruskin et de ma traduction de La Bible d'Amiens. Si jamais au cours d'un article vous aviez l'occasion de les signaler j'en serais très fier et très heureux. »

C'est ce qui s'appelle : s'y entendre dans le placement de produit... Enfin, sans doute pas tant que cela car, à ce moment, Philip Kolb intervient par cette note :

« Nous ne trouvons aucune mention de La Bible d'Amiens dans les articles que Rod publiait à cette époque dans Le Figaro. »

¡ Caramba ! Encore raté...

 

Jeudi 14

Onze heures. — Deux petites phrases qui se suivent gentiment, chez le jamais décevant Renépol : « Cela s'appelle de l'antisémitisme. C'est inqualifiable. »

Faudrait savoir, mon bon…

Deux heures et demie. — Je regarde la télé (dernière saison de Blacklist, décidément bien poussive), avec la porte extérieure grand ouverte : et vive le réchauffement climatique !

Trois heures. — Abandon de la série susnommée au milieu de l'épisode 14 : ça devenait vraiment trop ennuyeux et je me suis aperçu que je n'en avais vraiment rien à foutre de connaître ou non la fin. D'autant que, pour la déflorer, il suffit de poser aimablement la question à Dame Ternette.

— Dans mon billet du 6 mars, je notais que le 9 novembre avait vu mourir de Gaulle et Montand, et que c'était également la date des noces de diamant de Suzanne et René. Un de mes commentateur, Cherea je crois, avait ajouté que c'était aussi le jour où le mur de Berlin était tombé.

Mais personne ne s'est avisé qu'à une certaine époque, le 9 novembre s'est appelé 18 brumaire....

— Passant des mémoires de Talleyrand aux lettres de Proust, j'apprends, par une note de Kolb, que, pour sa baronne de la Chanterie (L'Envers de l'Histoire contemporaine), Balzac se serait inspirée d'une certaine Mme de Combray ; ce qui fait un lien de plus entre Proust et lui.

Vendredi 15

Quatre heures (PM...). — commencé, après la sieste, à regarder la neuvième et dernière saison de Suits, série “judiciaire” qui, à chaque nouvelle saison, s'enfonce un peu plus dans l'insignifiance ; mais qui devient fascinante en raison de son irréalisme “décomplexé”. Et puis, quel que soit l'aspect superficiel et convenu des personnages de ce qui n'est finalement qu'un soap opéra un peu moins niais que d'autres, on finit par se créer des sortes d'habitudes avec eux...

Sur ce, revenons à Proust et à ses missives.

— Voilà deux fois déjà que, dans une note, Philip Kolb évoque la vicomtesse de Villeparisis. Or, je suis bien certain que, dans La Recherche, Mme de Villeparisis est marquise. Une telle erreur m'étonne de lui.


Samedi 16

Huit heures. — Terminé à l'instant la première partie de Guignol's band : plus de deux cents pages Pléiade sans jamais la plus petite occasion de reprendre un peu son souffle. La longueur d'une course de fond, mais à l'allure d'un sprint. Et il en reste le double devant moi, avec la seconde partie...

— Mes lectures restent inchangées depuis un petit moment. Le matin, Céline et son band ; après le déjeuner, Talleyrand et ses mémoires ; et, en fin d'après-midi, une heure ou deux de farfouille dans le courrier proustien. Tout cela me paraît assez bien équilibré, finalement.

— J'avais plus ou moins oublié que, dans l'argot “classique”, le mot vanne, dans le sens de plaisanterie, taquinerie, était du genre masculin, et non féminin comme on l'a employé plus tard, pour des raisons évidentes d'homonymie. Encore un transgenre, quoi.

Quatre heures. — De Proust à Marie Nordlinger, fin août 1904 : « Vous avez une mémoire inouïe, moi qui à cause de ces horribles médicaments antiasthmatiques ne me rappelle rien de la veille, je vous envie de garder des jours de Venise un souvenir si précis. »

Rendons grâce au Ciel d'avoir donné à Marcel une mémoire aussi défaillante, quasi-alzheimerienne : dans le cas contraire, combien de dizaines de milliers de pages aurait compté La Recherche ?

— En prime, ce premier paragraphe d'une lettre adressée à un certain Dr Lenossier : « Cher Monsieur, je ne sais pas si vous vous souvenez que dans des jours plus heureux mon père, le Dr Proust, m'avait présenté à vous, et je m'étais permis de vous dire la très grande admiration que j'éprouvais pour votre livre, L'Hygiène du dyspeptique. »

Imaginer Proust pantelant d'admiration devant un livre intitulé L'Hygiène du dyspeptique vient de me faire éclater de rire, à la surprise vaguement réprobatrice de Charlus, réveillé en sursaut.


Dimanche 17

Neuf heures. — Depuis hier, l'envie me titille d'acheter un autre volume de la Pléiade célinienne, celui qui propose la trilogie “allemande”, à savoir D'un château l'autre, Nord et Rigodon. C'est une envie à laquelle je ne vois guère de raison de résister...

En attendant, je refile à Londres, cavaler au cul de Ferdinand, Sosthène de Rodiencourt et la troublante Virginie. Virginie qui, d'après les estimations de Ferdinand qui en est amoureux, doit avoir dans les 12 ou 13 ans : il n'a pas honte, ce répugnant, de sexualiser ainsi une gamine tel un vulgaire Depardieu ? L'a eu de la chance que MetooRomans n'existât pas à son obscure époque, le Céline...

— Se replonger dans les livres de Louis-Ferdinand, c'est un peu comme se mettre à biberonner aux boissons d'homme : les premiers jours, on se retrouve raide bourré au bout de dix ou quinze pages ; et puis l'organisme s'habitue, les beuveries qu'il tolère deviennent de plus en plus généreuses... Évidemment, il y a le risque d'accoutumance... d'où, sans doute, ce désir de Pléiade dont je viens de parler...

— Sinon (?), ma grand-mère paternelle, Denise, aurait, ce jour, 122 ans ; ce qui ne va rajeunir personne.

Quatre heures. — Terminé, à marche forcée, la neuvième et dernière saison de Suits, série qui a fini par sombrer dans la plus complète niaiserie ; ce qui était peut-être une volonté charitable de la part de ses concepteurs qui auraient été chagrinés de nous laisser un quelconque regret, même léger, de leur disparition définitive.

Sur ce, voici qu'arrive l'heure du goûter : c'est bien beau de nourrir son esprit, mais le corps compte aussi...

— Dans sa lettre au médecin que j'évoquais hier, Marcel décrit son régime alimentaire. Ça donne ceci :

« Je fais un repas par 24 heures (et entre parenthèses je me permets de vous demander si au point de vue ration d'entretien vous trouvez ce repas suffisant pour vingt-quatre heures : deux œufs à la crème, une aile entière de poulet rôti, trois croissants, un plat de pommes de terre frites, du raisin, du café, une bouteille de bière) et pendant l'intervalle des vingt-quatre heures la seule chose que je prends est en me couchant un quart de verre d'eau de Vichy (neuf ou dix heures après mon repas). Si je prends un verre entier je suis réveillé par de l'oppression ; à plus forte raison si au lieu d'eau de Vichy c'est un aliment. »

Marcel Proust, c'est la tante Léonie de Combray, en version jeune (je rappelle qu'il a alors 33 ans) et masculine. Le génie, ici, est d'avoir su observer ses propres ridicules avec suffisamment de distance et de lucidité pour en tirer un personnage profondément attachant et au comique irrésistible. Les deux pages de cette lettres qui suivent le paragraphe que je viens de donner sont tout aussi délirantes, mais je ne peux pas tout recopier non plus...

— Des nouvelles de mes analphabètes de référence ? Ce titre : « (In)Sécurité aérienne : et s'il était temps que l'Europe exige des comptes à Boeing ? »  Et s'il était temps que les ânes couronnés d'Atlantico apprennent d'écrire par français ? »


Lundi 18

Midi. — Je ne sais trop quelle inspiration saugrenue m'a poussé, il y a quelques minutes, à aller jeter un coup d'œil au forum du parti de l'In-nocence, où je n'ai pas mis un orteil depuis au moins un an, si ce n'est deux. Situation fascinante : depuis sept ou huit mois, en dehors de quelques “communiqués” dus à Renaud Camus, on n'y lit plus que les interventions d'Alain Eytan — innocent qui, si je le souviens bien, vit en Israël —, auquel personne, absolument personne ne répond jamais. On dirait d'un navire fantôme, une épave dérivant dont tous l'équipage aurait brusquement disparu, à l'exception du gabier, reste coincé sur sa hune, tout en haut du grand mât.


Mardi 19

Sept heures. — 68 ans dans exactement douze heures, puisqu'il paraît que je suis malencontreusement apparu en ce monde pile pour l'apéro. Apéro que, d'ailleurs, nous ne prendrons pas, ne voyant guère l'intérêt de fêter un âge aussi ridiculement avancé.

Deux heures. — Même pas encore au printemps, et déjà la deuxième tontine de l'année. On aura beau dire : le réchauffage climateux n'a pas que des bons côtés.

Mais enfin, devoir accompli, c'est l'esprit libre que je puis aller rejoindre le Congrès de Vienne (le Yalta de l'époque, en quelque sorte, sauf que c'était nous les méchants) dans les fourgons de Charles-Maurice.


Mercredi 20

Huit heures. — Hier en fin d'après-midi et encore ce matin, j'ai lu du Didier Goux. Je ne sais pas trop comment j'en suis venu là, et ça n'a guère d'importance ni d'intérêt. C'est un livre que personne n'a lu, hors ma mère ; en tout cas, lu dans sa “forme livre”. C'est une blurberie que j'ai composée vers 2018 ou 2019, après que ma mère m'avait dit qu'elle venait de relire En territoire ennemi avec grand plaisir. M'est alors venue l'idée de réunir les moins ratés de mes billets de blog, postérieurs à 2013, et a en faire un volume pour elle ; ce qui fut fait et intitulé Retour au camp de base.

Eh bien, quitte à passer pour ridiculement fat, je dois dire que j'y ai trouvé, dans ces presque 400 pages, une dizaine ou une douzaine de textes dont je ne pense pas avoir à rougir.

Midi. — Lisant ses mémoires depuis plusieurs jours, j'ai ressenti le besoin de reprendre une des deux biographies de Talleyrand qui sont ici : pour en éclairer les zones d'ombre, si l'on veut, me servir de socle, ou d'étai. Celle d'Orieux, plus séduisante ? Celle de Waresquiel, plus rigoureuse ? J'ai opté pour cette dernière... mais avec un vague regret de l'autre !


Jeudi 21

Huit heures. — Pourquoi la fontaine de la place Saint-Sulpice, à Paris, est-elle surnommée “des quatre points cardinaux” ? Parce qu'elle fut élevée en l'honneur des quatre plus grands théologiens français, anciens élèves des Oratoriens, dont le séminaire s'élevait à cet endroit jusqu'à ce que Bonaparte le fît démolir en 1803, à savoir Bossuet, Fénelon, Massillon et Fléchier ; et qu'aucun de ces quatre illustres ne fut jamais fait cardinal.

Midi. — Je me demande si l'une des plus grandes erreurs de Louis XVI, qui pourtant n'en fut pas chiche, ne serait pas l'absurde soutien aux rebelles américains contre la couronne d'Angleterre ; soutien qui, non content d'assécher gravement les finances royales, n'a rien rapporté de tangible à la France, les tout neufs États-Unis ne tardant pas, comme on aurait pu le prévoir, à se rapprocher de leurs “frères” naturels, à savoir ces mêmes Anglais dont ils venaient de s'émanciper. 

Quatre heures. — Dans ses lettres à sa mère, Proust n'épargne aucun détail à la pauvre femme, dès lors qu'il est question de sa santé ou de son confort, lesquels forment généralement l'essentiel de ce qu'il est urgent de lui écrire. Ainsi, le 15 novembre 1904 (c'est lui qui souligne) :

« Ma chère petite Maman,

D'abord ce qui va te surprendre j'ai passé une excellente soirée, pas au point de vue moral, mais au point de vue asthme et état général. La salle à manger s'étant fort refroidie et ayant été obligé aux cabinets de laisser fenêtre ouverte pour chaleur, et porte ouverte pour entendre sonner j'ai pris un peu froid depuis mais vais toujours très bien. »

Je ne sais pourquoi, imaginer Marcel assis sur la lunette et le pantalon aux chevilles en train de guetter la sonnette de la porte d'entrée m'a mis en joie durant au moins trois minutes. Mon mauvais fond probablement.

Par ailleurs, ce même jour (mais avant la séance cabinets), Proust s'est rendu au Mercure de France pour y rencontrer Alfred Vallette, malheureusement absent, et a eu, là, une assez longue conversation avec Louis Dumur. Si bien que, pendant un instant, j'ai cru avoir sauté par distraction de la correspondance de Proust au journal de Léautaud.


Vendredi 22

Huit heures. — Comme l'histoire serait morne si les maris et les épouses se montraient toujours d'une inébranlable fidélité ! Prenons l'exemple de Talleyrand, qui m'occupe ces jours-ci. Au milieu des années 80, il fait un enfant, évidemment illégitime, à la belle Adélaïde de Flahaut, dont le vieux mari ne gêne guère. Plus tard cet enfant, Charles de Flahaut fait lui-même un enfant illégitime à la reine Hortense, fille de Joséphine de Beauharnais et épouse de Louis Bonaparte, éphémère roi de Hollande par la volonté de son grand-frère. Cet enfant, lui aussi prénommé Charles, se trouve donc être le demi-frère du futur Napoléon III et, devenu le duc de Morny, il sera l'un des principaux piliers, sinon le principal, de ce Second Empire qu'il aura largement contribué à faire naître. 

Tout cela parce que, trois quarts de siècle plus tôt, un abbé boiteux, bientôt évêque, a sauté sa volage grand-mère ! On perd beaucoup de sources d'amusement avec notre maudite et puritaine “transparence”...

Midi. — Oublié de noter que j'avais, avant-hier,  abandonné Guignol's band à 200 pages de la fin (ce qui signifie que j'en ai tout de même lu près de 500...). Pourquoi cet abandon ? Pas de raison bien précise... il m'a soudain paru que ça suffisait comme ça, au moins pour le moment...

— Derrière la satisfaction affichée par les gardiennes de l'ordre moral depuis l'annonce de la mort de Frédéric Mitterrand (« Un pédocriminel de moins ! »), on sent bien la rage et la frustration qu'elles éprouvent à voir l'une de leurs victimes émissaires leur échapper “par le haut”. L'idée que l'on puisse passer directement de son salon à sa tombe sans passer par les cases tribunal et prison, cette idée leur est difficilement tolérable. Heureusement, les cibles de substitution ne risquent pas de leur manquer.


Samedi 23

Huit heures. — Je découvre, tout à fait par hasard, qu'il existe à Paris, rue Taitbout, un restaurant dont le nom est “Mangez et cassez-vous”. Certes, il semble s'agir d'un fast food, mais tout de même...

— Tout nouveau ministre des Affaires étrangères (ou plutôt : des Relations extérieures, comme on disait sous le Directoire), en 1797, Talleyrand juge les ambassadeurs qu'il est obligé de laisser partir vers les différentes cours européennes : « On voit bien qu'il n'y a pas très longtemps qu'ils marchent sur du parquet. » Ce qui me fait repenser aux réflexions que se permettait Gérard de Villiers dans ses premiers SAS (ensuite, il apprit la prudence...), lorsqu'il parlait de gens importants, ministres ou milliardaires, des pays “exotiques”, notant qu'ils étaient passés “directement du cocotier à la Rolls”.

Dix heures. — Une conférence à laquelle je vais évidemment faire des pieds et des mains pour y assister, le 6 avril prochain. Après un titre imbitable en petit-racisé, ce sous-titre : « Vers une décolonisation des masculinités martiniquaises. » Il y a déjà longtemps que j'espère trouver, sans jamais y parvenir, un mode d'emploi efficace pour décoloniser les masculinités : voilà enfin l'occasion. (En fait, plus qu'à la conférence d'une certaine Joëlle Kabile, c'est surtout au début prévu ensuite que j'aimerais assister : je sens qu'on va faire dans le grandiose.)

