mardi 29 avril 2014

Mars 2014










MÉMORABLES OUBLIÉS









Samedi 1er mars

Sept heures vingt. – J'ai terminé au galop la biographie de Maurras, non par manque d'intérêt pour le sujet, mais parce que son auteur, Olivier Dard, écrit vraiment le français tel un salopiot. Et comme, visiblement, chez Armand Colin, on édite des manuscrits sans même les relire, le résultat est scandaleusement mauvais. Heureusement, juste ensuite, les cent cinquante premières pages de l'Histoire de France de Jacques Bainville furent un véritable enchantement.

– Nous sommes, aujourd'hui, repassés, Catherine et moi, en mode abstinent, ce qui va me permettre tout à l'heure, entre dix heures et demie et une heure et demie, de regarder les trois derniers épisodes de la deuxième saison des Soprano. Car, désormais, lorsque nous prenons l'apéritif, non seulement je ne mange pas, mais je suis au lit dès neuf heures…

– J'ai procédé dès cet après-midi à une première relecture de mon journal de février. Et, comme d'habitude, alors que j'étais persuadé qu'il était vide et très ennuyeux, j'ai pu constater qu'il était exactement comme les mois précédents (c'est-à-dire vide et très ennuyeux, diront les bonnes âmes…). De toute façon, Catherine m'a formellement interdit d'y mettre fin ; donc…

– Avant-hier, Jérôme Vallet me signalait qu'il ne restait plus que douze exemplaires d'En territoire ennemi en vente sur le site d'Amazon. Je lui ai aussitôt répondu qu'ils avaient dû en recevoir quatorze ou quinze. Mais, l'après-midi même il n'en restait plus qu'onze, et ce matin neuf ! Je m'amuse beaucoup du côté foudroyant de mon succès.


Dimanche 2 mars

Huit heures. – Catherine m'avait bien prévenu que, ce soir, pour cause de lever demain avant aurore, on ne prendrait pas l'apéro. Quand je suis remonté de nourrir les chiens, avec un petit sourire mutin qui n'aurait pas trompé un mongolien profond, elle m'a brandi sous le nez une tasse, en me disant : « Tiens, en t'attendant, je me suis pris un petit café… » C'était d'autant plus crédible que la saynète remuglait le whisky à trois mètres. La suite était prévisible. De toute façon, je préfère aller me coucher un peu saoul à neuf heures du soir que, comme hier, me retourner dans mon lit jusqu'à trois heures du matin. Et puis, tout de même, Roissy c'est presque la porte à côté… Et j'ai juste à maintenir les roues droites…

Neuf heures. –  J'ai fait envoyé un exemplaire d'En territoire ennemi à Élie Arié, tout en étant persuadé qu'il n'en dirait pas un mot sur son blog, dans la mesure où lui-même m'a envoyé un court livre qu'il a publié et dont je n'ai pas parlé, simplement parcer qu'il traitait d'un sujet qui ne m'intéressait guère, ou au moins ne m'inspirait pas. Apparemment, pensant cela, j'ai péché par mesquinerie, puisqu'il vient de me consacrer ceci :

« Je suis tombé dans le livre de Didier Goux « En territoire ennemi » Les Belles Lettres, 2014, 23,50 €, dont je ne saurais trop recommander la lecture (si son prix dépasse vos moyens financiers, il est assez petit pour être facilement volé, avec une  parka à larges poches : n’attendez pas l’été, vous seriez tout de même un peu suspect avec une telle tenue dans une librairie).

» Je précise tout de suite que je ne connais pas l’auteur, sinon par la lecture occasionnelle de son blog, et que je n’ai lu aucun de ses ouvrages précédents : ce billet ne saurait donc être considéré comme un article de complaisance – d’autant plus que, politiquement, bien des idées nous opposent ; mais, en matière de littérature, il n’y a pas des auteurs de « droite » ou de « gauche », il n’y a que les auteurs qui savent écrire et ceux qui s’y efforcent vainement.

» Didier Goux nous promène, dans de brefs chapitres d’une à quatre pages, rédigés en une langue très travaillée, mais jamais précieuse ni pédante, dans des considérations qui ne sont possibles que grâce à son immense culture (qu’on devine plus qu’elle ne s’impose)  à la fois littéraire, musicale et cinématographique; l’ouvrage terminé, on (re)lira autrement Balzac, Dostoïevski, Proust, et bien d’autres ; on réécoutera autrement Trenet, Ferré ou Montand (analyse très fine de ses « Grands Boulevards ») ; on reverra autrement certains grands classiques du cinéma, notamment américains ou suédois (j’attends désormais avec impatience l’occasion de porter un regard différent sur Fanny et Alexandre, de Bergman).

» Et puis certains chapitres nous amènent à nous interroger sur notre époque et sur nous-mêmes d'une façon inédite pour beaucoup d’entre nous ; à  titre d’exemple, les réflexions que lui inspire cette phrase de Georg Lukàcs : « La vision d’une fin du monde, de la fin de la culture, est toujours la forme amplifiée par idéalisme du pressentiment de la fin d’une classe ». (...) :
« De même que Balzac voit très bien, et montre encore mieux, l’irrémédiable agonie de l’aristocratie et de la grande propriété foncière, de même  (Renaud)  Camus ne cesse de décrire le déclin et la disparition programmée de la bourgeoisie, tuée, étouffée, absorbée par ce qu’il prétend être la petite-bourgeoisie (...) ; nul ne conteste, je crois, la première partie du constat, à savoir le retrait jusqu’à perte de vue de la bourgeoisie « à l’ancienne », son emprise de plus en plus faible sur la vie et les mœurs de ce pays, les rapports sociaux qui y ont cours. De même, les deux auteurs lient effectivement ce qu’ils voient à la fin du monde –ou au moins d’un monde –et à celle de la culture qui lui est tenue pour consubstantielle (...) Ont-ils raison ? Ou bien sont-ils victimes, l’un et l’autre, de cet « idéalisme » dont parle Lukàcs et qui leur ferait prendre la fin d’une classe pour celle du monde et de la culture ? »

» Au fond, les livres à la fois  intelligents et faciles à lire, légers et profonds,  tout en vous ouvrant des perspectives nouvelles (sans être nécessairement bouleversantes) sont assez rares.

» Et puis, zut, si vous ne voulez pas vous le procurer...tant pis pour vous, après tout ! »

J'aimerais tout de même bien savoir, sur les plus de deux cents textes que compte mon livre, ce qui l'a attiré dans celui-ci…


Lundi 3 mars

Trois heures et demie. –  Le trajet d'ici à l'aéroport n'a pas été une partie de plaisir, l'A 86 s'étant révélée aussi bouchée qu'un militant socialiste : il nous a fallu près de deux heures pour arriver, mais sans stress car nous avions prévu fort large. Au retour, j'avais décidé de passer par Goussainville et Pontoise, avant de rejoindre l'A 13 aux Mureaux : c'était déjà mieux, mais pas idéal non plus. Et puis, la traversée du nord au sud des Mureaux est l'une des expériences les plus déprimantes que je connaisse : vous aurez beau scruter tous les piétons que vous croisez ou  dépassez, vous n'en trouverez pas un – et ce “pas un ” n'est nullement une clause de style – pour ressembler un tant soit peu à un Français. Cette ville – et bien entendu elle ne doit pas être la seule – est devenue entièrement négro-arabe. La prochaine fois, je passerai par Mantes, pour voir…

Huit heures vingt. – Catherine à peine partie, les fantasmes de mort font leur réapparition ; pas ceux de ma mort : de la sienne. Son avion s'est englouti au milieu de l'Atlantique nord, il y a déjà quelques heures ; je n'en sais encore rien, puisque je suis là, dans ce fauteuil, avec la septième symphonie de Mahler et à pianoter stupidement, et qu'aucun bruit du monde ne me parvient – mais elle est morte, le deuil a commencé sans moi ; je suis d'ores et déjà enfermé sous une cloche à fromage, que je ne vois pas encore. Le téléphone va sonner d'un instant à l'autre, je vais arrêter la musique avant de répondre, ensuite une voix inconnue et mécaniquement compatissante… Une fois la communication coupée, le commencement de la fin prendra date. C'est chaque fois pareil. Et même, maintenant, l'âge aidant probablement, si elle va pas plus loin qu'Évreux et qu'elle flâne un peu, je commence de voir les tôles broyées de la voiture, la circulation interrompue, les gyrophares et, pour finir, toujours, le téléphone.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté : On a un peu envie de répondre à Baudelaire qu'il s'est moqué de nous. Puis on relit et l'on voit que n'est pas ici. Là, c'est là-bas, c'est-à-dire ailleurs ; c'est-à-dire nulle part : on respire – ni ordre, ni beauté.

– La rime n'est pas une assonance. Forgée par un enfant sourd ou un nègre fou, si l'on en croit Verlaine, elle n'est même pas une assonance riche, une assonance augmentée : elle est d'un autre ordre, plus vaste. Elle englobe l'assonance, bien sûr, mais la dépasse largement, en ce qu'elle touche à d'autres organes que l'oreille, elle ouvre des mondes incertains – d'où l'enfant sourd et le nègre fou, ce dernier sonnant comme un écho prémonitoire de Lovecraft. La rime peut très bien, ainsi, être purement visuelle, typographique. Il n'est sans doute pas le seul, un meilleur connaisseur que moi de la poésie française pourrait nous le dire, mais c'est une chose dont Baudelaire ne s'est pas privé. Dans Les Métamorphoses du vampire :

Lorsqu'elle eut de mes os sucé toute la moelle
Et que languissamment je me tournai vers elle…

(Je cite de mémoire, d'où la prudente absence de ponctuation…)

On me dira que, peut-être, Baudelaire prononçait moelle mouèle. Soit. Mais alors, ce quatrain des Bijoux :

Elle était donc couchée et se laissait aimer
Et du haut du divan elle souriait d'aise
À mon amour profond et doux comme la mer
Qui vers elle montait comme vers sa falaise

(Même remarque que pour la précédente citation.)

La rime opérée entrer “mer” et “aimer” est bel et bien typographique, et elle dépasse et fait éclater le cadre qu'on lui assigne ordinairement, peut-être par le fait que l'on confond de plus en plus volontiers les poèmes avec les chansons, et les vers avec ce que l'on nomme fort justement des bouts rimés.


Mercredi 5 mars

Six heures. – Catherine à peine disparue au-delà des mers, voilà que tout se met à aller de travers dans cette maison. Ce matin, dans la boîte aux lettres, un “avis de passage” datant de la veille, six heures du soir ; moment où j'étais là, bien sûr, mais comme la cloche du portail est parfaitement inopérante, je ne me suis sans doute aperçu de rien. C'était l'homme de la CAPE, qui venait relever le compteur d'eau, lequel se trouve dans le coin du jardin le plus proche de la rue. Comme la petite carte qu'il m'avait laissée signalait que je pouvais procéder au relevé moi-même et recopier les chiffres lus sur la dite carte avant de la renvoyer à qui de droit, je m'en vais soulever les lourdissimes plaques de ciment qui ferment la cuve rectangulaire, elle aussi en ciment, au fond de laquelle se trouve le compteur. J'ai la mauvaise surprise de la découvrir pleine d'eau, quasiment jusqu'au bord, ce qui, en 12 ans d'occupation de cette maison, ne s'était encore jamais produit. Je rappelle le type (il avait laissé un numéro), qui me suggère de vider l'eau afin d'accéder au compteur. Peu ravi de cet exercice, je me mets à écoper au moyen d'une bassine, jusqu'à ce que je m'avise que mon bras ne sera pas assez long pour atteindre le fond de l'excavation. J'abandonne donc et rappelle M. CAPE, qui me dit qu'il va passer. Le temps de notre petite conversation, le bac en ciment s'était de nouveau rempli à moitié ; il y avait donc bel et bien une fuite.

L'homme de l'art est arrivé avec célérité, a enfilé ses bottes et, muni d'un seau, s'est à sont tour attelé à l'écopage, en descendant dans le trou. Effectivement, un mini-geyser sortait du petit robinet situé avant le compteur (c'est toujours ça de pris). Devant moi il a téléphoné à la maison mère, où on lui a assuré qu'une équipe allait venir réparer tout cela, probablement cet après-midi, mais peut-être demain. Il est six heures et demie, et le probablement n'a pas eu lieu. si bien que me voilà contraint d'annuler la visite qu'il était prévu que je fisse aux Desgranges demain midi, à moins que, par extraordinaire, mes sauveurs n'apparaissent très tôt dans la matinée, ce dont je doute fort : l'hypothèse la plus probable est que tout le monde m'a oublié et qu'il va encore falloir passer deux ou trois coups de téléphone demain matin pour remettre la machine en marche – et bien heureux encore si je vois venir quelqu'un avant le début du week-end. En attendant l'eau a commencé de dépasser le bord. Heureusement, la pente naturelle devrait plutôt la conduire vers la rue que vers la maison.

Le résultat est que j'ai passé l'après-midi à lire en pointillé (Le Napoléon de Bainville), mes yeux se relevant toutes les trente secondes pour se braquer sur le portail, pour le cas où la divine camionnette ferait son apparition ; ce qu'elle n'a point fait, donc.


Jeudi 6 mars

Trois heures. – Finalement, tout s'est admirablement passé avec les colmateurs de fuite. Ou plutôt avec “le” car l'homme de la CAPE est venu seul, mais heureusement muni d'une pompe électrique. Il a eu tôt fait de vider le “regard” (j'avais oublié ce mot), puis de changer le robinet énurésique. Tous semble rentré dans l'ordre, sur ce chapitre au moins.

Onze heures (du soir). – Est-ce que quelqu'un s'est déjà avisé que Proust et Chaplin étaient, dans l'ordre de leurs œuvres, d'exacts contemporains ? À ma connaissance, aucun des deux n'a parlé de l'autre. Pourtant, si l'on voulait, on pourrait leur trouver des points communs. Je suis, par hasard, occupé à revoir Les Lumières de la ville. Dans toutes les scènes se déroulant chez les riches, on est exactement chez les bourgeois de Proust, à ceci près qu'on est en Amérique.