Quatre heures. — On peut être perpétuellement souffrant, ou au moins souffreteux, et considérer son propre état avec ce qu'il faut d'humour, ainsi ce qu'écrit Proust à Montesquiou, en novembre 1904 :

« Jusqu'ici j'étais malade. Maintenant je le suis encore, mais en plus je me soigne. Les deux réunis sont au-dessus des forces humaines. »

Cela pour se justifier d'avoir manqué la dernière “sauterie” du comte et lui annoncer qu'il sera également contraint de zapper la suivante, qui menace déjà.

Six heures. — Terminé tout à l'heure le premier des cinq volumes de la correspondance proustienne. Aussitôt rapporté au salon le second, qui s'ouvre sur l'année 1905, sans doute la pire de la vie de Marcel, puisque celle de la mort de sa mère.


Dimanche 24

Quatre heures. — De la simplicité proustienne. Voici, intégralement, la courte lettre que Marcel fait porter à Louisa de Mornand, actrice de seconde zone et maîtresse de Louis d'Albufera :

« On me désespère en me disant que vous attendez chez vous mon téléphonage. Ma petite Louisa, même dans les cas probables ou certains, je ne peux admettre la pensée que vous attendiez un téléphonage de moi, que vous enchaîniez votre soirée pour me voir. Si je le pensais jamais je serais trop triste. Je ne dois jamais venir que comme le dernier des pis-aller. Mais ce soir en particulier c'est si improbable souffrant comme je souffre que je puisse me lever et vous recevoir que ce serait de la folie d'attendre à cause de moi. Tout ce que je voulais dire, et dis encore, est de prévenir chez vous pour que si je téléphone, on puisse vous transmettre mon téléphonage de façon que s'il signifiait que j'étais mieux et si en rentrant chez vous vous ne saviez que faire vous puissiez passer chez moi. Mais je vous le répète pour ce soir c'est très improbable. Dieu sait à quelle heure je vais commencer à reposer. Mon téléphonage d'hier vient de ce qu'ayant été de nouveau souffrant les jours précédents je n'avais pu aller vous voir (ni aller ailleurs, si j'étais sorti cela aurait été pour aller chez vous). Me sentant hier soir plus pris et craignant de me mettre au lit pour quelques jours j'avais voulu tâcher de vous embrasser avant. Si je ne peux me lever ce soir, je m'arrangerai pour pouvoir vous recevoir demain ou mercredi à moins de catastrophes. »

Question simple mais épineuse : que doit finalement faire la pauvre Louisa ? Question corollaire : réussira-t-elle, un jour, à voir le fantomatique Marcel ? 


Lundi 25

Midi. — J'avais suggéré à Élodie J. De regarder la série espagnole intitulée Machos alfa : j'étais un peu curieux de savoir comment elle allait prendre cette caricature plutôt réjouissante d'hommes et de femmes plongés dans les délires féministoïdes ambiants. Elle vient de me faire savoir qu'elle trouvait la charge fort drôle, ce qui est bien rassurant : cela prouve que l'on peut devenir vice-cheftaine des Metouffes sans perdre pour autant son sens de l'humour et son goût de la dérision.

Six heures. — Dans exactement une semaine d'ici, si tout se passe comme prévu, je serai tout seul dans cette maison avec Charlus. J'aurai sans doute un verre de whisky dans la main gauche, dont je tâcherai de ne point abuser : quand on vient de passer six mois sans la plus petite goutte d'une boisson alcoolique quelconque, le blended peut avoir, dans ses premières gorgées, le même effet sismique qu'une giclée de kérosène.

Le matin, j'aurai fait un aller-retour à Paris, afin de déposer Catherine et nos Québécois devant l'hôtel Boileau, rue éponyme, le même où nous bivouaquâmes, au printemps dernier lors de ma double opération cataractique.

Je serai probablement ravi du silence régnant dans toute la maison, après les deux jours riches en décibels et agitations de toutes sortes que j'aurai subis, toujours avec le sourire un peu figé de l'hôte qui s'applique à être content de la visite qui lui est échue.

Il est à peu près certain que, dès le mardi matin, je commencerai à trouver le temps long et me mettrai à compter les heures me séparant du retour de Catherine, que j'irai récupérer samedi matin à  l'hôtel Ibis de Roissy-Charles-de-Gaulle.

Ensuite de quoi, la vie reprendra son cours normal — du moins l'espéré-je.


Mardi 26

Dix heures. — Depuis trois jours, me pousse dans le dos un genre d'abcès, relativement peu douloureux pour l'instant. Les dernières fois que pareille chose m'est arrivée, je me suis finalement retrouvé aux urgences pour y faire inciser et vider la bête. Ensuite, dix jours de visites quotidtiennes de l'infirmière pour refaire le pansement. Bien entendu, ça ne pouvait pas tomber à un plus mauvais moment, celui où je vais avoir à faire pas mal de voiture, puis me retrouver seul ici durant près d'une semaine. Il me reste l'espoir que, comme il arrive parfois, cet abcès incongru me fasse la grâce de percer de lui-même, sans intervention bistourienne.

Je n'en ai pas soufflé mot à Catherine, dont le cerveau est déjà de plus en plus en surchauffe à mesure que se rapproche le spectre de la visite...

Deux heures. — Il y a déjà un bon bout de temps que je consulte quotidiennement deux comptes-à-touittes, celui de madame la vice-présidente Jauneau et celui de l'asilaire professeur Cingal, alias Saint-Graal. Je viens d'y ajouter celui de Renaud Camus.

Quatre heures. — Les aventures de Marcel et Louisa, suite. lettre du 18 au 19 avril 1905 :

« [...] je me suis levé de façon à pouvoir vous recevoir si vous étiez libre et j'ai envoyé ma concierge au Vaudeville comme il était déjà trop tard (huit heures et demie) pour que vous fissiez encore chez vous, afin de vous demander si vous auriez la bonté de venir me voir ce soir mardi (hier soir, je vous écris dans la nuit de mardi à mercredi) vers onze heures. Ma concierge est revenue en me disant qu'on lui avait dit au Vaudeville que vous n'y étiez pas et que vous n'y reviendriez pas de toute la saison ! Seriez-vous plus souffrante ? Voulez-vous avoir la gentillesse de me faire dire deux choses :

1) Si vous sortirez tous les jours, à quelle heure le soir, et à quel endroit je peux vous faire téléphoner (par exemple vers neuf heures) pour vous dire si j'ai pu me lever et par conséquent si vous pouvez venir.

2)  Si vous ne sortez pas, étant plus souffrante, si je peux aller vous voir un soir tard, en ne vous prévenant que quelques heures d'avance puisque je ne puis jamais savoir qu'au moment si je serai en état de sortir et de me lever. Tâchez que j'aie ce petit mot de vous demain mercredi (aujourd'hui quand vous aurez ce mot) après-midi de façon que si par hasard j'étais bien portant demain (je suis mieux depuis quelques jours) je puisse soit vous recevoir, soit aller vous voir. Si je ne pouvais pas demain, je tâcherai jeudi.

Tendrement à vous

Marcel. »


Mercredi 27

Neuf heures. — Lisant que, autour de son château de Valençay, Talleyrand disposait de 12 000 hectares de terres, bois et étangs, je me disais que c'était l'idéal, que vivre au centre d'un carré (grosso modo) de dix kilomètres sur douze était le plus sûr moyen de rendre ses plus proches voisins tolérables. 

Sauf que tout dépend de la place qu'occupe la demeure dans cet espace. Et je me suis souvenu que, lorsque nous vivions dans l'Orne, à Sainte-Scolasse, nous disposions de près d'un hectare. Notre plus proche — et en fait unique — voisin en avait à peu près autant. Le problème était que, notre maison se trouvant à l'extrême bord gauche de notre terrain, et la sienne à l'extrême bord droit du sien, elles se retrouvaient en fait quasiment mitoyenne, n'étant séparées que par la double largeur de nos deux allées d'accès. Et comme cette maison voisine, occupée à notre arrivée par une vieille dame seule, avait rapidement vendue à un couple d'imbéciles hyperactifs, et donc bruyants, nous nous sommes vite retrouvés victimes des mêmes nuisances que si nous avions emménagé dans une quelconque zone pavillonnaire — moins les pétarades continuelles des racailles mongoloïdes à mobylette, toutefois, ce qui n'était pas rien.

Deux heures. — La cocasserie atteint son comble (comble momentanée : on peut toujours faire mieux…) : j'apprends par la vice-présidente de ce gynécée la création d'un MetooArmée. Car il paraît que ça viole dur dans les chambrées mixtes des casernes. Si les femmes, dans l'armée, étaient restées à leurs deux places traditionnelles, c'est-à-dire aux cuisines ou au BMC, aucun débordement non prévu n'aurait été à déplorer…

Cinq heures. — Je sais bien qu'en matière de compliments “plus c'est gros mieux ça passe”, mais enfin, tout de même, il me semble que Marcel pousse un peu trop loin son bouchon pour rester crédible, même auprès d'auteurs surgonflés de suffisance. 

Le cas le plus criant est évidemment celui de l'implacable Montesquiou. Dans son cas, la drôlerie naît de l'écart de plus en plus grand — on n'en est pas encore au gouffre mais ça s'en vient, comme disent les Québécois — entre la manière obséquiosissime dont Proust s'adresse à lui et le ton mi-acerbe, mi geignard qu'il utilise pour parler de lui à certains de ses autres correspondants, Mme Straus notamment.

Il faut dire que Sa Suffisance a l'art de se montrer particulièrement pénible et tenace, voire retors, dès qu'il s'agit de convoquer ses admirateurs pour qu'ils viennent applaudir ses dernières productions versifiées et panteler d'adoration devant leur génial auteur. Heureusement pour lui, Marcel, avec l'expérience des années, est passé maître pour tout ce qui concerne les “stratégies d'évitement”...

Il n'empêche : vivant de nos jours, il pourrait porter plainte contre le comte pour “harcèlement moral”. Et même fonder un genre de MetooMarcel destiné à le ruiner de réputation.


Jeudi 28

Neuf heures et demie. — Comme il fallait s'y attendre, me voici aux urgences de la clinique Pasteur, par la faute de ce foutu abcès qui n'a manifesté aucune velléité de disparaître de lui-même. Il doit bien y avoir, dans cette salle d'attente où la télé règne en maîtresse, une dizaine de personnes qui étaient déjà là à mon arrivée ; ce qui augure assez mal de la suite. D'autant que l'agitation, dans la “zone de soins”, ne semble pas excessive...

Midi. — Eh bien, finalement, ça ne s'est pas trop mal passé, cette affaire ! Une fois exfiltré de la salle d'attente en direction d'un des box de soins, il devait être dix heures un quart à peu près, j'ai encore patienté un moment (mais sans fucking télé cette fois !) avant de voir arriver le médecin. Ma crainte était qu'il se déclare incompétent (ça m'est déjà arrivé) et qu'il faille ensuite faire se déplacer un manieur de bistouri jusqu'aux urgences, ce qui n'est jamais une petite affaire. Or, non : mon toubib s'est emparé de l'instrument avec une mâle résolution et, après l'indispensable injection anesthésiante, a rapidement fait son affaire à l'abcès importun. Arrivé à neuf heures moins le quart, j'étais de retour dans la voiture à onze heures et quart, ce qui est le mieux que je pouvais espérer.

Évidemment, il reste à subir les visites quotidiennes de l'infirmière durant une grosse semaine, laquelle infirmière devra s'arranger de mes horaires variables, les Québécois m'obligeant à diverses absences auxquelles je ne puis me soustraire. 

(Je continue à me demander pourquoi les directeurs des hôpitaux et cliniques s'obstinent à faire fonctionner leurs téléviseurs de salles d'attente, dans la mesure où, désormais, tous les patients sont plongés dans leurs iBigos respectifs. Tous sauf un, ce vieux réactionnaire, là-bas, dans le fond, qui se croit malin en lisant un livre.)

Une heure et demie — Comme nous trouvions cette journée un peu pauvre en divertissements de qualité, nous avons décidé de faire dès tout de suite nos courses pour ce week-end pascalo-québécois qui nous menace. Donc, retour à Évreux, cette fois sur le parking du Grand Frais. Après cela, cap sur Pacy : Carrefour Market + pharmacie.

Six heures. — Ayant inhumé M. de Talleyrand-Périgord en son château de Valençay, et ne sachant pas trop quoi lire ensuite, mes yeux sont tombés sur La Régente, gros roman de 700 grandes pages, publié chez nous par Fayard et dû à la plume de Leopoldo Alas, plus et mieux connu par ses compatriote sous son pseudonyme de Clarín (1852 — 1901). Je l'ai évidemment déjà lu, au moment de son achat, mais, et ça n'étonnera personne, je n'en conserve aucun souvenir. Même pas s'il m'a plu ou ennuyé. D'après Mario Vargas Llosa, ce serait le meilleur roman espagnol du XIXe siècle ; ce qui ne veut pas dire grand-chose, la production ibérico-romanesque de ce temps-là ne m'ayant jamais paru particulièrement brillante, surtout si on la compare à ce qui s'écrivait simultanément en France, en Angleterre et en Russie. Mais bon : ne nous montrons pas bêtement et méchamment espingophobe, on pourrait s'en servir pour épaissir notre dossier à charge...

Eh bien, après une brève recherche sur le blog-mère, il appert qu'en 2017 j'avais suffisamment aimé ce roman pour le dire dans un billet (que je mettrai en lien plus tard, sur l'ordinateur, étant infoutu de le faire avec ce rétif iBigo) ; billet que je me suis gardé de relire afin de ne pas risquer de m'influencer...

 

Vendredi 29

Dix heures. — Voici donc le billet que j'évoquais hier soir.

— Commencé ma journée en faisant l'ouverture de l'Intermarché de Pacy, à huit heures et demie tapantes. C'était très bien : nous ne devions pas être plus de huit ou dix zombis à errer entre les gondoles, et l'unique caissière bâillait de sommeil ou d'ennui en n'attendant que moi pour s'ébrouer. J'y allais pour récupérer la commande de l'agneau que Catherine avait passée pour son tajine de dimanche, et surtout pour faire provision de chablis et de sancerre, plus une bouteille de champ' pour Adeline, qui en a spécifiquement passé commande à sa mère. Comme je n'ai pas bu la moindre goutte d'alcool depuis exactement six mois, j'ai intérêt à y aller mollo mollo… En outre, elle tombe assez mal, cette “rupture du jeûne”, dans la mesure où, depuis hier, je suis sous antibiotique. Mais j'ai décidé de n'en point tenir compte : que le festif et le médical se débrouillent entre eux…

Quatre heures. — Il me semble bien que, dans le délire louangeur de Proust, Anna de Noailles atteint des sommets auxquels même Robert de Montesquiou ne saurait prétendre. Il aurait sans doute, s'il avait pu le savoir, été froissé de voir cette palme échapper à son génie...

Six heures. — Chez Toitube, je viens de tomber, Dieu sait comment, sur un enregistrement de la voix d'Ernest Renan, réalisé par Eiffel en 1891, à l'issue d'une soirée passée ensemble. Évidemment impressionnant. Légère sensation de vertige.

Et quand je pense qu'on ne possède aucun enregistrement de la voix de Proust, pourtant mort plus de trente ans après celui-ci, je me reprends à traiter de tous les noms Gaston Gallimard, Jacques Rivière et toute la clique gallimardeuse, qui n'ont même pas été fichu d'en faire réaliser un. Pas plus que d'images filmées, du reste. J'espère au moins que cela leur vaut quelques siècles de Purgatoire, au minimum.


Samedi 30

Quatre heures et demie. — Parce que nous avons prévu de partir pour Roissy à six heures, et parce que je n'aime pas trop me bousculer dès le matin, j'avais réglé la sonnerie de mon réveil sur quatre heures dix. Comme souvent, j'étais réveillé avant qu'elle ne se déclenche. Charlus n'a marqué aucune surprise de me voir surgir si tôt de la chambre et il a englouti ses croquettes avec l'enthousiasme habituel.

Nos Québécois sont censés atterrir à sept heures moins le quart ; ce qui veut dire, si l'avion est ponctuel, que nous devrions les récupérer entre sept heures et demie et huit heures : en principe, à cette heure-là — mais on n'est jamais certain de rien en ces matières —, la circulation devrait être encore fluide, même en tenant compte des transhumances pascales.

Pour l'instant, je me contente de savourer ma dernière plage de silence avant lundi midi...

— Exclamation étonnante et même cocasse de Proust, dans une lettre à Robert Dreyfus (1905) : « Ah ! comme j'aimerais savoir écrire comme Mme Straus ! » Et, juste ensuite, l'explication : « Mais je suis bien obligé de tisser ces longues soies comme je les file, et si j'abrégeais mes phrases cela ferait des petits morceaux de phrases, pas des phrases. »

C'est qu'il n'est pas donné à tout le monde d'écrire comme Mme Straus...

Cinq heures et demie. — D'après Dame Ternette, l'avion en provenance de Québec est prévu d'atterrir à l'heure. C'est déjà ça.

Neuf heures et demie. — De retour à la maison. Tout s'est passé idéalement, en dehors du temps pourri : pas l'ombre d'un bouchon, ni à l'aller, ni au retour, et nos voyageurs ont débarqué cinq minutes après notre arrivée. Pour l'heure, les dits voyageurs se bourrent de viennoiseries, achetées en passant à notre boulangerie de Pacy. Ils mangent et ils parlent...

Deux heures. — Le décalage horaire produisant ses effets bien connus, les trois Québécois sont au lit. Par solidarité morphéique, Catherine et Charlus roupillent sur le canapé, juste en face de moi, qui viens tout juste de conduire Mme Proust mère au Père-Lachaise.

— À propos de Proust, anecdote : reclus à l'hôtel des Réservoirs de Versailles, il lit les romans que Reynaldo Hahn lui apporte. Parmi ceux-ci, un de Dumas, Le Chevalier d'Hermental, dans lequel le héros loge rue du Temps-Perdu, rue de Paris qui a réellement existé et a cessé de s'appeler ainsi en 1646. D'après Philip Kolb, c'est très probablement là que Proust a découvert ce nom, dont il se resservira bientôt. Conjecture séduisante, même si ne reposant sur rien de tangible.

— En décembre 1905 et janvier suivant, Marcel est entré dans une clinique de Boulogne pour une cure (il a failli aller à celle de la rue Blomet, située juste en face de la maison de famille de mon feu ami Yves Josso, où j'ai passé un certain nombre de soirées dont le souvenir m'est doux). À chacun de ses correspondants, il commence par signaler qu'il lui est rigoureusement interdit d'écrire des lettres...

— Avec la brutale franchise qui semble avoir été la sienne, le prince Bibesco disait à Proust qu'il écrivait, dans ses lettres, “interminablement à propos de rien”. C'est assez souvent vrai...


Dimanche 31

Trois heures et demie. — Sur le parking du château Gaillard. Les Québécois se sont tapés la grimpette, Catherine et moi avons refusé l'épreuve — Charlus aussi, pour le coup. 

— Luc, le chum de Maléna, est un garçon étonnant. Bien que catalogué “à problèmes” — problèmes ayant, si j'ai bien compris, à voir avec l'autisme, il s'intéresse à toutes sortes de choses, semble avoir beaucoup lu et possède une mémoire que j'aurais pu lui envier même en étant jeune. Par exemple, hier, quand Catherine a prononcé le nom de Château-Gaillard, il a aussitôt dit qu'il avait été bâti par Richard Cœur de Lion, il se souvenait de la façon dont les soldats de Philippe-Auguste s'en étaient emparés, etc. Et c'est comme ça sur les sujets les plus variés.

Cinq heures. — Retour maison. Comme nos hôtes ont décidé d'aller faire le tour du Plessis à pied, c'est une massive chape de silence qui s'est soudainement abattue sur Catherine et moi — ainsi que sur Charlus qui, du reste, dort déjà.



jeudi 29 février 2024

Février 2024

 

 





MARCEL, JULIO, PHILIPPE

 ET LES AUTRES





Jeudi 1er

Six heures. — La retraite canadienne de Catherine a été, à compter de ce mois, augmentée de huit euros ; ce qui m'a semblé justifier une ouverture aussi matutinale de cette nouvelle page de journal.

— On parle beaucoup, ces derniers temps, de la possibilité de voir apparaître tantôt un homme augmenté. On souligne aussi l'urgence qu'il y a de proposer à la convoitise de ces dames un homme déconstruit.

Faudrait savoir.

Trois heures. — En 1896, les lettres que Proust adresse au comte de Montesquiou sont toujours d'une aussi délirante – et hautement savoureuse – flagornerie. Ce qui est nouveau, c'est que commencent à apparaître, cà et là, presque imperceptibles à force de douceur, les premières velléités de coups de griffe : encore enfoui dans les limbes – il ne naître vraiment que vingt ans plus tard –, le baron de Charlus pointe le bout d'une oreille...

Et puis, au fond, l'énormité même des compliments que Marcel sert au comte par brassées n'est-elle pas déjà une forme particulièrement retorse de moquerie ? Quand il lui parle de “ces vers admirables dont quelques-uns ont la fervente pureté des plus beaux vers de Villon”, il est difficile d'imaginer  Proust pondant une telle hyperbole autrement qu'avec un petit sourire narquois sous la moustache.

Du reste, Montesquiou était-il entièrement la dupe de son jeune flagorneur ? Certes, il était fort imbu de lui-même, mais enfin il était aussi intelligent et cultivé...

— L'été 1896 vit s'abattre sur Paris non pas un mais deux ouragans, assez violents pour arracher des dizaines d'arbres au Jardin des Plantes, au parc Montsouris ou encore au bois de Vincennes.

Et tout cela sans même l'aide du moindre réchauffement climatique, siouplait !


Vendredi 2

Sept heures. — Aux trois-quarts environ de son Ange des ténèbres, Sábato fait soudain intervenir un certain professeur Gandulfo, sorte de Philippulus halluciné qui, sur une dizaine de pages, développe un discours que ne renieraient nullement nos véganes d'aujourd'hui ; discours mystico-végétarien et “antispéciste” basé, qui plus est, sur un solide antisémitisme à prétention biblique : hautement réjouissant.

Pour faire bonne mesure, pour que sa panoplie soit complète, ce cher Pr Gandulfo est bien entendu violemment anticlérical et croit dur comme fer à la réincarnation. Ce qui provoque, juste après son départ, cette réflexion du personnage nommé Quique :

« Des réincarnations ! s'écria Quique en levant les bras au ciel. Quel avenir ! Au train où nous allons, figure-toi, le tableau d'avancement fonctionnera en sens inverse de celui des militaires : on commencera comme maréchal pour se retrouver un beau jour chien de la colonelle. Et avec la bureaucratie que ça doit faire. Quand un type meurt, il croit comprendre qu'on va le transformer en Espagnol, il fait la queue pendant deux ou trois siècles et puis, arrivé au guichet, on consulte les listes, on met tout sens dessus dessous, et, pour finir, le mec s'est trompé, il a entendu de travers, il aurait dû aller faire la queue chez les épagneuls. »

À part ça, ce roman de Sábato m'a, hier, donné la vague envie de relire quelques pages de Sade, sans que le lien ne m'apparaisse bien clairement entre l'Argentin et le pensionné de Charenton. À tout hasard, j'ai rapporté de la Case le volume Pléiade qui propose Juliette ou les prospérités du vice. Je doute d'en lire plus que quelques dizaines de pages, mais sait-on jamais ?

— Autre petite réalité momentanément perturbante pour le lecteur de notre hémisphère, en plus de l'inversion des saisons que je notais le mois dernier : quand on se trouve à Buenos Aires et que le vent se met à souffler du nord, cela annonce qu'il va faire chaud.

Neuf heures. — Grand chambardement à Pacy-sur-Eure ! La boulangerie Ballay, que j'ai fréquentée durant plus de vingt ans – mais désertée depuis environ huit mois –, a changé de propriétaires... depuis hier ! Du balai, les Ballay ! Une fois de retour ici, j'ai regretté de n'avoir pas demandé à la vendeuse – qui, elle, est toujours là même – ce qu'il advenait d'eux : retraite ? Ouverture d'une autre échoppe sous des cieux plus riants ? Maladie invalidante de l'un ou de l'autre des époux ? On n'est jamais suffisamment curieux...

Et, soudain, le doute atroce : et si c'était ma trahison, mon “passage à l'ennemi” qui avait entraîné cette soudaine désertion des époux Ballay ? Si, d'une voix infiniment lasse, Monsieur avait dit à Madame la phrase d'Odilon Albaret décidant de vendre son taxi au lendemain de la mort de Proust : « Il me faisait supporter tous les autres... » ? Je ne sais pas si je pourrais, moi, supporter la charge d'une telle responsabilité...

— Un jour où, pour Dieu sait quel motif, j'avais décidé de devenir raisonnable, je m'étais fixé un “budget livres” de cent euros mensuels maximum. Si bien que, en ayant dépensé cinq cents le mois dernier pour le coffret proustien, je devrais, en principe, ne plus faire le moindre achat de cette nature avant juin prochain. Il va s'agir de “vivre sur l'habitant”, comme on dit dans les armées d'invasion.

— Autre aspect cocasse de la “post-modernité” ou, si l'on préfère, du “pré-wokisme” pressentis par Sábato dès le début des années soixante-dix. Il évoque un certain joueur de football américain qui, marié et affligé de deux enfants, se découvre homosexuel un beau matin. Comme il est américain, il ne se contente pas de divorcer : il s'empresse de fonder une “Église communautaire métropolitaine” dont seuls les homosexuels peuvent devenir membres. À un journaliste qui, avec une certaine bassesse professionnelle, lui affirme qu'il est devenu le Martin Luther King du mouvement gay, l'ex-footeux répond avec une modestie feinte qu'il se contentera d'en être le Martin Luther Queen – ce qui est délicieusement cisgenre

Là où notre Argentin se trompe, c'est lorsqu'il imagine des mouvements féministes prônant la libération des femmes par le sexe : il ne semble pas voir venir (mais qui songerait à le lui reprocher ?) nos hordes de consternantes bigotes metooïdales.

Trois heures. — Dans une lettre à sa mère, Proust écrit “il pleut averse” au lieu de “à verse” : même les plus robustes statues finissent un jour par vaciller sur leur socle...

— L'information “asilaire” du jour : « Inde : suspecté d'être un espion chinois, un pigeon maintenu 8 mois en détention ».  La pointe de sel qui relève le tout est que mes analphabètes de référence ont classé ce scoop sous la rubrique “Injustice”. Une preuve d'humour de leur part ? Je n'en jurerais pas.

Six heures. — Se rend-on compte que Sade est un écrivain radicalement féministe ? Certes, c'est un féminisme qui a tendance à s'abolir dès lors que tout le monde se met à bander... Mais il n'est sans doute pas innocent que, chez lui, les femmes “bandent” à peu près autant que les hommes ; et sont aussi prédatrices qu'eux : égalité parfaite, en somme.

Évidemment, de là à ce qu'il puisse servir de porte-drapeau aux bigotes puritaines d'aujourd'hui il y a encore une légère marge. Du reste, on voit très bien ce que les MeToonettes auraient à subir si elles venaient à tomber entre les mains de Juliette et de ses petites copines de jeux : la sororité en prendrait un vieux coup...


Samedi 3

Sept heures. — Vu hier soir Le Cercle des neiges (La Sociedad de la nieve), film espagnol relatant les quelque soixante-dix jours que les rescapés uruguayens d'un accident d'avion ont, à l'automne 1972, passés au milieu des montagnes andines, survivant en mangeant leurs petits camarades morts. Catherine a eu l'air d'aimer ; moi, j'ai trouvé ces deux heures et demie presque aussi longues que si j'avais été durant deux mois, avec les autres, perdu dans la Cordillère.

Tout de même été amusé d'une chose : apparemment, à en juger par ce qu'on voit dans ce film, si vous passez deux mois et demi dans la Cordillère des Andes, privés de tout, votre barbe et votre moustache cesseront de pousser dès le premier jour.

Neuf heures. — Ces mots qui sont d'un genre, masculin ou féminin, et dont on s'obstine à trouver qu'il serait mieux, plus “naturel” qu'ils fussent de l'autre. Je suppose que chacun a les siens. Pour moi, il y a par exemple “immondice”, dont je suis toujours froissé qu'il s'obstine à être féminin. À l'inverse, voici “effluve” et “arcane”, dont la masculinité continue à me gêner chaque fois que je les rencontre. Il en est encore quelques autres, mais qui ne me reviennent pas pour l'instant.

— Changement d'écrivain sans quitter l'Argentine : adieu Sábato (un samedi, ce qui est paradoxal), bonjour Cortázar. Premier inconvénient : le gros volume gallimardique contenant l'intégralité des nouvelles de Julio est beaucoup plus malcommode à manier que les petits Points-Seuil d'Ernesto.

— En juin 1982, Cortázar et sa jeune femme ont mis un mois à effectuer le trajet Paris-Marseille, à bord d'un camping-car, en s'arrêtant sur toutes les aires et en s'interdisant de quitter l'autoroute ne serait-ce qu'une fois. L'écrivain a tiré un livre de cette aventure singulière, Les Autonautes de la cosmoroute.

Parcours peut-être initiatique – mais initiant à quoi ? –, funèbre assurément : Carol Dunlop, l'épouse, est morte six mois plus tard à l'âge de 36 ans ; quant à Julio, il a succombé à la leucémie un an après elle, à 69 ans, il y a quarante ans moins quelques jours : un presque-anniversaire qui justifierait, s'il était besoin, que je rouvrisse la somme de ses nouvelles.

Midi. — Oublié de noter que notre rat de haie (comme il y a un rat des villes et un rat des champs) est toujours là, sortant à intervalles réguliers, grignotant rapidement trois ou quatre graines sous le cerisier tout proche avant de refiler dans son broussailleux abri ; d'où sa petite tête ne tarde pas à réapparaître, immobile et scrutatrice comme celle d'une concierge à la fenêtre de sa loge. 

— Finalement, il a ses avantages, ce grand et lourd livre de Cortázar, par rapport aux petits volumes plume de Sábato : quand je m'endors en le lisant, il ne glisse pas de mon giron, ni ne tombe sur le parquet, me réveillant en sursaut ; par son poids même, il reste là où je l'ai posé, entre genoux et ceinture, comme un gros chat endormi.

Quatre heures. — Chez Sade, jamais le moindre élan lubrique spontané, aucune improvisation du désir. Tout doit toujours, avant de s'exécuter, être prévu, pensé, codifié à l'extrême, et les protagonistes, tout agissants qu'ils paraissent, doivent se montrer parfaitement dociles au plan préétabli, c'est-à-dire, en fin de compte, être tout à fait passifs même si leur “rôle” semble des plus actifs. Les scènes d'orgie sadiennes sont des chorégraphies figées.


Dimanche 4

Cinq heures et demie (de la noche...). — Dieu a été bien avisé en nous dotant de l'envie de pisser. Sans elle, il n'aurait jamais pu nous tirer du lit.

— Hier soir, himmel de Rakuten, me félicitant de ce que je venais de réaliser ma première vente par leur truchement : le tome 13 (volume porte-bonheur donc) de la correspondance proustienne, ardemment désiré par un acheteur, allemand qui plus est – ou français vivant en Allemagne peut-être. Ce qui est un peu décevant est que le volume en question est, assez nettement, le moins cher des six ou sept que j'ai proposés à la vente. Il me reste, pour l'heure, la partie “corvée” à accomplir : faire un paquet qui ressemble à quelque chose – je sens que Catherine va être mise à contribution – et aller ensuite affronter les demoiselles de la Poste pour qu'elles veuillent bien expédier le dit.