Mais ce n'est pas cela que je voulais dire. Je vois, chez Proust et Chaplin, la même bonté profonde, alliée au même regard acide, voire cruel. D'une certaine manière, bien que fort étrangers l'un à l'autre, notamment de par leurs milieux sociaux, ils en arrivent à une même vision de l'être, et cette vision, alliée à leur intelligence exceptionnelle, liée à une sensibilité maladivement enfantine, les conduit à voir le monde de façon finalement assez peu différente, bien qu'ils le prennent par deux bouts opposés.

(Il faudra revenir sur tout ça.)


Vendredi 7 mars

Deux heures et demie. – Comme j'ai été “chassé” de la maison par Adélaïde, autant m'acquitter de ce journal maintenant, d'autant que je n'ai guère envie – sauf hier – d'y venir une fois le soir venu. Il commence d'ailleurs à me tarder que Catherine ne rentre, ne serait-ce que pour revenir à des soirées moins alcoolisées – bien que, en fin de compte, je me montre assez raisonnable depuis quatre jours. Mais, évidemment, tout est dans cet assez. Il y aussi que, elle absente, je perds assez rapidement le goût de la lecture (j'ai déjà observer le phénomène plusieurs fois, par le passé) et me retrouve à remplir des grilles de mots croisés durant des heures, ce qui est assez stupide. J'ai tout de même bien avancé dans la lecture du Napoléon de Bainville, qui tient toutes les promesses de son Histoire de France. Et puis, quoi, j'ai tout de même tondu la pelouse, merde !


Samedi 8 mars

Sept heures et demie. – Comme d'ordinaire, je reviens de chez les Desgranges avec une petite liste de livres à acheter, dont j'aurai sans doute oublié l'essentiel demain, lorsqu'il sera temps de passer à exécution. Il y a un livre de Jean Lorrain, mais dont j'ai déjà oublié comment il s'appelle (il y a Paris dans le titre : ça devrait suffire pour le retrouver). Morand, aussi : le volume Voyages, sorti en collection Bouquins voilà dix ans. Et puis Gyp, dont Desgranges me dit que Proust aurait fort bien pu s'inspirer pour ses descriptions du Faubourg Saint-Germain où lui-même n'a jamais mis les pieds (je parle de Proust, pas de Desgranges…).

Du reste, nous avons assez longuement parlé de Proust, à la fin du déjeuner, lui sortant à peine d'une relecture de La Recherche et plongé depuis lors dans la correspondance générale, moi toujours partant dès qu'il s'agit de gloser sur le petit Marcel. Le résultat est que j'ai décidé, sur le chemin du retour, accompagné par Radu Lupu jouant Brahms, d'abandonner le Napoléon de Bainville à mi-parcours pour reprendre la biographie de Proust que l'on doit à Ghislain de Diesbach, ouvrage dont je conserve un souvenir un peu mitigé, pour l'avoir lu à sa sortie voilà près de 25 ans, mais dont Michel, qui en émerge tout juste, m'assure qu'il mérite tout à fait d'être lu (ou relu, donc). D'un autre côté, comme lui-même n'a pas lu la biographie de Painter, ni celle, plus récente, de Tadié, il manque de points de comparaison.

Une fois de plus, le résultat de cette conversation soutenue de près de cinq heures est que je suis rentré lessivé, comme si j'avais dormi trois heures la nuit précédente et sifflé une bouteille et demie de vin à table, après deux whiskys en apéritif ; or, j'ai bu une petite bière en arrivant et de l'eau durant toute la suite. Et j'avais, auparavant, “fait mes huit heures”. Les chiens ont eu l'air très content de me revoir, néanmoins un peu froissé de ce que j'aie pu oser retarder leur repas d'une petite demi-heure. Pour l'heure, ils dorment comme des bienheureux, pas dérangés du tout (du moins il me semble) par les suites pour violoncelle. Voilà encore une chose que j'ai remarquée : lors de l'apéritif qui suit mon retour de chez Desgranges (il faut bien que je me récompense de ma sobriété de midi), c'est toujours Bach qu'il me prend envie d'écouter – je serais plutôt en peine de devoir expliquer pourquoi.

Il reste que je suis toujours aussi heureux de ces rencontres qui, désormais, après sept ou huit, ont pris leur forme, possèdent leur rituel, etc. La seule innovation d'aujourd'hui fut que Michel, après le café, proposa que nous allassions nous installer au soleil dans le jardin, puisque jardin il y a et soleil il y avait. Nous nous sommes repliés à l'intérieur au bout d'une dizaine de minutes, car nous avions trop chaud. Je ne sais pas – et au fond m'en moque absolument – si la planète est menacée de fondre dans les prochaines décennies, mais enfin, aujourd'hui, il y avait bel et bien un réchauffement climatique à l'endroit où je me trouvais.

Réchauffement aussi à Québec, puisque, dans son mail quotidien, Catherine m'informe qu'il ne faisait que - 8° lorsqu'elle est sortie de la maison afin de fumer sa première cigarette.

Neuf heures et demie. – Oublié de noté ceci, qui m'a frappé. Desgranges vient de lire, et moi de relire, Les Mémorables de Maurice Martin du Gard. À ce propos, il en est venu à me parler de ces écrivains dont on connaît certes le nom, mais dont on n'a jamais lu une ligne (en tout cas ni lui ni moi…), des Élémir Bourges, Abel Hermant, etc., qui pourtant on eu de l'importance, en leur temps. Sa conclusion à lui était que, tout de même, parmi ces “oubliés”, il devait y en avoir qui mériteraient qu'on fasse l'effort d'aller y voir (à ce même propos, il évoquait un livre des frères Tharaud qu'il avait trouvé remarquable), que, peut-être, il dormait quelques très belles choses parmi tous ces livres que plus personne n'ouvre. Et je me souvenais que, relisant Martin du Gard, voilà quelques semaines, j'avais moi aussi été frappé par le destin de ces écrivains-là, ceux qui ont existé, et parfois fortement, à leur époque, et qui sont tombés en poussière pratiquement dès le jour de leur mort, voire avant, s'ils ont vécu vieux, comme Paul Bourget. La différence, entre Michel et moi, est que je m'en étais tenu à une certaine tristesse, probablement assez convenue, et n'en avait pas tiré la conclusion qu'il fallait (ou faudrait…) aller les sortir de leur tombeau – quoiqu'il me soit arrivé de le faire, avec Bourget justement, mais aussi avec Châteaubriant et un ou deux autres.