— J'ai également reçu, toujours hier soir, un autre himmel, émanant de Philippe de Chartres – vieille noblesse camusienne –, qui m'annonce qu'il est toujours “de Chartres” et qu'il serait ravi de nous servir à nouveau de guide gothicologue. Il reste à fixer un rendez-vous qui arrange tout le monde. Comme les Québécois débarquent fin mars ou début avril pour une huitaine, il me semble que le mieux serait d'attendre la fin d'avril ou le début de mai, de façon à disposer de journées raisonnablement longues, étant désormais “acté” que je n'aime plus du tout conduire de nuit.

Midi. — Il y a donc des gens qui croient à l'homéopathie, et d'autres qui n'y croient pas. C'est bien la preuve que l'homéopathie relève du charlatanisme : personne n'a jamais songé à croire ou à ne pas croire au paracétamol ou à l'appendicectomie.

 Cinq heures. — Aymery de La Rochefoucauld, voyant que, dans un dîner, les Wagram avaient été placés avant lui : « On fait passer cent ans avant mille ans ! » Et d'ajouter ceci, qui a plus de sens, et même de profondeur, qu'il n'y paraît d'abord : « Je ne demande pas qu'on n'invite pas ces gens-là, je demande qu'on ne m'invite pas, moi. »


Lundi 5

Huit heures. — Dans sa nouvelle intitulée Lettres de Maman, Cortázar nomme la rue Bacacay, de Buenos Aires : c'est dans cette même rue Bacacay qu'habita Witold Gombrowicz, dans les premiers temps de son long exil argentin (1939 – 1963). Plus tard, quand il compléta son premier recueil de nouvelles, Mémoires du temps de l'immaturité, il le rebaptisa Bakakaï, changeant l'orthographe afin que le mot pût être correctement prononcé par ses lecteurs polonais.

Entre 1939 et 1951, date du départ de Cortázar pour Paris, Gombrowicz et lui ont vécu “ensemble” à Buenos Aires. Ils se sont peut être croisés plusieurs fois, mais je ne sache pas qu'ils se soient jamais rencontrés.

— J'apprends que divers chefs d'établissements scolaires dénoncent “une fracture entre les acteurs de terrain et la nouvelle gouvernance”. Comment veut-on que notre pitoyable jeunesse apprenne à s'exprimer – je ne parle même pas d'écrire – en français, si ceux que l'on a chargés de leur apprendre à le faire sont capables, sans rougir ni éclater de rire, de produire une telle bouillie ? 

— Depuis hier, les bigotes metooinoïdes couinent d'indignation et de douleur sur les réseaux sociopathiques. Le motif de leurs utérines fureurs ? Sur un plateau de télévision, émission de divertissement, Pierre Arditi a lâché, avec le sourire, que si sa compagne Evelyne Bouix venait à le quitter, il la tuerait. Un enfant de douze ans, d'intelligence moyenne, aurait compris qu'il s'agissait d'un trait d'humour un peu bébête, mais pas nos nonnes laïcardes, évidemment rejointes aussitôt par leurs habituels supplétifs, les metootoo-à-sa-mémère à petit collier de barbe bien taillé.

Il y a une quarantaine d'année, à la question classique “peut-on rire de tout ?”, Desproges répondait que oui, mais pas avec n"'importe qui (ce qui me semblait déjà une assez fâcheuse concession, mais passons). Aujourd'hui, la seule question restant pertinente serait plutôt : peut-on encore rire de quelque chose ? Et la réponse serait peut-être : oui, à la rigueur, mais surtout avec personne.

Onze heures. — Je viens d'expédier à Herr Doktor H. le volume treizième de la correspondance proustienne. Le passage au bureau de poste s'est effectué sans douleur ni anicroche aucune. Comme quoi on a parfois tort de redouter le pire.

Quatre heures. — La phrase la plus drôle tracée par Proust en cette année 1899 ; elle est adressée à Constantin de Brancovan (frère aîné d'Anna de Noailles, si mes souvenirs sont exacts) : « Vous savez que je n'aime pas écrire. » Heureusement ! S'il eût aimé cela, je n'aurais jamais pu m'offrir le coffret de sa correspondance, lequel aurait pris les proportions d'un conteneur de déménagement.


Mardi 6

Six heures. — Le pseudonommé Authueil, déjà “épinglé” ici dans un passé récent, manie la langue de bois avec un naturel qui inciterait presque à penser qu'il s'agit bel et bien de sa langue maternelle. À l'entame de son dernier billet en date, après avoir rappelé que des élections auraient lieu en juin prochain, il se lance ainsi dans son analyse politique : « Si la tonalité d'une campagne peut faire bouger les lignes, les fondamentaux sont présents bien avant. »

Ce qui équivaut au mieux à énoncer une banalité, au pire à ne rien dire du tout. La suite n'est, pour l'essentiel, qu'un enfilage de formules toutes faites et usées à la trame, du genre “vote utile” et “vote de protestation” ; le tout avec un sérieux de grand pontife, qui ne tarde pas à produire un savoureux effet comique, sans doute pas recherché par l'auteur de cet enfilage de perles sans collier. Cela dit, je dois tout de même le remercier : avant cette fulgurance de son esprit, j'ignorais que les fondamentaux précédassent la tonalité, et que cette même tonalité eût la capacité de faire bouger des lignes.

Neuf heures. — Pourquoi tant de gens ont-ils tendance à dire et à écrire “il est plus de onze heures” (comme Mme Guille-Bataillon bien tout juste de le faire, sous mes yeux, dans sa traduction des Armes secrètes de Cortázar), alors qu'il serait plus correct et plus naturel de dire et d'écrire “il est plus d'onze heures” ? C'est d'autant plus curieux que, à l'inverse, les mêmes gens diront “il est presqu'onze heures” et non “il est presque honze heures”. Pour supprimer la question à défaut de savoir y répondre, l'idéal serait sans doute de pouvoir sauter directement de dix heures à midi...

— Ah, Mme Guille... « Il ouvre grande la fenêtre. » Non : il l'ouvre grand. « Il est difficile de se parler quand on est en moto. » Dans ce cas, essayons de le faire quand on est à moto...

(Je sais qu'il est absurde et dérisoire de me braquer sur d'aussi infimes détails. Mais il se trouve que je ne puis m'en empêcher... et que c'est loin de s'arranger avec l'âge.)

— Dans la série des petits pièges de la langue, voici celui dans lequel le brave Renépol se prend joyeusement les pieds, en titrant son dernier billet : « Sabler une victoire ! » Le verbe sabler, dans ce contexte, signifiant simplement boire, ou à la rigueur boire en abondance, j'aimerais bien qu'il nous expliquât comment il s'y prend pour boire une victoire. Ce qui, c'est vrai, est toujours mieux que de ruminer une défaite.

Quatre heures. — Quand Proust s'éveille au milieu de la nuit puis replonge dans le sommeil, il évoque, dans sa lettre du lendemain à sa mère, son rendormiage. À part chez lui, je n'ai trouvé trace de ce vocable nulle part.

Elles sont d'ailleurs étonnantes, ces lettres à la “chère petite Maman” de la fin de l'été 1899. Marcel est en villégiature à Évian, madame Proust est à Paris. Chaque jour, ce grand dadais de 28 ans lui écrit pour lui raconter comment il a dormi (ou pas dormi), à quelle heure il s'est couché, levé, ce qu'il a mangé au dîner, ses difficultés à digérer tel plat, s'il a pensé à mettre une écharpe avant de sortir, quel pourboire il a donné au cocher, etc. On dirait les lettres d'un enfant de neuf ans n'ayant encore jamais quitté le giron maternel et devant affronter sa première colonie de vacances. Mais, dans ces mêmes lettres, on saute brusquement, d'un paragraphe sur l'autre, de ces jérémiades organiques aux plus pénétrantes analyses de tel ou tel écrivain dont il vient de terminer un livre, puis un décorticage judicieux des derniers développements de l'affaire Dreyfus. Et l'on se dit que, dans ce crâne, décidément, “ils” doivent loger à plusieurs...


Mercredi 7

Midi. — Quand on se mêle de revoir un classique du cinéma, déjà vu deux ou trois durant les cinquante dernières années, c'est tout l'un ou tout l'autre. On peut le trouver encore meilleur que dans son souvenir parce que, moins pris par les péripéties de l'intrigue, on est devenu mieux à même de s'intéresser à “tout ce qu'il y a autour ”. Au contraire, et pour la même raison, on peut voir apparaître des défauts, des faiblesses qui, jusque-là, étaient restés dans l'ombre.

C'est ce second phénomène qui s'est produit pour moi, hier soir, en revoyant Le Salaire de la peur de Clouzot. Il m'a d'abord semblé que la première partie était nettement trop longue, qu'elle aurait notamment gagné à être amputée du personnage joué (si l'on peut dire...) par Véra Clouzot.

Ensuite, à l'autre bout du film, la scène finale, celle où Mario, l'unique survivant, se tue en faisant le con au volant de son camion sur la route du retour, il m'a paru que cette scène n'était pas crédible. Si on voulait absolument tuer le dernier membre du quatuor, il n'aurait pas été bien difficile de trouver deux ou trois autres raisons plus vraisemblables. 

Enfin, et c'est le plus ennuyeux, il aurait été infiniment préférable de confier le rôle du dit Mario à un acteur plutôt qu'à Yves Montand. Si, dans les années soixante-dix, celui-ci avait fini par devenir un comédien acceptable, en particulier chez Sautet, vingt ans plus tôt il était encore mauvais comme un cochon ; ce qui “plombe” assez fâcheusement l'ensemble.

Il va de soi que ces défauts et faiblesses qui me sont apparus hier (peut-être à tort ?) n'enlèvent rien aux nombreuses et souvent superbes qualités du film, sur lesquelles je n'ai pas besoin de revenir.

— Fort (?) de sa longue expérience de maire de son village, le camarade Denis énonce ses 10 commandements pour une embauche sans embuche. Pour l'essentiel, il s'agit de conseils de simple bon sens que la plupart d'entre nous connaît, maire ou pas maire. il en est un, pourtant, qui me laisse perplexe :

« Fiez-vous à vos intuitions et à vos principes, comme celui de ne pas embaucher une personne tabagique, alcoolique ou encore accroc au téléphone mobile : les addictions, quelles qu’elles soient, sont rarement compatibles avec l’exigence de productivité. »

De l'art de tout mélanger. Je veux bien qu'il soit déconseillé d'embaucher un type ne dessoûlant que trois ou quatre fois par an, mais qu'est-ce que le tabac vient faire ici ? Jamais fumer n'a altérer les capacités cognitives de qui que ce soit, que je sache. On pourrait faire remarquer à M. le maire que, grâce à ses sains principes, il aurait empêché Churchill d'être Premier ministre en 1940, ce qui aurait sans doute été dommage pour l'Angleterre. Et ce même Churchill aurait dû, lui, rejeter impitoyablement à la mer Charles de Gaulle qui, à cette époque, avait souvent la clope au bec.

Quant à l'addiction au téléphone mobile, je préfère penser qu'elle relève de la plaisanterie.

Six heures. — Frustration ! En mai 1900, Marcel Proust découvre Venise pour la première fois, y passant plusieurs semaines en compagnie de sa mère. Durant ce séjour, tout de même assez long, sa correspondance comporte... zéro lettre ! Je sais bien qu'il écrira des pages et des pages sur cette ville dans La Fugitive (plus très sûr que ce soit bien là...), mais tout de même : j'aurais bien aimé avoir ses impressions “à chaud”.

(Quand je dis “zéro lettre”, cela ne signifie pas qu'il n'en a pas écrit, mais seulement qu'aucune ne nous est (encore) parvenue.)

 

Jeudi 8

Dix heures. —  Gérard Depardieu et Patrick Poivre d'Arvor devraient se méfier, prendre des mesures, je ne sais pas, moi : signer un pacte d'airain, former une sainte alliance secrète… Car il faut se rendre à l'évidence : chez les MeTouffes, le petit cuistre vociférant Gérard Miller est en train de leur piquer la vedette.

Conséquemment, pour tenter de rester dans le coup, de remonter au score, la malheureuse Judith Godrèche se voit obligée d'augmenter la mise si elle veut continuer à être choyée par ses sœurs-de-plainte : en plus de Benoît Jacquot, elle met donc au “pot” Jacques Doillon, en tant que peloteur infernal. Et, 35 ans après avoir quitté le domicile familial pour aller vivre avec le premier des deux, qui a lancé sa carrière, depuis lors chancelante, elle se décide à porter plainte contre lui : c'est ce qu'on appelle “se donner le temps de la réflexion”. Et, en arrière-plan, le chœur des demi-vierges : « On vous croit ! on vous croit ! vous croit… croit… croa… croa… »

Midi. — Mon petit commerce proustien semble vouloir continuer. Me basant sur ce qui était demandé par les autres vendeurs, j'avais proposé le tome 21 (celui de 1922, année de la mort de Marcel) à 150 €. Un acheteur potentiel vient de me faire une offre à 100  €, que j'ai bien entendu acceptée sans hésitation ni discussion : je ne vais quand même pas, à mon âge, me mettre à marchander, chose dont j'ai toujours eu une sainte horreur.

Trois heures. — Eh bien voilà : je viens de vendre mon p'tit Proust pour cent euros ! Ne reste plus qu'à affronter, demain matin, les demoiselles de la Poste... (Je suis mesquin : celle à qui j'ai eu affaire lundi dernier était à la fois efficace et fort aimable.) Cette fois, mon acheteur est français, et même parisien ; à moins qu'elle ne soit française et parisienne car iel porte un prénom épicène.

Six heures. — Décidément, je peine à m'expliquer les gros “trous” de la correspondance proustienne. Il est certaines périodes où nous possédons des dizaines de lettres pour un seul mois, et tout d'un coup... plus rien ; alors qu'aucun événement notable ne justifierait cette “panne”. Ainsi, entre août 1900 et la fin de janvier 1901, Philip Kolb n'a que deux malheureuses missives à nous mettre sous l'œil. Or, il est difficile d'admettre que les douze ou quinze correspondants réguliers de Marcel aient soudain, spontanément et tous ensemble, décidé que, durant cinq mois, ils allaient flanquer toutes ses lettres à la corbeille...


Vendredi 9

Cinq heures et demie. — Mini-bonne surprise au saut du lit (mais après le repas de Charlus, tout de même...) : ma retraite “normale” – elle doit bien avoir, pourtant, un nom plus sortable – a été augmentée de 80 euros. Et, aussitôt, cette sempiternelle et imbécile impression d'un immérité cadeau du Ciel...

Cela dit, était-ce une raison pour se lever à une heure pareille ?

Huit heures. — Je m'avise seulement maintenant que mon acheteur d'hier (ou mon acheteuse...) s'appelle Weill, ce qui, à la lettre finale près, est aussi le nom de la famille maternelle de Proust.

(J'ai d'abord hésité à inscrire son nom ici ; puis, je me suis dit que je lui avais vendu un volume de correspondance proustienne et non un magazine pornographique mettant en scène des petits garçons. Le risque de compromission et de réputation maculée était donc négligeable...)

Deux heures. — Curieuse nouvelle que celle, tirée du recueil Octaèdre, qui s'intitule Vous vous êtes allongée à tes côtés. Elle est construite tout entière sur le modèle donné par ce titre. Trois personnages : le narrateur, une femme et son fils adolescent. La narrateur raconte leur histoire en s'adressant alternativement et rapidement à chacun des deux autres, comme le veut le titre : Vous vous êtes allongée (dit-il en s'adressant à la femme) à tes côtés (ajoute-t-il en se tournant vers le fils). Etc.