Le problème est que nos journées ont la longueur commune, que le temps, donc, nous est compté. Et que, tout de même, il nous arrive de faire autre chose que de lire (même si, de plus en plus, je considère ces activités-là comme de pures pertes de temps). Est-il raisonnable d'aller exhumer un roman d'Élémir Bourges, une pièce d'Henry Bordeaux ou une plaquette de vers de Moréas, alors qu'on n'a jamais lu une ligne de Montherlant ou de Goethe (ou alors il y a très longtemps, quand on était tellement jeune que ça ne compte pas…), et presque rien de Mme de Sévigné ni de Dante ? Et alors, pourquoi cette tentation imbécile de relire une biographie de Proust, surtout sachant qu'elle va donner une irrésistible envie de rouvrir La Recherche ? Vraiment, parfois, c'est à devenir fou ! Pourquoi ne vit-on pas mille ans, puisque les hommes ont tellement écrit ?

Au fond, la lecture de livres comme celui de Martin du Gard est toujours, pour moi, d'une profonde tristesse : on y voit quelques vivants, bien sûr, mais tellement plus de morts qu'on ne ranimera jamais – faute de temps.

Et cependant que nous parlons et mangeons, j'observe Michel, en face de moi, légèrement décalé sur ma droite, dans la mesure où il est seul de son côté de la table, tandis qu'Agnès est à ma droite (toujours le rituel, que j'ai bien contribué à mettre en place, parce que le goût m'en vient des tablées familiales). Il repousse régulièrement vers l'arrière les mèches paille de ses cheveux très longs. Lorsqu'ils sont dénoués, comme c'est le cas aujourd'hui, il me fait penser à un gentilhomme campagnard sorti tout droit d'un roman de La Varende, prêt à aller faire le coup de feu avec ses gens et à se jeter dans la chouannerie. Je crois que Desgranges a toujours pris un certain plaisir à ne pas correspondre, à n'être pas cohérent aux yeux extérieurs. À l'époque où je l'ai connu, et du haut de mes 26 ans, j'ai tout de suite trouvé réjouissant l'écart qu'il mettait avec soin, avec une sorte de dandysme, entre ses idées tout à fait “vieille France” et les bagues à tête de mort ou les boucles de ceinturon en bec d'aigle qu'il arborait. Comme, au fond, c'est un homme consciencieux et cohérent avec lui-même, avec le personnage qu'il avait, à ce moment-là, décidé d'être, il fumait des Boyard maïs et n'écoutait que du hard rock. C'eût pu être un peu puéril ; mais, comme il était Michel Desgranges, il ne se contentait pas d'écouter du hard rock (à l'époque, je me demandais s'il l'écoutait réellement) : il avait créé un label de disques et il produisait des groupes, dont je crois que l'histoire n'a pas retenu tous les noms, mais je peux me tromper : là encore, je ne suis pas spécialiste. Très peu d'années plus tard, un soir que j'étais invité dans son grand appartement parisien presque vide de meubles, mais où deux ou trois pièces n'étaient vouées qu'à ses trains électriques, sa discothèque apparente ne contenait plus que du classique, et il fumait des Rothmans international.

En y réfléchissant un peu, je me demande si ce n'est pas ma rencontre avec lui (et avec un ou deux autres personnages du rewriting de FD de cette époque) qui m'a permis (mais avec une sérieuse période de latence : j'ai longtemps tenu ensemble les irréconciliables) de comprendre que je n'étais décidément pas de cette famille que l'on nomme la gauche, et dont, aujourd'hui, la (f)rigidité morale me répugne : ces gens que je découvrais alors étaient tellement plus drôles, plus libres, et accessoirement plus cultivés ! Avec le recul, je m'aperçois que je n'ai jamais été choqué par ce qu'ils pouvaient dire. Il m'arrivait de ne pas être (encore) d'accord, mais cette divergence me semblait futile, par rapport à l'impression que j'avais d'avoir trouvé une famille intellectuelle, pour ne pas dire morale. Et, de fait, aussi bien Michel Desgranges que d'autres, que l'on va laisser reposer en paix, il me semble bien me souvenir qu'ils m'ont accueilli comme un des leurs.


Dimanche 9 mars

Six heures vingt. – Journée nonchalante et agréable, pour partie à cause du temps printanier, pour une autre grâce au Proust de M. de Diesbach ; mais assombrie par la perspective d'aller, demain, passer quatre ou cinq heures à la clinique Bergouignan d'Évreux pour une scintigraphie, avec test d'effort, repos contraint de deux heures, examens avant et après le repos, etc. Je ne sais pourquoi (l'absence de Catherine ?), je me suis mis en tête que ç'allait mal se passer, qu'on aurait tôt fait de me découvrir une ou deux artères bouchées ou en voie de l'être, qu'ils voudraient alors me poser des stents tout de suite, mais que ce serait impossible à cause des chiens que je ne peux laisser seuls et de Catherine que je dois aller chercher après-demain aux aurores (non : avant les aurores), etc. J'ai beau essayer de me morigéner, de me raisonner, rien n'y fait. Je crois que je vais aller siroter deux ou trois pastis puis me foutre au lit dès huit heures et dormir.

– À propos de printemps, constatant qu'en deux jours et demi, les oiseaux n'étaient pas venus à bout de la quantité de graines qu'ils sifflent (!) ordinairement en 24 heures, j'ai pris le parti de leur supprimer la mangeoire. Cela m'a permis de laisser la porte de la maison grand ouverte dès midi, sans craindre que le chat n'aille se livrer à ses habituels carnages parmi les piafs. Et les deux chiens étaient tout contents de pouvoir à nouveau se prélasser sur la terrasse ou dans l'herbe, sans avoir la sensation (visiblement pénible pour eux) d'être “enfermés dehors”. Du reste, elle est toujours ouverte à l'heure qu'il est.


Lundi 10 mars

Six heures. – Eh bien, une fois de plus, je me suis pourri la journée d'hier pour rien. D'abord, je me suis tiré avec les honneurs de l'épreuve du vélo, réussissant à ne pas flancher avant la fin, alors que mes mollets commençaient vraiment à renâcler ; ensuite, le temps global des examens était estimé à cinq heures et ç'a duré cinq heures dix très exactement ; enfin et surtout, le radiologue (le scintigraphiste ? scintigrapheur ? scintigraphologue ? Scintologiste ?) m'a finalement annoncé que tout était nickel du côté de mon muscle cardiaque. Il reste que cinq heures, durant lesquelles on ne fait à peu près qu'attendre, c'est longuet. Heureusement que j'avais pris soin de convier M. de Diesbach à m'accompagner : il m'a bien aidé à faire défiler les quarts d'heure.

– Demain, sauf retard imprévu de l'avion, je vais donc récupérer Catherine, entre six heures et demie et sept heures du matin ; ce qui va me faire lever à des heures à peine concevables, mais ça en vaut la peine : je commence à trouver le temps vraiment long, malgré les petites distractions cliniciennes.


Mardi 11 mars

Midi. – La tranquille muflerie de certains m'étonnera et m'amusera toujours, je crois. Tout à l'heure, ouvrant ma boitamel, retour de Roissy, j'avise un mail émanant de Juan A., à qui j'ai fait envoyer un exemplaire d'En territoire ennemi voilà environ trois semaines. Je ne me suis évidemment jamais vraiment attendu à ce qu'il en rende compte sur son blog ; et si je le lui ai tout de même envoyé, c'est plus parce que j'étais curieux de voir quel type de réaction il pourrait bien avoir face à un livre de moi, de plus publié par Les Belles Lettres qui, si j'ai bien compris ce qu'il m'a dit lui-même, lui ont par le passé refuser un livre, ou un projet de livre.

Donc, j'ouvre son mail. Non seulement, comme prévu, il ne me dit rien sur ce qu'il aurait éventuellement pensé de mon petit ouvrage, mais il ne songe même pas à m'en remercier ou, en mettant vraiment les choses a minima, à m'en “accuser réception”. À la place, deux lignes hâtives pour me signaler, en m'en donnant le lien, qu'il vient de publier une note “très fouillée” sur Le Grand Remplacement de Camus, note dont j'imagine qu'elle doit être un éreintement en règle (je ne l'ai pas encore lue).

Eh bien, on me croira ou non, je me moque de son silence à mon sujet ; mais cette attitude, à elle seule, méritait bien que je lui envoie le livre.

– Sinon, je me suis bel et bien levé à cinq heures du matin, pour être à l'aéroport Charles-de-Gaulle à six heures et demie, afin d'y récupérer Catherine. Je suis arrivé au “terminal 3” avec sept minutes de retard, mais comme l'avion d'Air Transat en avait lui-même onze, personne ne s'est aperçu de rien ; et d'autant moins que, le temps de garer l'engin, puis d'en extraire passagers et bagages, Catherine n'est apparue qu'aux environs de sept heures et demie. Ensuite, pour éviter les encombrements phénoménaux qui nous menaçaient, sur l'A 1 puis sur l'A 86, j'avais, avec la complicité passive mais précieuse de Liselotte, concocté un petit trajet “campagnard”, qui, passant par Luzarches, Beaumont-sur-Oise, Marines, Magny-en-Vexin et Vernon, devait nous permettre de rouler tranquilles. Effectivement, nous n'eûmes droit à aucun “bouchon”, mais la circulation était tout de même très dense, et incalculable le nombre de petites villes, qu'il fallait traverser de part en part, avec leur cortèges de feux tricolores, de ronds-points et de “zone 30”, ces dernières évidemment agrémentées de ces dos d'âne artificiels, qui semblent n'avoir été conçus que pour casser les barres de direction des voitures qui se hasardent témérairement à les franchir. Mais enfin, à dix heures nous touchions au port, pour la plus grande félicité des deux chiens. Après avoir lu quelques pages de son livre en cours, Catherine a décidé que le jet lag lui était une excuse suffisante pour s'endormir avant même qu'il soit midi, et c'est ce qu'elle a fait et fait encore. Juste avant, elle m'avait demandé de mettre à son intention une bouteille de crémant d'Alsace au frais, pour ce soir…

 – J'ai finalement lu le (très, très…) long article dont je parlais à midi : c'est pis que ce que je craignais. Hormis le côté fatras, habituel à ce critique, sa propension à répéter trois ou quatre fois les mêmes choses de paragraphe en paragraphe, son goût pour le name dropping, etc., on y trouve aussi des attaques d'une bassesse invraisemblable et des plaisanteries de chambrée de caserne qui laissent pantois. Il a de la chance que Camus n'ait pas l'âme procédurière, et que selon toute probabilité il ne lira jamais cette longue éructation : dans les deux cas contraires, le lascar pourrait se retrouver une fois de plus devant nos chers tribunaux modernes pour homophobie glapissante, pour ne pas dire névrotique. Le vrai but de cette tartine est évidemment celui-là : flétrir le nom et la personne de Camus, lui faire payer cet amour déçu dans lequel Juan A. n'en finit pas de se rouler. Comme de juste, on “fait passer” la chose avec quelques considérations historiques sur la naissance du fascisme et les droites-en-France, mais tous ces longs paragraphes verbeux ne sont que la toile de fond : à l'avant-scène, les petites figurines du marionnettiste ne sont là que pour exterminer Camus, l'homme de “mauvaises mœurs” mais surtout, in fine, l'écrivain. En tout cas, aucun doute là-dessus : d'un point de vue clinique, c'est une chose à lire.


Mercredi 12 mars

Huit heures – Première journée de retour à la normale, avec Catherine dans son canapé, Catherine à la cuisine, Catherine dans l'autre petit salon réglant ses histoires de presbytère, Catherine omniprésente, et moi heureux comme tout. J'étais, de ce retour à la normale, à peine moins excité que Bergotte, mais je crois que je le cachais mieux, tout de même, c'est-à-dire que je n'ai pas poussé ces petits cris suraigus et excités qui sont les siens depuis hier.

Étourdi par cette normalité, et assommé par l'apéritif pris hier, je n'ai guère quitté mon fauteuil aujourd'hui, dans lequel j'ai passé le temps avec Diesbach et Proust. Naturellement (comme presque toujours : il m'énerve…), Desgranges a raison : cette biographie de Proust est la meilleure ; et je me demande comment j'ai pu être assez con, voilà 23 ans, pour ne pas m'en apercevoir. Peut-être parce que j'étais moi-même un con. Mais, alors, qui prouve que je ne le suis pas encore ? Renouer avec Michel Desgranges n'est pas forcément quelque chose de simple, finalement : son intelligence et sa culture finissent par former une sorte de montagne dont vous savez bien que vous ne verrez jamais l'autre versant, si tant est qu''il existe un autre versant.

Onze heures. – Catherine veut absolument voir les deux premiers épisodes de la troisième saison des Soprano, qu'elle a manqués pour cause de voyage à Québec. Ils repassent dans une demi-heure. Le tout était de passer le temps jusque-là. La même chaîne proposait deux comédies italiennes récentes (2011 pour la première, 2006 pour l'autre), réalisée par un type dont je n'avais jamais entendu prononcer le nom, et qui, dans ces deux films, interprète également le rôle principal. (Je rechercherai demain son nom.) Très bonne surprise avec le premier film, jolie comédie douce amère, comme on dit,, très bien filmée, rappelant vaguement, quoique dans un genre très différent, les premiers films de Kaurismaki, par l'utilisation de la couleur. Le second film m'a semblé aussi bon. Sauf que, par une aberration que je ne m'explique pas, il était proposé en version doublée. J'ai tenu une demi-heure, et en souffrant intensément, avant de me réfugier ici. Durant tout ce temps où j'ai tenu, je me suis demandé pourquoi les film des années quarante ou cinquante (ceux avec John Wayne, Kirk Douglas, etc.) étaient à peu près correctement doublés, et donc tout à fait visibles, alors que ceux d'aujourd'hui sont systématiquement détruits par le même procédé. Je n'ai pas trouvé de réponse, mais j'ai fui : c'était atroce.