Quatre heures. — Relevé chez Sade (Histoire de Juliette, deuxième partie) : « ce n'est pas de tout cela dont il s'agit ici. » Rien que pour ça, il a amplement mérité la Bastille, ce foutu marquis de mes deux !

— Mon acheteur allemand, et néanmoins proustien, doit avoir été satisfait du premier volume acheté par lui puisqu'il vient de m'en commander deux autres. On va finir par nager dans l'or, au Plessis-Hébert ! Sauf que, pour l'instant, je n'ai toujours pas vu la couleur du premier euro...
 
— Joie ! bonheur ! Mes deux touitterophones favoris, le Pr Saint-Graal et Élodie MeTouffe, sont, depuis ce matin, parfaitement en phase, dans une union spirituelle qui est presque une osmose, voire une fusion. Par quel miracle ? Ils exigent tous deux que l'on mette autoritairement fin à l'existence de deux chaînes de télévision, coupables de ne pas penser exactement comme eux (et comme le petit marais sociopathe dans lequel ils barbotent à plaisir). Ces deux-là, je n'aimerais pas trop qu'on leur confiât les clés de l'avenir qui chante et du monde meilleur…



Samedi 10

Huit heures. — Malgré ma légendaire largeur d'esprit, j'en veux un peu à Cortázar d'avoir, dans les dix ou douze dernières années de sa vie, basculé dans une sorte de gauchisme à la mode latina, qui l'a conduit à soutenir les satrapes sandinistes du Nicaragua et les bourreaux castristes de Cuba. Cela dit, il continue de le payer encore aujourd'hui, quarante ans presque jour pour jour après sa mort : ses nouvelles des années soixante-dix sont, dans l'ensemble, d'une qualité inférieure par rapport à celles écrites avant sa “conversion” ; comme d'ailleurs le fait remarquer – avec délicatesse... – Vargas Llosa dans sa préface.

— Depuis hier, c'est la surenchère générale dans la basse-cour médiatique et les clapiers réseau-sociétaux : c'est à qui sanglotera le plus fort et fera claquer les épithètes les plus sublimement ronflants. Pour quoi ? Pour qui ? Pour le pâle et inodore Robert Badinter, dont je suis bien certains qu'un bon quart des pleureuses d'aujourd'hui devait le croire mort depuis lurette. Cela n'empêche nullement la volaille en deuil de piailler : « Au Panthéon ! Au Panthéon ! » C'est plutôt comique, chez tous ces petits laïcards translucides – mais davantage trans que lucides –, ce besoin de se fabriquer des genres de saints républicains... dont ils oublieront dès demain jusques aux noms.

Midi. — Mme Guille-Bataillon écrit “les portègnes” avec un p minuscule : ceux-ci étant les habitants de Buenos Aires, comme les Parisiens le sont de Paris, ils me semblent qu'ils devraient, eux aussi, avoir droit à leur P majuscule initial. Yapadréson.

— Bilan financier : à ce jour, mon petit “porte-monnaie” Rakuten contient virtuellement la somme vertigineuse de 322 euros et quelques poussières ; lesquels deviendront réels lorsque mes acheteurs franco-teutons auront “noté le vendeur”, id est moi-même. Si bien que, en admettant que mes activités commerciales en restent là, le coffret Proust acheté récemment 485 euros ne m'en aura finalement coûté que 163.

J'étais fait, je m'en rends bien compte aujourd'hui, pour bâtir un empire et devenir multi-millionnaire. On peut dire que je l'ai échappé belle.

— Lorsqu'un de ses amis, ou même une simple connaissance, publie un livre, la technique de Proust est toujours la même : ensevelir l'auteur sous des tombereaux de fleurs, de façon à lui ôter tout esprit critique, et surtout à l'empêcher de s'apercevoir que lui, Proust, n'a vraisemblablement pas fait plus que de feuilleter l'ouvrage en question, juste pour y prélever quelques phrases ou vers un peu au hasard, qui deviendront aussitôt admirâââbles, d'une profondeur sublime, d'une nouveauté à s'en pisser parmi, etc. 
 
Il arrive tout de même que certains de ces ensevelis, Montesquiou par exemple, n'abdiquent pas totalement toute lucidité et soupçonnent quelque exagération dans la louange. Mais, au bout du compte, l'ivresse engendrée chez eux par la dite louange finit généralement vainqueur par K.O. de cette passagère lucidité. Et l'on imagine fort bien le sourire de Marcel, traçant sur le papier ses arabesques empoisonnées.

Six heures. — Catherine est à la messe, au bout de la rue. Il y a encore deux ou trois ans, je profitais de cette solitude vespérale d'une grande heure pour m'octroyer deux ou trois apéritifs généreusement dosés : non seulement je ne le fais plus, mais je n'en ai même pas la tentation. La vieillesse est un naufrage abstème...

— Plaisantant sur la mort de Badinter avec Nicolas, il m'est venu à l'esprit que nos petit modernœuds immigrolâtres devraient s'atteler à la réhabilitation, dans nos cimetières, de cette bonne vieille fosse commune : quel plus beau symbole du vivre-ensemble que celui-là ? Cette mixité sociale jusqu'au sein de notre mère la terre... il y a de quoi tirer des larmes progressistes au plus racorni des réactionnaires.

 

Dimanche 11

Dix heures. — En ayant terminé avec les nouvelles de Cortázar, mais peu désireux de le quitter déjà, j'ai rouvert Marelle. À mes risques et périls.

Quatre heures. — D'ici quelques semaines doit arriver sur Netflix la version 2024 du Salaire de la peur. Comme nous venons tout juste de revoir le film de Clouzot, j'ai trouvé intéressant de le mettre dans ma liste, histoire de comparer. Annonçant la chose à Catherine, j'ajoute : « Je suppose que ça va être bourré d'effets spéciaux et de scènes spectaculaires pas crédibles une seconde... » Elle : « Et Yves Montand va sûrement être remplacé par un noir... » Moi, lui filant aussitôt le train : « Par une femme noire ! Et Charles Vanel sera sûrement pédé... » Après coup, je me suis dit que, les woketeux netflicards ne reculant généralement devant rien, je ne serais pas surpris que, au beau milieu du périple, Folco Lulli devienne tout soudain Folca Lulette et affirme bien haut sa non-binarité, transformant ainsi l'aventure cauchemardesque en une sorte de “nitro pride” du plus bel effet. Quant au quatrième larron, l'Allemand, je le verrais assez bien hésiter longuement avant de faire sauter le gros rocher barrant la piste, en expliquant aux trois autres, compréhensifs et solidaires, n'être pas certain qu'une telle explosion soit bonne pour la planète. Là-dessus, tout le monde remonterait dans les camions – évidemment à moteurs électrique pour le pas aggraver le réchauffement – et on se partagerait une bonne salade de quinoa avant de se remettre en route.

Mais bon : on n'est jamais, même sur Netflix et en 2024, tout à fait à l'abri d'une bonne surprise.

Cinq heures. — Transformé la plaisanterie qui précède en billet sur le blog-mère…


Lundi 12

Dix heures. — Aller-retour au bureau de poste de Pacy, afin de confier à ces demoiselles deux Proust épistolier devant partir illico pour l'Allemagne. Et je pense que mes activités commerciales vont s'arrêter là.

— À peine avais-je fini de clavioter la phrase précédente qu'un nouvel acheteur potentiel se manifestait – par une simple demande de renseignement pour l'instant – dans ma messagerie Rakuten...

Quatre heures. — J'avais oublié que, dans Marelle, Lucia, alias la Sibylle, aimait fredonner les chansons de Léo Ferré des années cinquante (chansons actuelles, donc, par rapport au temps du récit) : Les Amoureux du Havre, Mon p'tit voyou, etc.

Par ailleurs, le personnage nommé Gregorovius, à l'origine fort incertaine, raconte à cette même Sibylle sa première expérience de bordel, à Dubrovnik, avec la présence d'un aquarium au pied du lit et l'envie qu'il avait eue “de traverser la paroi de verre et d'entrer dans autre chose”. Ce qui semble annoncer Axolotl, la nouvelle que Cortázar écrira quelques années plus tard.

Et puisqu'on parle de lui : c'est aujourd'hui le quarantième anniversaire de la mort de Julio Cortázar.


Mardi 13

Midi. — Dûment noter, et tâcher de s'en souvenir, que la chambre de la Sibylle, celle où vient de mourir son fils Rocamadour, est non seulement située rue du Sommerard – ça, je m'en souvenais fort bien, en ayant même fait un billet sur le blog-mère –, mais en outre au cinquième étage, détail que j'avais oublié. Ensuite, il faudra penser à demander à André à quel étage était son appartement de la même rue lorsque nous étions au CFJ, entre 1977 et 1979. Il n'y aura plus, ensuite, qu'à se convaincre que se rencontrent là, certaines nuits particulièrement cristallines, les fantômes de Rocamadour et de Bernalin.

— Le chapitre 145 de Marelle est entièrement occupé par une citation de vingt lignes de Ferdydurke : Cortázar et Gombrowicz, l'Argentin de souche et l'Argentin de hasard, le premier expatrié à Paris, le second exilé de Pologne.

— Petite satisfaction puérile du lecteur de Marelle. On lui commande, par exemple, à la fin du chapitre 28, d'aller ensuite lire le chapitre 130. Il ouvre le volume là où il juge que doit à peu près se trouver ce cent-trentième chapitre... et il tombe juste. (Satisfaction aussi, mais amoindrie, comme délavée, s'il ouvre le volume au chapitre 129 ou 132.) 

Tout cela avec, en toile de fond, la très vague frustration de n'avoir jamais bu de maté de sa vie ; alors que la chose aurait évidemment été possible, et même assez facile. Sans doute a-t-on été retenu par la certitude – indémontrable – qu'une boisson découverte et savourée dans un livre sera toujours plus fade consommée dans une tasse ou un verre tristement réels.


Mercredi 14

Six heures. — Hier soir, décision de revoir Le Diable s'habille en Prada, film vu il y a déjà pas mal d'années et dont nous conservions tous deux un souvenir plaisant ; pas bouleversant, mais plaisant.

Eh bien, ce souvenir a volé en éclats sous la pression de la réalité : il s'agit d'un film ennuyeux à force d'être superficiel, et surtout constamment faux, avec ses “personnages” qui ne sont que de vagues effigies hâtivement découpées dans un contreplaqué ayant déjà servi plusieurs fois. Les actrices font ce qu'elles peuvent pour donner vie à ces grossières esquisses, notamment Meryl Streep et Emily Blunt, mais à l'impossible, etc.

Lorsque le mot “fin” arrive enfin, ne subsiste qu'une question : comment avons-nous pu, un jour, trouver cette daube “plaisante” ?

Neuf heures. — Aujourd'hui, la traditionnelle “journée-de-merde”. D'ici un quart d'heure, départ pour la clinique Pasteur, où Catherine doit se faire échographier. Ensuite, profitant de ce que nous serons à Évreux, visites de courtoisie aux joyeux duettistes : Picard & Coop bio. Enfin, pour couronner le tout, après-midi de consigné dans la Case pour cause de femme de ménage. 

La seule chose qui empêche ce jour d'être totalement “de merde”, c'est la fin des vacances de notre boulanger et le fait, étroitement consécutif, que je sois, ce matin, allé lui acheté un pain au levain délicieusement croustillant et alvéolé.

Midi. — Le touitte le plus énigmatique de la journée d'hier. Il émane d'une “pouffiasse littéromane” (merci, Léo !) et dit juste ceci : « Un 13 février, je suis lesbienne. » Ah ? Et hier, on était quoi ? Et dans trois jours ? Brusquement, cela fait remonter à la surface une vieille ritournelle de carabin :

Le lundi je baise en levrette

Le mardi je baise en canard

Le mercredi je fais minette

Le jeudi j'me fais pomper l'dard

Le vendredi feuille de rose

Le samedi soixante-neuf

Et le dimanche je me repose

Pour me refaire du foutre neuf

Comme quoi le féminisme woketeux, par des voies qui lui sont propres, ramène toujours aux valeurs les plus éprouvées.

Pendant ce temps, chez les sœurs MeTouffe, on franchit une nouvelle étape dans la vigilance matonne : n'ayant rien de mieux à se mettre sous la dent, voilà qu'on propulse sur le devant de la scène une actrice inconnue, laquelle pousse un long gémissement d'indignation longtemps contenue envers un cinéaste… mort. Premier round, donc : Sarah Grappin vs Alain Corneau, R.I.P. Je suppose que, dans les prochains semaines et mois, ces flétrissure post mortem pour viol devraient se multiplier grâce à cette saine émulation qui caractérise les sœurs-de-plainte. Ah, d'ailleurs, non : quand la jeune “victime” était parfaitement consentante, voire demandeuse, on ne doit pas parler de viol mais d'emprise ; notion très pratique, qui permet, quelques décennies plus tard, d'accommoder le passé à la nouvelle sauce du jour.

Trois heures. — À l'Intermarché de Pacy, dans le hall aux boutiques, se trouvent disposés deux genres de tables où s'entassent les livres que les gens souhaitent donner plutôt que de les jeter. On n'y trouve quasiment que d'insignifiantes merdes ; mais tout est dans le quasiment : y jetant machinalement un œil en passant, celui-ci est tombé sur Le parti pris des choses de Francis Ponge ; le mince volume Poésie/Gallimard a aussitôt disparu dans ma poche.

En page 2, une annotation à l'encre bleue nous dit que ce Ponge-là a appartenu à Laurence Lenfant – dont nous ne saurons jamais rien que cela.

Six heures. — Vente, à l'instant, d'un nouveau volume de la correspondance proustienne ; cette fois, à un Luxembourgeois – lequel pousse la proustomanie jusqu'à se prénommer Marcel. Il n'importe : l'extension spatiale de mon empire financier commence à me coller une amorce de vertige…


Jeudi 15

Sept heures. — Dans Marelle, le mystère le plus troublant est le suivant. Si on choisit l'option de lecture “sage” – d'aucuns diraient “timorée” –, pas de problème : on commence au chapitre premier et on referme le livre une fois lu le 56, laissant tomber les 99 autres. Mais si l'on accepte de s'enfoncer dans le labyrinthe imaginé par Cortázar, alors on est obligé de constater que le chapitre 55 (l'avant-dernier de la lecture sage) ne doit pas être lu. Il devient le chapitre exclu, banni, fantôme.

La question est : lorsque le lecteur “aventureux” sera parvenu au terme de son voyage – peut-être devrais-je dire : de son errance –, c'est-à-dire à la dernière ligne du chapitre 131, aura-t-il la volonté nécessaire, la force d'âme suffisante pour ne pas aller lire quand même ce chapitre 55 défendu ? S'approchant de la fin du roman, il l'espère sincèrement... mais il en est de moins en moins assuré, à mesure que les pages se tournent.

Le chapitre 55, c'est la chambre condamnée de Barbe-Bleue.

— Par ailleurs, hier, à l'Intermarché de Pacy, au bout d'une allée, je suis tombé sur un grand présentoir vertical qui proposait uniquement des paquets de maté de différentes sortes. J'y ai vu un signe évident, presque comminatoire, mais je me suis bien gardé d'en mettre un dans notre chariot : pas si fou...

— Autre chose curieuse : depuis quel temps, je tombe régulièrement sur des gens nés comme moi un 19 mars. Derniers en date : l'actrice Glenn Close et le pianiste Dinu Lipatti.

Dix heures. —  Le titre cocasse de ce matin : « Gaza : Emmanuel Macron dit à Benyamin Netanyahou que les opérations israéliennes doivent “cesser”. » Il en deviendrait presque attendrissant, le petit bonhomme de la rue Saint-Honoré, juché sur ses échasses. J'aimerais bien, aussi, que mes analphabètes de référence m'expliquassent en quoi consiste exactement une cessation-entre-guillemets.

Quatre heures. — Ce matin, à sept heures, le site météo de l'iBigo annonçait un temps nuageux pour toute la journée. Le ciel est imperturbablement bleu depuis ce matin, ce qui n'a nullement suffi à mes oracles pour modifier leurs arrêts. 