Vendredi 14 mars

Sept heures et demie. – Premier article de presse aujourd'hui, concernant En territoire ennemi : dans Marianne, Mme Aude Ancelin me consacre une grosse moitié de sa tribune hebdomadaire (enfin, que je suppose hebdomadaire, ne lisant jamais ce magazine), dont l'intitulé m'échappe en ce moment. J'y ai d'abord droit à des louanges excessives (« Subtil et parfois même bouleversant exégète de Proust et de Balzac… »), puis la journaliste amène Renaud Camus sur le terrain, puisqu'en effet un certain nombre de mes textes lui sont consacrés ; au “Renaud Camus littéraire”, comme le précise Mme Ancelin, en reconnaissant du bout des lèvres, ou des doigts, que les citations que je fais de lui seraient tout près de l'inciter à y aller voir par elle-même.

Heureusement pour elle et sa sauvegarde morale, non : elle n'oublie pas que cet écrivain se double d'un “salaud politique”. Et on la sent finalement soulagée lorsque, grâce à l'un de mes petits textes, intitulé La putain (et que j'ai bien failli choisir pour la quatrième de couverture…), elle découvre que je suis tout aussi “frontiste” que mon idole. Et, en trois ou quatre morceaux de citations, montre à quel point je puis nauséabonder dans le même sens que Camus. En résumé : thèse : l'auteur est un exégète bouleversant ; antithèse : mais il hait les étrangers subtropicaux. On devine sans peine à quoi doit ressembler la synthèse, dans l'esprit de Mme Ancelin. Néanmoins, je me trouve fort satisfait de cet article ; et même guilleret. Pour mémoire, je remets le texte qui m'a valu les gémonies :

« L’Europe, cette vieille aristocrate recrue de siècles et de fatigue, n’en pouvait plus d’avoir son âge, frappée de pleine face par ce que les psycho-historiens nomment la crise du millénaire et demi. En conséquence, elle se fit botoxer les lèvres, piercer l’abricot et la langue, se maquilla comme un continent oublié et s’offrit un jeune amant, vigoureux et savanicole, espérant qu’il lui injecterait le fluide essentiel d’une seconde jeunesse, connu de lui seul, ainsi que le laissait présager son éclatant sourire. C’est ce qu’il accomplit, en effet, nuit après nuit – et parfois même en plein jour, devant les yeux de tous. La flétrie mit au monde des enfants qui ne lui ressemblaient plus et qu’elle feignit de trouver prometteurs d’avenir. Lorsqu’ils s’avisèrent de cracher à sa vieille gueule ridée, lézardant le savant échafaudage des onguents de nuit et des crèmes diurnes, elle se consola en invoquant la crise d’adolescence et continua de sourire – pas trop, pour ne pas faire éclater son masque facial. Quand cette multitude bruyante atteignit à l’âge adulte, on signifia à la vieille pute immobile et maternelle qu’elle serait tolérée encore quelque temps, à condition de continuer à nourrir la nichée, en évitant de faire du bruit, et surtout sans pleurnicher sur sa jeunesse, comme elle avait un peu trop tendance à le faire. Elle retint fort bien la leçon, et on ne l’entendit plus. »

– À part cela, journée fort tranquille, passée à lire alternativement les Poussières de Paris de Lorrain et Au bal avec Marcel Proust, de la princesse Bibesco, reçu ce matin et déjà terminé, tellement ce petit livre est à peu près dénué de tout semblant d'intérêt. Certes, il a dû en avoir un peu plus, à sa parution en 1928, dans la mesure où la princesse donne de nombreux et larges extraits des lettres que Proust avait écrites, durant un quart de siècle, à ses deux cousins, Emmanuel et Antoine Bibesco. Le problème est que, ces lettres, nous les connaissons déjà, pour les avoir lues dans la Correspondance générale que l'on doit à Philip Kolb. En outre, elle attige un peu, la princesse Marthe, lorsqu'elle tente de nous faire avaler que c'est pratiquement grâce aux deux frères, à leur ferveur, à leur prescience du génie de Proust, que ce dernier se serait finalement décidé à écrire La Recherche. Avec cela qu'elle n'a à peu près aucun souvenir personnel de son personnage, dans la mesure où elle ne l'a rencontré que deux fois. La première, elle était à peine sortie de l'adolescence (mais je crois en outre qu'elle se rajeunit un peu…), c'était à ce fameux bal qui donne son titre à son livre et durant lequel, de son propre aveu, elle a passé son temps à fuir cet homme étrange aux allures de spectre. La deuxième et dernière rencontre a lieu au Ritz, en 1920, lors d'un dîner réunissant Proust, la princesse et les Walter Berry ; dîner que Marthe Bibesco quittera avant la fin, sous le prétexte d'aller rendre visite à l'une de ses parentes, logée dans une chambre de ce même Ritz, et qui l'a fait demander. Bref, un achat dont j'aurais pu me passer : j'aurais bien mieux fait de reprendre un volume au hasard de la correspondance de Proust. Ou d'apprendre par cœur l'article de Mme Ancelin.

Huit heures et demie. –  Je m'aperçois que je viens, à plusieurs reprises, d'appeler Ancelin une dame qui se nomme en fait Lancelin. Pas très sport de ma part, de vouloir ainsi lui rogner les L…


Samedi 15 mars

Sept heures vingt. – Journée bien calme, “comme on les aime”, c'est-à-dire passée à ne rien faire d'autre que de lire, mise à part la vaisselle d'hier soir, pendant que Catherine était partie “faire bonne du curé”, ainsi qu'il est d'usage le samedi. En dehors de ce rapide récurage de gamelle, donc, ma matinée a été occupée alternativement par Jean Lorrain, ces Poussières de Paris dont j'ai déjà un peu parlé, et Maurice Barrès : Greco ou le secret de Tolède. Puis, peu avant midi, m'est arrivé l'énorme pavé des souvenirs de Jacques Benoist-Méchin : À l'épreuve du temps. Je l'ai ouvert avec l'idée d'en lire une dizaine de pages “pour voir”, comme je crois que l'on dit au poker, et ne l'ai plus quitté depuis, tant le récit est passionnant, la langue agréable et l'auteur intelligent. Les deux premiers chapitres notamment, où il raconte comment, vers quatre ans, il a découvert son nom, l'unicité de son nom, et de quelle manière, deux ou trois ans après, il en a été dépossédé, de cette unicité, en découvrant, lors d'une visite au Père-Lachaise avec sa mère, qu'il avait eu un frère mort né, lui aussi nommé Jacques Benoist-Méchin. Passionnant aussi, le chapitre racontant son unique rencontre avec Proust, au Ritz, en 1922, six mois avant la mort de celui-ci, alors qu'il est venu le voir plus ou moins à la demande d'Ernst Curtius, afin d'obtenir de pouvoir publier gratuitement des extraits de son œuvre dans une revue allemande : on est bien loin de la princesse Bibesco.

Et la journée s'est passée ainsi, entre Ritz et Ruhr, sans m'en apercevoir.