Je me demande pourquoi je continue à noter ce genre d'âneries. Peut-être pour bien me persuader de la sottise bétonnée de mes frères humains, et de la mienne propre, qui continuons à consulter quasi religieusement, et en tout cas quotidiennement, ces sites dont on sait fort bien qu'ils annoncent absolument n'importe quoi. Comme si, pour nous, n'importe quoi affirmé du haut d'une chaire quelconque était toujours préférable à l'incertitude de l'expérience encore à venir.

— Mme Guille-Bataillon, chapitre 56, écrit (c'est moi qui souligne) “tu choisis des moments vraiment peu banaux”, ce qui est une faute de français grossière et indigne d'elle.

Cinq heures. — Eh bien, le lecteur a résisté : je viens de refermer Marelle sans avoir lu le chapitre 55, et n'en suis pas peu fier.

(En revanche, j'avais oublié que, dans la lecture “aventureuse”, Il était impossible de terminer le roman : parvenu au bas du chapitre 131, on vous renvoie au chapitre 58, qui vous renvoie au chapitre 131, qui... Il doit sans doute, de par le monde, exister des lecteurs plus que centenaires, partiellement couverts de toiles d'araignées, qui y sont encore : 58... 131... 58... 131... 58...)

— Je suis passé au bureau de poste de Pacy en début d'après-midi afin d'expédier à Marcel de Luxembourg le volume seizième de la correspondance proustienne. Cette nouvelle vente a fait passé ma fortune virtuelle au-dessus de la barre des quatre cents euros ; cependant que mon “portemonnaie” reste, lui, toujours coincé obstinément sur zéro.

— Mais revenons aux choses sérieuses : que lire après Marelle ? Parce que mes yeux sont tombés dessus (Cortázar et lui sont voisins de rayon...), j'ai choisi le Pedro Páramo de Juan Rulfo. Cela va m'obliger à quitter l'Argentine et remonter vers le Mexique ; mais, pour un voyageur aussi extrême que je le suis, c'est de la petite bière.


Vendredi 16

Huit heures. — Je continue, c'est ma lecture vespérale, à me délecter des lettres de Proust (je suis arrivé à la fin de 1902, Marcel a franchi le cap de la trentaine), en particulier celles par lesquelles il tente de fixer des rendez-vous pour dîner à ses amis – en ce moment, surtout Bibesco, Fénelon et Brancovan – et qui sont de véritables sketchs comiques, presque du Raymond Devos, tant il s'empêtre comme à plaisir dans une profusion de détails et de précisions aussi superflus que contradictoires. Tout aussi cocasses, celles qui relève du genre “je te le dis sous le sceau du secret, ne le répète à personne, sauf peut-être à Machin mais sans dire que c'est moi qui, etc.”. Je pense notamment à une certaine lettre adressée à Antoine Bibesco qui est une pièce d'anthologie. Si j'ai le courage, tout à l'heure sur l'ordinateur, je la recopierai ici, pour l'édification des foules.

— Nous avons, avant-hier soir, commencé à regardé une série coréenne : Extraordinary Attorney Woo. Woo Young Woo est une jeune avocate, frais émoulue de l'université. En plus d'être coréenne, elle est autiste et, comme il se doit dans l'univers télévisée, nantie d'une grande intelligence, d'une mémoire phénoménale et d'un père restaurateur. Les affaires judiciaires exposées, à raison d'une par épisode, ne cassent pas trois pattes à un canard, mais l'actrice tenant le rôle central, Park Eun Bin, est tout à fait remarquable, jouant très bien du handicap dont elle est censée être affligée sans jamais tomber dans la caricature. (Série à regarder évidemment en version coréenne sous-titrée, je le dis pour certain téléphage breton...)

Dix heures. — Comme je m'y suis plus ou moins engagé (mais vis-à-vis de qui ?), voici la lettre que Proust envoie à Bibesco aux alentours du 17 août 1902. Je n'en recopie que le début et la fin :

 

« Mon petit Antoine

« Je suis horriblement contrarié (non au fond cela ne fait rien, j'y songe ce n'est qu'ennuyeux) de ce que tu as dit à Constantin. Je t'avais pourtant mis serment tombeau dans ma dépêche. Cela a l'air bien frivole pour quelqu'un qui est entre la vie et la mort, entre l'amour et le désespoir, entre la pensée et le néant, d'être contrarié pour une si petite chose. Mais j'ai trois raisons très sérieuses que je te dirai de vive voix d'être contrarié.

« Seulement, comme je verrai Constantin vraisemblablement avant de te voir, aie la bonté de me dire au juste ce que tu lui as dit, et surtout à quel propos tu m'as envoyé la dépêche : « dis moi le nom, etc. ». Constantin t'avait-il intrigué en t'en parlant en termes vagues… Je crois que le mieux serait de dire à Constantin que c'est moi qui te l'ai dit. Mais ne le dis pas avant que je t'aie donné à cet égard de nouvelles instructions, qui dépendront un peu de ce que tu m'auras répondu…

[…] 

« Je n'ai pas besoin de te dire que cette lettre est pour toi seul. La seule partie que tu peux communiquer (si tu veux, je n'y tiens pas) à Bertrand est celle que j'ai mise entre)) mais en ne disant pas que je t'y ai autorisé, et simplement comme si, mu par l'admiration que t'inspirent des jugements aussi lapidaires, tu ne pouvais te retenir de faire partager ta joie à un ami !

« Tout à toi

« Marcel. »


Les Constantin et Bertrand évoqués sont, respectivement, Constantin de Brancovan et Bertrand de Fénelon. Et puisque je suis lancé, voici, en complément de programme, une lettre du même au même, écrite deux ou trois jours plus tard :

 

« Mon cher Antoine

« J'irai très probablement dîner ce soir à Versailles. Il me sera malheureusement impossible de prendre pour y aller un train qui me donne une chance quelconque de voyager avec toi. Mais pour le retour, si tu as une idée de l'heure à laquelle tu repartiras de Versailles rien ne me serait plus facile que de me trouver à la gare de Versailles que tu voudras, au train que tu voudras, et rentrer à Paris avec toi. Peut'être aussi t'est-il impossible de savoir à quelle heure tu quitteras tes amis. En ce cas ne te dérange pas. D'ailleurs je peux très bien me trouver au train, sans que tu te croies obligé d'y être, car tu peux (comme cela ne me gêne pas de prendre un train ou un autre pour revenir, même si je n'ai pas la certitude de revenir avec toi) te trouver retenu plus tard que tu ne crois. Je t'ai écrit ceci à tout hasard. En tous cas si tu veux me répondre il faudrait que ton mot soit chez moi avant six heures moins le quart, heure à laquelle je serai probablement obligé de sortir. 

« À Vendredi huit heures si nous ne voyons pas avant. Si par hasard tu voulais passer tantôt chez moi je te préviens qu'avant cinq heures ou cinq heures moins vingt je ne serai pas visible (ou quatre heures et demie) car il faut tout de même que je dorme un peu. Il est probable que j'irai à Versailles, mais enfin si je n'y allais pas comme je ne saurais où te prévenir il ne faudrait pas être fâché si je n'étais pas au train.

« Affectueusement à toi

« Marcel Proust. »

Une heure. — Quel monde étrange et incertain qu'une bibliothèque ! Une fois sur deux ou trois, quand on y cherche un livre dont on est certain qu'il doit s'y trouver, c'est pour constater qu'il en a disparu sans laisser la moindre trace. Et voici que, ce faisant, apparaissent des livres et des auteurs dont on ignorait qu'ils aient seulement pu exister ; à plus forte raison se retrouver ici. 

Quand ai-je bien pu acheter, et sans doute lire, le Brésilien Graciliano Ramos (1892–1953) et son roman Angoisse ? Et ce Leonardo Castellani (1899–1981), écrivain et prêtre catholique argentin, surnommé, me dit la 4ème de couverture, “le curé fou” : qu'est-ce que son Verbe dans le sang fait dans ma bibliothèque ? Pourtant, il faut bien que je l'aie lu... puisque j'en ai fait un billet en 2017 ! Ah, cette mémoire, je vous jure...

Quatre heures. — Parlant de Léon Bloy et des lettres arrogantes qu'il écrivait aux uns et aux autres pour leur taper quelque argent, Castellani évoque sa façon de mendier sur ses grands chevaux.

Six heures. — Encore un court exemple d'une missive proustienne du genre “chemins qui bifurquent”. Elle est adressée à ce pauvre Bibesco le 6 septembre 1902 au matin :


« Par suite d'une résolution impulsive et d'ailleurs encore incertaine que je viens de prendre, il est possible que je parte ce soir en même temps que Bertrand (qui va dans la même direction) pour chez les Daudet (pas lui, moi) et de là au Fresne pour rentrer ici (pas lui, moi) demain soir. Ou que je parte demain matin sans Bertrand et sans Daudets pour le Fresne. Ou que je ne parte pas du tout. Et il est d'ailleurs incertain que Bertrand parte du tout. Jusqu'à quatre heures moins un quart je vais dormir, étant très mal. Mais à partir de quatre heures moins un quart (si je pars) si tu n'as rien à faire, monte chez moi, je serais heureux de t'expliquer tout cela [...]. »


Voir Proust employer, en parlant de lui-même, les mots “résolution” et “impulsive” relève du plus puissant comique involontaire (mais est-on tout à fait sûr qu'il le soit, involontaire ?). D'autre part, si l'on est Antoine Bibesco, que fait-on ? On se rend chez Proust à quatre heures moins le quart pour y subir une seconde rafale d'explications, ou on s'invente lâchement une obligation impossible à remettre ?


Samedi 17

Sept heures. — Je lis çà et là que Juan Rulfo est considéré comme l'un des plus grands écrivains latino-américains, y compris par les plus prestigieux de ses pairs (Fuentes, García Márquez...). C'est bien possible qu'il le soit ; cela ne m'a pas empêché d'abandonner son Pedro Páramo au tiers de ses 180 pages, ne comprenant rien à ces histoires de vivants fantomatiques et de morts qui parlent. Il y a comme ça des livres et leurs auteurs qui se refusent et ont, de ce fait, l'irritante capacité de vous faire sentir un peu idiot, légèrement pas-à-la-hauteur. Pour rester avec les Latinos, ce fut toujours le cas, pour moi, de Carlos Fuentes que j'évoquais à l'instant, ou encore de José Donoso. Il doit bien y en avoir encore un ou deux autres, dont les noms ne me viennent pas pour le moment.

Espérons que je vais avoir plus de chance avec le Bresilien Ramos, dont je viens d'ouvrir son Angoisse. Je vais toujours aller me préparer une pipe et un café...

Midi. — En 1933, parce que L'Île des pingouins vient de paraître à Buenos Aires, Castellani, le “curé fou”, consacre quatre pages à Anatole France : c'est une exécution en règle, et des plus réjouissantes ; réjouissante parce que féroce et visant toujours juste.

Notre curé se montre également (mais pas dans le même article) très critique, pour dire le moins, vis-à-vis de Jorge Luis Borges. Ce qui, dans l'Argentine du XXe siècle, demandait tout de même un courage certain : duas habet et bene pendentes.


Dimanche 18

Sept heures. — Les petites aberrations des traducteurs. À un moment du récit de Graciliano Ramos, le personnage-narrateur fait une proposition à sa jolie voisine, laquelle coupe court en lui disant “Good-bye” (ainsi orthographié). Là-dessus, appel de note, pour nous préciser “en anglais dans le texte”. Certes, je ne suis pas professeur en traductologie, mais si je me laissais aller, je qualifierais volontiers cette précision de “superflue” ; pour le moins.

— Pour rester avec Ramos : son Luís da Silva me fait souvent penser, dans sa manière à la fois fuyante et obsessionnelle d'aborder le monde et les gens qui l'entourent, au Roquentin de La Nausée. Or, Angoisse a paru en 1936, soit deux ans avant le roman de Sartre. Comme il ne peut s'agir que d'une convergence fortuite (on ne voit pas comment le Français aurait eu connaissance du roman brésilien), elle est troublante.

— Une chose qui m'étonne toujours, dans les films et séries coréens : la façon dont les acteurs prononcent les noms propres n'a rigoureusement rien à voir avec ce qu'on peut lire dans les sous-titres correspondants. Je pourrais comprendre un tel écart si les Coréens utilisaient le même alphabet que nous ; mais dans la mesure où il s'agit d'une transcription, pourquoi la faire aussi éloignée de la réalité sonore ? Du reste, je crois bien que le même phénomène se produit avec le japonais ; ce qui ne contribue nullement à éclairer la question.

Dix heures. — D'après Michel Malherbe (Les Langages de l'humanité, Robert Laffont, Bouquins), le problème que j'évoquais dans le paragraphe précédent aurait deux causes. La première est que les systèmes de transcription sont plusieurs et différents entre eux ; la seconde est qu'ils sont d'origine anglo-saxonne et, donc, correspondent bien davantage à une prononciation anglaise que française. Pour nous, il s'agit presque d'une transcription “au carré”.

Révisant pour l'occasion mes connaissances du coréen – connaissances vertigineusement parcellaires, est-il besoin de le dire ? –, je me suis de nouveau ébahi et amusé de l'invraisemblable complexité des formules de politesse existant dans cette langue, les dites formules dépendants de l'âge, du degré  d'intimité, du sexe, du statut social, etc., non seulement des deux interlocuteurs en train de se parler, mais également des caractéristiques de la personne dont ils parlent, si c'est le cas. Et Malherbe de faire observer que si un Coréen a un oncle plus jeune que lui, ces deux hommes seront quasiment dans l'impossibilité de s'adresser l'un à l'autre, aucune formulation ne pouvant refléter de façon vraiment adéquate leurs situations réciproques.  

— De Leonardo Castellani, dans un article consacré à Rousseau (article à charge...) : « L'homme est essentiellement un chercheur de chaînes ; et ne parlons pas des femmes. C'est pourquoi nous aimons tant le bruit des chaînes brisées. Afin d'en chercher d'autres. Serments d'amour, contrats conjugaux, vœux religieux, promesses de fidélité éternelle, discipline militaire, élaboration des lois, chartes et constitutions, fidélité au chef, dévouement envers l'ami, dépendance à la terre natale, etc., partout où l'homme trouve une chaîne qui le libère de sa versatilité et de sa contingence essentielle, qui l'attache à quelque chose de permanent comme un naufragé à un mât de bateau, c'est là qu'il se sent noble et heureux. Mieux : c'est là qu'il se sent libre. »

Une page plus bas, toujours dans sa désintégration au bazooka de Jean-Jacques, mon curé fou écrit ceci, qui devrait faire s'étrangler les sourcilleuses de MeTooGrandSéminaire : « Il y a trois mots qu'une femme ne comprendra jamais : liberté, égalité, fraternité. » Diable...

Midi. — Phrase introductive, toujours de mon curé fou, à un article intitulé Culture ou culturopathie : « Lorsqu'on me demande ce qu'est la culture, je ne sais pas vraiment quoi répondre ; mais si on me demande ce qu'est l'inculture, je peux tout de suite donner un bon million d'exemples – au bas mot. » Bien sûr, tout le monde en est plus ou moins là, je suppose. Il reste que définir ce qu'est l'inculture (ou son inverse) et donner des exemples, des illustrations de l'une ou de l'autre sont deux choses tout à fait différentes. 

Quatre heures. — Une chose amusante, dans les séries américaines : voilà des gens qui, quel que soit leur train de vie, n'ont jamais de lave-vaisselle dans leur cuisine. Ou alors, ils en ont un mais ne s'en servent pas, préférant laver et essuyer à la main verres et assiettes tout en discutant de leurs petites affaires. C'est, en tout cas, parfaitement saugrenu.