Dimanche 16 mars

Sept heures et demie. – Lisant sa “chronologie” quotidienne, j'y vois que Renaud Camus a consacré l'entrée d'hier de son journal à l'article de Mme Lancelin, que je lui ai fait parvenir il y a deux jours. Évidemment, j'aimerais bien lire ce qu'il en dit, le hic étant que je ne suis plus abonné à son journal en ligne. J'ai demandé à Michel Desgranges – qui est, lui, toujours abonné –, de me faire un copié-collé, demain, lorsque la chose sera disponible.

– Poursuivi la lecture de Benoist-Méchin. rien d'autre.


Lundi 17 mars

Neuf heures. – Évidemment, l'heure à laquelle j'arrive ici montre que Catherine et moi avons pris quelques verres (elle de Cardhu, moi de Ricard). Il faudra que je revienne sur notre conversation du jour, ou plutôt du soir, puisque nous avons parlé de cette période de notre vie commune où nous vivions à Villeneuve-la-Garenne, fausse ville hideuse où, pourtant, nous avons été plutôt heureux.


Mardi 18 mars

Sept heures et demie. – La totale et profonde indifférence de la plupart des gens pour la littérature, et même le livre en général, me surprendra toujours, même si je fais mine d'être désabusé sur ce sujet. Il y a quatre semaines, avant de m'absenter pour des vacances pas trop méritées, j'avais placardé, sur la porte de mon bureau, à FD, une affichette reproduisant la couverture d'En territoire ennemi. La première raison était bien sûr d'avertir les membres de la rédaction de ce que je venais de publier un livre ; la seconde, que cela m'amusait plutôt de signaler mon bureau comme “territoire ennemi”. Bien sûr, je ne m'attendais nullement à ce que, à mon retour, tout le monde l'ai acheté et fasse la queue sur mon seuil pour une dédicace. Mais j'avoue que j'escomptais tout de même qu'un ou deux viendraient me voir pour tenter d'obtenir un exemplaire gratuit, au titre de notre confrérie. Ou, au moins, que j'aurais droit à quelques remarques, dans le style : « Ah, j'ai vu que tu avais sorti un bouquin ! C'est bien, ça… »

Au lieu de ceci et de cela, rien. Mais vraiment rien ; le silence absolu. À un moment, je me suis demandé si j'avais vraiment publié ce livre et reproduit sa couverture sur ma porte ; si je n'avais pas simplement un sentiment de publication, comme on tente de persuader les Français qu'ils n'ont qu'un sentiment d'insécurité.

Ensuite, j'ai cherché à déterminer si ce silence de sépulcre était dû – c'était ma première idée – à une profonde indifférence aux livres en général ; ou bien à un dédain ne visant que mon livre en particulier, c'est-à-dire, au fond, ma personne ; ou si, enfin, il s'agissait de la conjonction de ces deux hypothèses, l'une se multipliant par l'autre. C'est en tout cas bien intéressant à observer.

Comme pour me rasséréner, encore que je prenne tout cela avec philosophie et même amusement, j'ai trouvé, en rentrant à la maison un mail de M. Olivier Lequeux (dont j'espère que son propre livre, que j'ai lu, trouvera bientôt un éditeur) que je recopie ici, afin de faire contrepoids au silence des autres :

« Cher Didier,

Je viens de refermer, à regret, En territoire ennemi. Je dis à regret car c'était un de ces livres, comme il y en a peu, dont on ne voudrait jamais sortir, dont on voudrait qu'il soit toujours là, à lire, à finir, sur le canapé ou la table de chevet. Un de ces livres qui vous saisissent dès la première page, et qui ne vous lâchent plus jusqu'à la dernière, parce qu'on est toujours tenté, même ivre de fatigue, même pressé par le temps, d'en lire un chapitre de plus.

Ce fut pour moi un grand plaisir de lecture, je dirais même un pur régal : lecteur de Camus, de Muray, sympathisant de l'In-nocence, "réactionnaire", lecteur tout court, amateur de films d'épouvante, de voyages en train (je suis fils de cheminot), curieux du monde animal, et surtout intéressé par tous les sujets ayant trait au livre et à la langue, j'ai eu le sentiment que votre livre avait un écho (comme on dit) tout particulier en moi.

J'avoue que je ne vous lisais pas régulièrement en tant que blogueur, parce que, comme le savez, j'ai une certaine prévention envers les formes numériques de l'écriture et de la publication ; mais désormais, je vous lirai quotidiennement, c'est certain. Je craindrais de manquer quelque chose en ne vous lisant pas. Non seulement vous écrivez fort bien, avec un immense respect pour votre lecteur, mais encore il se dégage de votre prose tranquille et pleine d'humour une forme élégante de spiritualité, et de sagesse je crois. Il y a dans ce livre une leçon de style et une leçon de détachement, au moins. Voilà de quoi rendre un lecteur heureux.

Bien à vous

Olivier »

Cela me fait penser que je devrais bien lui demander sa permission avant de publier cela le mois prochain. Je vais même le faire tout de suite.

– Demain, scanner à Évreux le matin, soirée d'anniversaire au Plessis le soir ; avec, entre les deux, un petit aller-retour à Levallois afin d'y chercher mon travail du jour et du lendemain.


Mercredi 19 mars

Six heures. – Non mais quelle journée ! quand je pense que des quantités de gens en ont des pareilles, et souvent des plus agitées encore, pratiquement six fois par semaine, je me demande comment il se fait qu'on puisse encore les croiser vivants. J'ai donc commencé par la clinique Pasteur, dans les entrailles de laquelle, voilà un peu plus de sept mois, le bon docteur Bram me débarrassait du rognon récalcitrant. Je ne dis pas que j'y ai pénétré ce matin avec nostalgie, mais enfin il faut bien admettre que c'est un endroit qui m'est devenu familier : j'y entre de ce pas à la fois assuré et nonchalant que prenne les habitués d'un bar ou d'une maison de jeux. La totalité des épreuves (enregistrement à l'accueil, déshabillage partiel, piqûre dans le bras, attente, scanner lui-même, rhabillage) s'est déroulée en un temps record : quarante minutes tout compris. Ensuite, direction Levallois, où l'on m'a, comme chaque mercredi, donner mon travail du jour (la page “télé”) et celui de demain, qui consiste en la lecture d'un livre consacré aux amours de François Mitterrand avec Mme Pingeot : il sera lu demain. Je me suis débarrassé tout de suite de mon premier pensum, avant de rentrer ici pour passer la tendeuse. J'étais à peine sorti de la douche que m'arrivait un texte du Père Éric, pour relecture et correction : j'en sors tout juste. Il ne me reste donc plus que la moins pénible de mes occupations de ce jour : mon apéritif d'anniversaire. Dont l'heure approche, puisque j'ai dégringolé en ce monde sublunaire à sept du soir précisément.