— Sa triple qualité de“poète, écrivain et traducteur [de Castellani]” n'empêche pas M. Érick Audouard de sembler ignorer qu'il existe en français deux verbes “ressortir”, l'un du deuxième groupe (signifiant “procéder de”, “émaner”), l'autre du troisième (signifiant “sortir à nouveau”). Du coup, il emploie l'un quand il faudrait l'autre, et sans même s'en apercevoir. (Mais il pourra toujours se défausser sur un hypothétique correcteur aussi ignorant que trop zélé...) Le résultat est assez cocasse puisque au lieu de “ses romans ressortissent à cette philosophie”, il écrit “ses romans ressortent de cette philosophie”.  On serait presque tenté de l'avertir charitablement : « Eh ! fais gaffe : t'as un roman qui ressort de ta philosophie, là... »

C'est le même “écrivain, poète et traducteur” qui préfère “succomber de ses divisions” à “succomber à ses divisions”. Et qui croit que “voisiner” est un verbe transitif direct. À part ça, il jargonne impeccablement la langue pâteuse des universitaires de chez nous. Pas près d'acheter un de ses livres...

Six heures. — De Castellani encore : « La moraline est facile, superficielle, présomptueuse, puritaine et bavarde. La morale est difficile, profonde, humble, prudente, discrète et joyeuse. La moraline est toujours prête à corriger les autres, à les juger et à leur faire des reproches. La morale dirige le regard en soi-même. [...] La moraline n'est que l'illusion de la morale, quand elle n'en est pas la falsification. »


Lundi 19

Huit heures. — Luís da Silva, le narrateur d'Angoisse, peut aussi, en maint passage du roman, faire penser à l'homme du souterrain de Dostoïevski.

— Début de journée bizarre, comme voué à l'échec. Je quitte la maison vers sept heure vingt, pour descendre à Pacy, 1) acheter du pain, 2) passer au laboratoire pour mon analyse de sang semestrielle. Arrivé devant la boulangerie à sept heures trente-deux : fermée, alors qu'elle est censée ouvrir à la demie. Qu'à cela ne tienne : commençons par le labo, qui ouvre à la même heure...

Ouvert, il l'était ; mais déjà pris d'assaut par une foule décourageante. Qu'à cela ne (re)tienne : cap sur la boulangerie. Elle était en effet ouverte... mais obstinément fermée. Je veux dire que la porte coulissante automatique refusait imperturbablement de coulisser, malgré les gestes ridicules que Mlle Camille – c'est la jeune vendeuse – et moi faisions de chaque côté d'elle, dans l'espoir d'éveiller l'intérêt, voire la compassion de l'œil électronique présidant à l'ouverture désirée.

Enfin, je pénètre dans la boutique et en ressort avec mon demi-pain au levain : (re)cap sur le laboratoire. La file des patients en attente était telle qu'on se serait cru à la devanture d'une boucherie soviétique : j'ai (provisoirement) renoncé à mon pompage de raisiné, et retour à la maison.

Mais je n'ai pas dit mon dernier mot, ils vont voir qui est Raoul !

Neuf heures et demie. — Retour au laboratoire, lequel a cessé d'être “soviétique”. Donc, j'attends patiemment (?) mon tour...

Dix heures dix. — Fin (heureuse) de l'épopée matutinale.

Cinq heures. — 151 € viennent de tomber dans mon p'tit panier Rakuten. Il était temps : à force d'à force, je finissais par me demander si, croyant avoir vendu des livres, je n'en avais pas, en réalité, fait don à quelque association lucrative sans but. Il n'aurait plus manqué que ça, de voir mes chers Proust atterrir chez les MeTouffes ou dans la bauge de je ne sais quels woketeux en réunion !


Mardi 20

Sept heures. — Reçu hier soir un himmel (et c'est bien le cas de l'écrire ainsi !) du Dr H., mon acheteur proustien allemand. Il était pour me remercier de mes deux envois, mais surtout pour me dire qu'il était tout à fait intéressé par les tomes 14 et 16 de la correspondance, que je lui avais proposés en vente directe, c'est-à-dire sans passer par Rakuten, “d'homme à homme” en quelque sorte. Or, le volume 16 a été vendu par moi la semaine dernière. Je me retrouve ainsi avoir fait une promesse de Gascon à un Allemand, ce qui n'est pas une position très confortable pour l'ego. J'ai donc décidé – mon Doktor ne le sait pas encore – de tout bonnement lui offrir le tome 14, comme réparation d'une faute qui reste pourtant tout imaginaire. Et puis quoi : il fut et restera mon premier acheteur. Ça crée des liens, quoi qu'on en dise...

En tout cas, je ne sais ce que fait ce monsieur, “ dans la vie”, mais il s'exprime – au moins à l'écrit – dans un excellent et même assez élégant français. Ce qui a, par une sorte de contrecoup linguistique, avivé momentanément le regret lancinant que j'ai de ne pas connaître, ou de connaître si peu l'allemand, alors que j'ai tout de même vécu six ans dans ce pays (phrase bancale...), et à un âge, cinq à onze ans) où les enfants sont de véritables “éponges à idiomes”. Mais il aurait fallu pour cela ne pas passer ces six années dans ce petit milieu français à presque cent pour cent que formaient les nombreux militaires, dont mon père, stationnés à Lahr par les vertus de l'OTAN. 

Midi. — J'en ai fini avec le Brésilien Ramos (un peu ennuyeux, pour dire le vrai). Comme l'Argentine était à un jet de pierre, en tout cas à l'échelle du continent, je suis revenu à Buenos Aires et ai rouvert le premier roman de Cortázar, Les Gagnants, pas lu depuis trente ans, au bas mot. Dès les premières pages, j'y apprends qu'aller par le métro de la station Loria à la station Pérou ne prend que dix minutes : rien que pour une information de cette envergure, rouvrir le livre valait la peine que j'y ai pris.

Six heures. — Et vive notre “rayonnement culturel” ! C'est, dit-on, dans l'espoir fallacieux de le favoriser que, sous Giscard, la Poste française a instauré un tarif réduit lorsqu'il s'agit d'expédier à l'étranger livres z'et brochures. Comme ce tarif, bizarrement, n'a jamais été supprimé, j'ai pu envoyer au Dr H, mon acheteur germano-proustien, le tome 14 de la Correspondance de Marcel pour la somme de 3,20 €.  


Mercredi 21

Huit heures. — À propos de la série coréenne que nous regardons en ce moment, centrée autour d'une jeune avocate, brillante mais autiste : il s'est apparemment trouvé quelques âmes prises de vertu (au sens où l'on est pris de boisson) pour s'indigner de ce que l'on n'ait pas confié le rôle à une actrice réellement autiste. Ils ont bien raison, ces petits parangons, mais ils devraient étendre encore leur juste lutte. En exigeant par exemple qu'un cinéaste voulant mettre en scène un violeur et tueur de petites filles fasse sortir de prison un homme ayant vraiment trucidé une poignée de pisseuses afin de lui confier le rôle principal de son futur chef-d'œuvre. Même démarche si son personnage central est un génie des mathématiques, une concierge borgne ou un notaire uruguayen. Et, bien entendu, plus question pour un acteur d'interpréter l'Œdipe de Sophocle sans avoir, auparavant, trucidé papa et sauté maman.

Comment font ces abrutis pour ne pas comprendre que leurs indignations imbéciles reviennent à nier radicalement le métier de comédien, lequel consiste précisément à se glisser dans la peau et l'esprit d'une personne que l'on n'est pas ? Et pour ne pas se rendre compte qu'il serait beaucoup mieux, pour un acteur autiste, d'interpréter un personnage qui, justement, ne souffre pas de ce mal ?

Trois heures. — À mesure que passent les années – je suis en 1903 –, l'exaspération de Mme Proust face au mode de vie aberrant de son fils aîné devient de plus en plus palpable ; non point tant dans ses propres lettres, fort peu nombreuses, que par les longs échos, mi-indignés, mi-douloureux, qu'elles suscitent en retour dans celles de Marcel. Tout cela fort amusant (pour nous, pas pour eux).

Six heures. — Quand il ne trépigne pas d'une rage enfantine à cause des tracasseries de maman Proust, Marcel continue sa “lèche” éhontée à Robert de Montesquiou. En avril 1903, le comte débarque de New York. Voici le début de la lettre proustienne qu'il reçoit dès le lendemain :


« Cher Monsieur

« J'ai appris que les flots nous avaient enfin ramené la nef qui portait Virgile. Mais non ; quelque plaisir qu'une déférente amitié, “bienfait des Dieux”, puisse trouver à ces comparaisons avec un autre poète, c'est plutôt à l'histoire apostolique, à ces barques militantes qui sillonnaient les mers pour aller vaincre comme vous avec le seul signe du Saint Esprit dont vous êtes “l'oracle non plus seulement pythique mais chrétien” que fait penser votre beau voyage d'évangélisateur par l'esprit (puisqu'il y a le baptême par l'esprit et le baptême par l'eau) où devait s'épancher votre belle ardeur de vaincre et de convaincre. »


On se demande comment le comte faisait pour avaler des hameçons aussi gros. Quand on songe à quelle sauce Proust accommodera son baron de Charlus 12 ou 15 ans plus tard, c'est à se tamponner le fondement sur le parquet ciré. Le plus drôle est que, si l'on relit avec calme et lenteur cette bourrasque de fleurs, on s'aperçoit qu'elle ne veut à peu près rien dire. Mais peu importe : le principal est que le parfum floral monte aussi rapidement que possible jusqu'au sublime cerveau comtal.

— Une sentence de Francis de Croisset (né Wiener) : « À une jolie femme, ne dites pas qu'elle est jolie : elle le sait ; dites-lui qu'elle est intelligente, car elle l'espère. »

 

Jeudi 22

Dix heures. — Le Pr Saint-Graal est occupé à traduire je ne sais quel livre. Il nous informe ce matin qu'il lui reste 140 pages à traduire et qu'il en est déjà à 300 appels de note. Encore un qui se pense chez lui dans les livres des autres et qui, non content d'en envahir les moindres pièces, met ses pieds boueux sur la table basse et crache ses noyaux d'olives sur le tapis. Cela dit, je m'en fous : comme il s'agit à coup sûr d'une quelconque daube “décoloniale”, je me serais gardé de le lire même sans la moindre note saint-graalienne.


Vendredi 23

Midi. — Nous sommes allés, en milieu de matinée, acheter une nouvelle imprimante, destinée à remplacer celle qui a récemment rendu l'âme dans la Case. Comme c'est un appareil qui, au bout du compte, ne nous sert qu'assez peu, nous nous en sommes tenus à un modèle pour salaud-de-pauvre à 69 €. Nous méfiant de notre double nullité informatique, nous avons demandé au vendeur que l'engin soit livré et installé chez nous par ses soins. Coût du déplacement et de l'installation : 69 €. En gros, nous avons, ce matin, acheté deux imprimantes.

Conclusion évidente : si nous étions moins empotés, nous serions plus riches. (Durant quelques secondes, je me suis demandé si, choisissant plutôt une imprimante à 150 €, son installation à domicile nous aurait elle aussi coûté 150 €...)

Les Gagnants de Cortázar, p. 299 de l'édition Folio : « Je vous accompagne avec grand plaisir, dit Raul. Je n'ai pas sommeil et cela risque d'être amusant. » On va dire que je m'acharne mesquinement contre Mme Guille-Bataillon, mais enfin je trouve gênant, dissonant, d'employer le verbe “risquer” – qui contient toujours, malgré qu'on en ait, la notion de risque – lorsqu'on envisage un événement positif, voire heureux. Dans le cas que je viens de citer, “cela pourrait être amusant” m'aurait paru plus satisfaisant pour l'oreille et l'esprit. À moins, évidemment que l'auteur lui-même ait, en espagnol, voulu cette dissonance.

— Excellente surprise dans la boîte aux lettres : les deux derniers volumes du journal de Philippe Muray, généreusement envoyés par Dany-des-Belles-Lettres.

Cinq heures. — Le volume  cinquième de cet Ultima Necat murayen s'ouvre sur l'année 1994. Ces trente ans de décalage font que l'on voit apparaître de tout jeunes inconnus qui, depuis, ont cessé d'être l'un et l'autre. Et il est drôle, souvent, de les découvrir en même temps que Muray lui-même. 

Ainsi, ce “nouveau petit écrivaillon, exécuteur des basses œuvres de Lévy”... c'est Yann Moix.  Quant au “jeune night-clubber chic, insolent, désinfectant, inodore et minime”, c'est bien sûr Beigbeder.

— Au début de février, en cette même année 1994, Muray déjeune avec Véronique Kerbrat, l'une des deux femmes s'occupant de “l'intendance” de la Brigade mondaine, que j'ai moi-même bien connue. Et que lui annonce-t-elle ? Que la dite Brigade va sans doute disparaître prochainement. Eh ! oh ! déconnez pas, Messieurs des Presses de la Cité : j'en ai besoin pour vivre, moi aussi ! 

Plaisanterie à part, je me demande à quelle source Véronique alimentait son pessimisme car je ne me souviens pas qu'une telle menace ait pesé sur la BM à cette époque où elle marchait encore fort bien. Il est vrai qu'alors j'étais encore la “dernière roue du carrosse” et qu'on ne devait pas se sentir obligé de me tenir au courant de tout…

— La nouvelle qui, paradoxalement, me fait plaisir : Micheline Presles vient de mourir, à 101 ans. On comprendra, j'espère, que ce n'est pas sa mort qui me réjouit, mais le fait de tenir enfin un acteur, en l'occurrence une actrice, ayant réussi son centenariat.

Six heures. — Le 15 février de cette même année, Muray est soudain frappé de plein fouet par une vertigineuse question (le soulignage est de lui) : « et si Kundera était tout simplement un con ? »

Juste après il précise : « Un con malgré tout ? » c'est-à-dire : malgré qu'il soit un grand écrivain, comme il l'a qualifié huit lignes plus haut. Ce qui induit une nouvelle question, plus générale : peut-on être un con et un grand écrivain ? Je n'ai pas la réponse.

— Quant aux auteurs publiés par les Éditions de Minuit, Muray les appelle les Minuimalistes...

— 28 février : pince-fesse place Saint-Sulpice pour l'inauguration des nouveaux locaux des éditions du Rocher. Ce fut, ce soir-là, ma seule rencontre avec Muray... et ce salaud n'en dit pas un mot dans son putain de journal !

De cette rencontre, je ne parle d'ailleurs que par ouï-dire : arrivé là déjà solidement alcoolisé (en compagnie de Jean-Philippe Chatrier qui l'était un peu moins...), j'en avais perdu tout souvenir. C'est Anne “Nanouk” Sefrioui qui me l'a rappelé lorsque nous nous sommes retrouvés à la fête d'anniversaire de Marc Cohen, il y a déjà pas mal d'années.

 

Samedi 24

Neuf heures. — On devrait toujours se réjouir d'apprendre un nouveau mot. Ainsi viens-je de découvrir qu'une femme peut avoir vis-à-vis d'une autre femme – en particulier s'il s'agit de s'unir pour envoyer un homme aux galères – une pensée sorore. Pour plus de délicatesse et de poésie, j'aurais préféré : sorore aux doigts de rose. Mais bon.

Onze heures. — Nouvelle imprimante livrée et installée. Évidemment, quand c'est quelqu'un d'autre qui se charge de la dite installation, celle-ci semble si simple qu'on se prend à regretter d'avoir payer soixante-dix euros pour si peu de chose. Mais une petite voix, alors, nous souffle que, aussi simple qu'ait paru l'opération, on n'en serait pourtant jamais venu à bout sans l'homme de l'art…

— Gag murayen : « Au moment de la sortie du film grotesque inspiré d'Un amour de Swann, ces crétins de Québécois, au nom de la protection de la langue française, voulaient le titrer Un amour de Cygne ! »

Quatre heures. — Nous avons, il y a déjà plusieurs années, offert à Ludovic, le fils de Catherine, une vieille bagnole (dont nous continuons à payer l'assurance...). Ce tacot vient de rendre l'âme. La carte grise étant à mon nom, Ludovic a besoin de ma signature pour la faire officiellement passer à la casse, ce qu'il vient de me demander par himmel. Et il s'est cru, après les explications de base, obligé de me préciser ceci :

« Ces personnes font partie de mon réseau, tu n'as rien à craindre. »

C'était dans le but, certes louable, d'apaiser mes éventuelles inquiétudes. Il se trouve que, surtout venant de lui, son baume qui se voulait lénifiant a plutôt eu un effet irritant...

— Il y a évidemment de nombreux points sur lesquels je me sens “en phase” avec Muray, et c'est encore peu dire. Il en est d'autres, en revanche... Par exemple, je comprends mal quel intérêt il peut trouver à relire les romans d'Aragon, moi qui les trouve trop ennuyeux pour être simplement lus. Plus surprenant encore, l'importance qu'il semble accorder à Marthe Robert, dont le Roman des origines, origines du roman m'a paru n'être, quand j'ai tenté de m'y plonger, qu'un indigeste rata noyé d'une épaisse sauce psychanalytique.

— Alors que nous autres, mâles non repentis, continuerons sans doute à nous retrouver régulièrement “gros-jean comme devant”, les femmes seront-elles contraintes, par quelque association de sœurs-de-plainte vindicatives, de devenir “grosse-jeanne” ? Et, pour se différencier des mâles “toujours déjà” violeurs, seront-elles grosse-jeanne comme derrière ?

— Si ton père et ta mère changent tous les deux de sexe, ils deviennent tes trans-parents : conseille-leur aussitôt d'aller se faire voir.


Dimanche 25

Neuf heures. — De Muray, en juillet 1994 : « Le meilleur moyen de ne jamais rien comprendre à rien, à mon avis, c'est de tout ramener à Pétain, Vichy, Munich, etc. Seulement, bien sûr, c'est plus facile qu'une analyse juste, fouillée, neuve, à partir des bases dégueulassement renouvelées du monde actuel. » 

J'ajouterais bien ceci : pourquoi se casserait-on la tête à essayer de comprendre alors qu'il est si simple et si valorisant de condamner a priori ?

— Si un Flaubert apparaissait aujourd'hui (mais il n'apparaîtra pas, qu'on se rassure), il écrirait un roman qu'il intitulerait Rééducation sentimentale. On verrait Rosanette porter plainte pour viol contre Frédéric Moreau, en dénonçant vigoureusement son emprise sur elle, soutenue par une Mme Dambreuse devenue présidente de MeTooT'àL'égout. Quant à la douce Mme Arnoux, elle serait en pleine procédure de divorce, accusant son mari de cruauté mentale ; voire, pour faire bonne mesure, d'attouchements pervers sur leur rejeton. Pour ce qui est de l'immonde Sénécal, aucun doute : il ne pourrait rien être d'autre que chroniqueur à France Inter, c'est-à-dire délateur public.

Quatre heures. — Sentence lapidaire de Muray (septembre 94) : « Entre le touriste et l'être vivant, il n'y a pas de conciliation possible. »

— Toujours chez Muray, je croise brièvement la route d'un “chercheur en littérature allemande”, un certain Hans Mayer. Je consulte sa fiche wiki : encore un qui est né le 19 mars. Notre club prend de l'importance, on n'est plus si loin de pouvoir se constituer en lobby à Bruxelles... 

— Et encore ceci, à propos des révélations faites par Mitterrand à Pierre Péan sur son passé “vichyssois” :

« C'est la première fois que je le trouve sympathique, au fond, ce vieillard près de claquer et qui profite de ses derniers souffles, tout au bord du Styx, pour barbouiller de virgules de merde les murs de la maison qu'il va être obligé de quitter. Ah ! le chagrin de Moscovici ! Le désarroi de Strauss-Kahn ! Les claques que se sont, paraît-il, balancées les socialistes, quand ils ont débattu à huis-clos de cette question ! Et Maurois l'“interloqué” ! Et le “dégoût” des “quadras”, ces abjects irrémédiables ! Et la “polémique qui fait rage” dans les rangs de toutes ces larves ! Rien que pour ce spectacle de bordel, rien que pour ce coup de pied de l'âne dans sa propre fourmilière, Mitterrand-le-Glauque mérite qu'on lui dise merci. »

— Il lui arrive aussi – je parle toujours de Muray – d'être saisi par une sorte d'ébriété métaphorique, qui le conduit à écrire un peu n'importe quoi, “comme c'est venu”. Par exemple : « Les personnages tourbillonnaient comme des ondes de choc. » 

Que celui qui a déjà vu tourbillonner une onde, de choc ou pas de choc, qu'il se lève !

Dès la phrase suivante, ces mêmes personnages deviennent des ressorts ; lesquels ne sont pas plus capables de tourbillonner que ces infortunées ondes de choc.


Lundi 26

Six heures. — Qui sera capable de me dire pourquoi, hier, en ayant terminé avec Les Gagnants de Cortázar, j'ai tiré de son étui de carton le volume Pléiade des œuvres romanesques de Sartre pour, ce matin, me mettre à relire La Nausée ?

Après trois pages, une décision s'est déjà imposée : oublier complètement les notes, nombreuses et prolixes, de MM. Comtat et Rybalka, qui se pensent chez eux et se croient donc autorisés à babiller de tout et de rien, quasiment à jet continu. Imagine-t-on un projectionniste de cinéma qui, toutes les deux ou trois minutes, suspendrait le cours du film que vous êtes venu voir pour vous raconter telle anecdote sur l'enfance de l'actrice principale, vous donner des précisions sur les intolérances alimentaires du réalisateur et vous raconter l'histoire de l'église gothique qui vient de passer sur l'écran ? L'émeute ne serait pas longue à venir ! On peut aussi imaginer la même chose lors d'un concert symphonique...

— Mais, pour bien commencer la journée, rien de tel qu'un petit paragraphe murayen, écrit il y a tout juste trente ans : « Il faut donner du travail à la génération morale, c'est tout le problème de notre époque. Il faut occuper les chômeurs du Bien. Il faut créer des emplois pour les SDF de la Vertu (c'est-à-dire en gros les jeunes). La fouille hallucinée des archives, les clameurs rituelles d'indignation, ce sont leurs Ateliers nationaux à eux. Ou leurs TUC. Gardes rouges du passé, “militants de la mémoire”, on les a embarqués dans une étrange machine à remonter le temps. Partis dans les entrailles de l'Histoire, ils y chassent le Mal rétroactif comme on chasse le Snark. »

Voilà. Sur ce, je file sous la douche avant de descendre à Pacy chercher un pain au levain.

Neuf heures. — En cette année 1994, Muray tonne beaucoup contre un certain S., qu'il présente comme une sorte de larbin de Sollers et, plus encore, de Kundera. Je pensais parvenir, grâce à tel ou tel indice, parvenir à deviner de qui il peut bien s'agir... mais pas mèche ! Penser à demander des éclaircissements, jeudi, à Michel, qui doit avoir sur le sujet les lumières qui me font défaut.

— À propos de Michel, comme, déjeunant chez lui, je serai absent toute la journée de jeudi, et n'aurai donc pas le temps de relire ce journal fébruarien, j'ai décidé de la mettre en ligne dès le 29, plutôt que le premier mars comme il aurait dû.

Neuf heures vingt-cinq. — Dans la salle d'attente du Dr Dubruel. Comme je suis en avance et qu'elle va être en retard, comme d'autre part j'ai oublié Bernard Frank dans la voiture et que j'ai la flemme d'aller le rechercher, me voici condamné à occuper le temps en pianotant sur l'iBigo comme le ferait naturellement n'importe quel connard de post-humain. Aucune humiliation ne nous sera épargnée...

— Le charabiophone Saint-Graal espère que telle de ses étudiantes va travailler, dans ses futurs pensums, son placement accentuel. Pendant ce temps, Élodie, elle, évoque, face à je ne sais plus quoi, sa gênance

Midi. — Eh bien ! Je crois avoir trouvé qui est S., l'intello larbinoforme que Muray se fait un plaisir de noyer dans un océan de merde (image proustienne) chaque fois que l'occasion se présente à lui, et elle se présente souvent : il doit s'agir de Guy Scarpetta – dont je n'ai jamais lu une ligne, ni même un mot.

Six heures. — De Muray, au début de 1995, dans un projet de préface à son journal : 

« Un journal qui se respecte ne peut être que d'outre-tombe. Si provocants qu'ils paraissent, les livres qu'on publie de son vivant ne sont que des concessions. »

C'est fort possible, en effet... mais il est tout de même curieux, voire paradoxal, de lire une telle affirmation sous la plume d'un admirateur de Céline.


Mardi 27

Sept heures. — Puisqu'on on a clos la journée d'hier avec Muray, commençons celle-ci avec le même, et avec ce paragraphe (12 février 1995) qui m'a fait bien plaisir :

« Je regarde à la télé l'adaptation d'un Simenon. Pas mal. Captivant et en même temps inexistant, comme le sont aussi les livres de Simenon, que j'ai toujours vus s'effacer de ma mémoire en totalité à l'instant même où je les achevais. Une fois de plus, je me demande comment on a pu gober la monumentale connerie de l'équivalence Simenon-Balzac. C'est Gide, non, qui a le premier lance une telle stupidité ? Dire que Marcel Aymé lui-même répète cette ânerie, ce stéréotype pour les ânes : « C'est Balzac sans les longueurs » ! Mais justement, les longueurs de Balzac font qu'un roman de Balzac ne s'efface jamais de votre mémoire quand vous en avez bavé à le lire. D'ailleurs, Balzac ne fait pas de littérature, il fait de l'Histoire. Simenon, comme mille autres, raconte des histoires (et c'est déjà pas si mal). »

Je souscris pleinement. En revanche, si Gide a effectivement fait l'éloge de Simenon, disant en substance qu'il était “le plus romancier d'entre nous”, je ne me souviens pas qu'il l'ait jamais comparé à Balzac ; contrairement, en effet, à Aymé. Du reste, est-on bien sûr que celui-ci ait jamais écrit ou prononcé la sentence, en effet très sotte, qu'on lui prête depuis des lustres ? Elle pourrait faire partie de ces phrases qui traînent partout, que tout le monde reprend, mais dont personne ne sait d'où elles ont bien pu, un jour, sortir : « L'État c'est moi ! » prêté à Louis XIV, « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas » de Malraux, etc.

Enfin, quoi qu'il en soit, Muray a raison : la mise en regard de Balzac et Simenon est stupide. De plus, ce n'est pas rendre service au second que de l'établir : il y a des comparaisons qui vous écrabouillent aussi sûrement qu'un presse-purée...

— Sinon, Sartre a réintégré son logement de carton presque aussi vite qu'il l'avait quitté. Et je pense qu'il n'est pas à la veille d'en ressortir.

Dix heures. — J'apprends à l'instant – avec délectation, il va sans dire — la création d'un MeTooGarçons. C'est vrai que ça manquait, que c'était urgent. Il ne faut surtout pas que les ligues de vertu s'arrêtent là, on compte sur elles : à quand le MeTooGrandsMamans que tout le monde réclame dans les EHPAD ? Le MeTooChèvres qui fait tant défaut dans nos campagnes ? Le MeTooOnan pour les stigmatisés de la pignole ? Au boulot, quoi, merde !

— 28 février 1995, Muray déjeune avec Kundera. Il arrive pile à l'heure, son commensal est déjà là. Alors, Kundera (je reproduis la graphie murayenne) :

« Ce n'est pas vous qui êtes en retard, c'est moi qui suis en avance, dit-il avec son grand sourire boxé. C'est toujours comme ça. Je suis beaucoup trrrop angoissé pour me permettre d'être seulement à l'heurrre ! »

Je n'ai pas l'impression d'être particulièrement “angoissé”, mais le fait est que je suis toujours, même dans mon extrême jeunesse, arrivé en avance à tous mes rendez-vous, sauf cas de force considérablement majeure. 

— De Kundera encore, expliquant à Muray pourquoi sa femme Véra et lui ont acheté une maison (ou un appartement ?) de vacances à Berck : « C'est un endroit tellement horrible que même ces crétins de touristes s'en sont aperçus. Ils ne viennent pas, alors on est tranquilles. »

— Mais laissons Kundera à Berck et revenons à Muray :

« Toute littérature qui ne repère pas la Culture comme son ennemi primordial trahit la littérature.

« La littérature n'est pas du côté du maternel culturesque, elle est du côté du Père : incarnation de décisions qu'on ne discute pas, qui n'ont pas à être justifiées. Pôle d'identification du phallus.

« La littérature ne se discute pas. Elle s'admire ou elle se quitte. Le débat, en revanche, c'est du maternel, c'est du culturel.

« La littérature ne parle pas, n'écoute pas, ne débat pas. Elle dit. »

Et je me demande si je ne vais pas transporter cette mâle déclaration sur le blog-mère...

Midi. — C'est fait !

Quatre heures. — De L. F. Céline dans Les Beaux Draps (cité par Muray) : « Un pays ça finit en “droits”, en droits suprêmes, en droits à rien, en droits à tout, en droits de jaloux, en droits de famine, en droits de vent. »

— Pourquoi Muray échoua à devenir romancier. Dans son roman On ferme, à propos de son héroïne, il écrit cette phrase : « Il ne fallait pas, surtout pas, que l'an 2000 la trouve comme ça, le cul entre deux hommes. » Il se serait contenté de “Il ne fallait surtout pas que...”, la phrase était parfaite, que le malencontreux “pas, surtout pas” fait soudain boitiller. Mais il y a pis car, derrière, il en rajoute trois autres, des phrases, minuscules : « Ou entre trois. Ou dix. Ça revenait au même. » Eh bien, mon cher Philippe, si ça revenait au même, il aurait été nettement préférable de se taire dès la première phrase écrite. Et c'est constamment que Muray se gâche pour ne pas savoir s'arrêter, donnant toujours un peu l'impression d'écrire en état d'ébriété.

Six heures. — Muray, 10 juillet 95 : « je reviens d'un déjeuner avec Desgranges où j'ai essayé de lui vendre L'Atelier du roman, Proguidis, son livre sur Papadiamantis, Kundera et toute la bande. »

Pour Michel, déjeuner avec moi doit être nettement moins intéressant qu'avec Muray, mais au moins je n'essaie pas de lui refourguer quoi que soit.


Mercredi 28

Cinq heures et demie. — On dirait que je me réveille et me lève de plus en plus tôt. Il est vrai que, quand on s'endort vers dix heures du soir et qu'on n'ouvre pas l'œil de la nuit...

Aujourd'hui devrait donc être la dernière journée du mois, et j'ai donc décidé de faire comme si elle l'était réellement : je relirai et corrigerai ce journal cet après-midi, profitant de ce que nous serons consignés dans la Case par la femme de ménage (dite aussi : personne en situation de remise au propre), et le programmerai pour publication demain matin.

Avant cela, j'aurai fait deux visites à l'esthétichienne, afin qu'elle daigne faire de Charlus un chien présentable, en lieu et place de la masse de poils hirsute et malodorante que j'aurai confiée à ses soins.

Enfin, surprise agréable de ce matin : Rakuten a bien versé 230 € sur notre compte bancaire. Proust a donc commencé à m'enrichir, ce dont je lui sais gré...

— De Sollers – l'une de ses principales bêtes noires –, Muray dit qu'il “ne sait plus quoi faire pour se rendre inintéressant”.

Quatre heures. — Je viens d'achever la relecture de ce journal. C'est une opération nettement plus longue et plus “piégeuse” qu'avant que je ne me mette à le rédiger essentiellement sur l'iBigo ; lequel imbécile, quand je commence un mot, se charge de le terminer à son idée, tout fier d'avoir cru deviner ce que je m'apprêtais à dire. Du coup, je me retrouve avec un texte parsemé de mot-pour-un-autre et de noms propres hautement fantaisistes, ce qui nécessite de tout repasser sous un peigne particulièrement fin.

(Paragraphe destiné à justifier assez minablement les bourdes que j'y ai probablement laissées…)