Neuf heures moins le quart. –  J'ai raconté à Catherine mon espèce de sidération face à ce silence absolu, à FD, concernant mon livre. On en a plutôt ri, et surtout moi.  Néanmoins, je ne comprends pas cette absence de réaction de la part de gens avec qui je travaille, souvent depuis de nombreuses années. Bien entendu, il est normal qu'ils ne s'intéressent nullement à ce livre : je sais que beaucoup d'entre eux n'ont jamais lu le moindre livre méritant de l'être, et que celui-ci n'a pas, pour eux, plus d'intérêt que n'importe quel autre. Mais enfin…


Samedi 22 mars

Huit heures vingt. – Grosse fatigue, comme à chaque fois, désormais, que quelqu'un vient ici. J'aime beaucoup l'Amiral Woland, qui a l'âge d'être mon fils, si j'avais eu le courage d'avoir un fils. D'ailleurs, maintenant que j'en parle, je détesterais être appelé “papa” par un grand machin dans son genre, je trouverais ça, je crois, parfaitement ridicule.  Mais, d'un autre côté, avoir à mon âge un enfant de cinq ou six ans me semblerait encore plus ridicule.

Et, surtout, ça me fatiguerait énormément. Ce matin, comme tous les samedis, Catherine est allée “faire bonne du curé”, selon l'expression par moi consacrée. Je suis donc resté à la maison (comme d'habitude), avec l'Amiral et son fils. Il est charmant, son fils, vraiment. Par rapport à certains enfants de “gauchistes” que nous avons connus, c'est même une merveille de belle éducation. Mais enfin, c'est un enfant ; bourré d'énergie à dépenser ; et qui, de fait, la dépense. Quand l'Amiral et son petit mousse sont repartis vers d'autres aventures, Catherine et moi nous sommes écroulés dans nos fauteuil et canapé respectifs, dont nous n'avons guère émergé qu'à l'heure du repas des chiens et de l'apéritif des humains.

Mais quoi ? Catherine me disait tout à l'heure : « En dehors de mes petits-enfants, les enfants ne m'intéressent pas. » Je lui ai dit ce qu'elle savait déjà, à savoir que, dans la mesure où je ne m'était pas reproduit, tous les enfants (y compris sers petits-enfants) m'étaient parfaitement indifférents : elle le savait déjà.

Néanmoins, je ne peux pas dire que j'ai passé une mauvaise matinée, au contraire. L'observation de ce  tout jeune enfant ne m'a pas été inutile, dans la mesure où je me disais, le voyant, que son père et moi, si j'étais encore vivant alors, serions peut-être toujours amis dans dix ou quinze ans. Et que, alors, cet enfant, plus ou moins programmé pour vivre jusqu'en 2100, qui connaîtra dans son âge adulte la fin de l'Europe, de la culture occidentale, et la négrification de notre monde, c'est-à-dire l'éclipse de cette chose admirable qu'est notre civilisation, que cet enfant, au moment où il se retrouverait dans la pire tourmente qu'on puisse imaginer, se souviendrait peut-être d'un certain Didier Goux, qui avait l'âge d'être le père de son père.


Dimanche 23 mars

Sept heures vingt. – Journée calme à peu agitée, comme on dit dans les bulletins de météorologie marine. Je n'ai rien fait d'autre que de lire paresseusement les mémoires de Boni de Castellane, lecture charmante et toute indiquée pour un “lendemain de la veille”, comme avait coutume de dire le père de Catherine, qui n'était point ennemi des libations viriles. J'ai également, en fin d'après-midi, acheté une vieille voiture au voisin d'en face, pour Ludovic. Et, dès que je serai sorti de ce journal, je vais aller m'écrouler devant le poste de télévision afin d'y guetter les résultat de ce premier tour d'élections municipales. Catherine et moi sommes allés voter peu avant une heure : il n'y avait personne, c'était parfait. J'ai reconduit l'équipe en place, sans savoir quelle est sa couleur politique, ni même si elle en a une ; Catherine a fait pareil.

– Demain, comme j'ai déjà un travail à faire (six mille signes à propos d'Anne Pingeot et de son présidentiel concubin), je suis dispensé de me rendre à Levallois, ce qui est parfait.


Lundi 24 mars

Sept heures vingt. – C'est très bien, les mémoires de Boni de Castellane, très agréable à lire, en ce qu'ils rendent le parfum d'une époque et d'une certaine classe sociale qui n'existent plus ni l'une ni l'autre ; également parce que l'auteur est capable de distance et d'une ironie de bon ton vis-à-vis des gens qu'il évoque, y compris lui-même. Il n'empêche qu'arrivé à la quatre-centième page, on est tout de même un peu content de passer à autre chose. D'autant que, si les ducs, princes héritiers et autres altesses régnantes n'ont aucun secret pour lui, il semble être passé à côté de tous les gens qui ont fait la valeur artistique et littéraire de son temps. Le pis est que, à compter de demain, lorsque je serai plongé dans le livre d'Alain de Benoist arrivé ce matin, je commencerai peut-être déjà à regretter l'insouciance et la désinvolture de Boni.


Mardi 25 mars

Sept heures vingt. – Rien  lu d'intéressant, rien fait de notable ; si ce n'est un aller-retour à Levallois sous une pluie à ce point battante que les trombes d'eau soulevées par les camions nécessitaient, sur les portions d'autoroute où le revêtement est antédiluvien (!), d'allumer l'antibrouillard arrière si l'on voulait conserver un mince espoir d'être aperçu par ses suivants.

Bref, restons-en là pour ce soir.


Mercredi 26 mars

Huit heures et demie. –  J'avais donc rendez-vous avec le docteur Bram, l'urologue qui m'a subtilisé le rognon récalcitrant en septembre dernier, à onze heures moins le quart. Auparavant, il fallait que je passe au sous-sol de la clinique Pasteur, afin d'y récupérer les “résultats” du scanner que j'y ai subi il y a exactement une semaine, soit le jour de mon anniversaire.

Première précision : ces résultats étaient disponibles dès le lendemain ou le surlendemain. Je ne suis pas allé les chercher pour deux raisons, évidemment liées : d'une part parce que je sais très bien que je suis tout à fait incapable de comprendre le compte-rendu d'un  scanner (mais j'aurais, s'il m'avait vraiment intéressé, pu demander ce qu'il signifiait à Isabelle, à Olivier, à Pluton…).  Ça ne m'intéresse pas. Je l'ai compris quand le docteur Bram m'a dit, à propos de ce contrôle tous les six mois, que, deux ou trois jours avant le scanner, puis avant le résultat, il était normal de flipper (il n'a pas employé ce verbe stupide, mais ça voulait dire ça) un peu.  Je lui ai répondu que jamais je ne me préoccuperai d'un scanner, ni même d'un cancer, mais en tout cas surtout pas d'un scanner.

Et, y repensant, ce soir, je me demande comment on peut avoir peur d'un simple examen, un truc de routine. Mais, en même temps, je me souviens d'avoir lu, écrit par M. Élie Arié, que revenir vers le scanner qui pourrait vous tuer était une véritable épreuve. Alors, bon, évidemment, je n'ai pas eu le cancer de M. Arié, et lui-même n'a pas eu le mien.


Jeudi 27 mars

Sept heures et demie. – Finalement, hier soir, Catherine a décidé qu'elle resterait ici, plutôt que de m'accompagner chez ma mère. Je la comprends, dans la mesure où le but du voyage est d'aller se faire tartir une heure ou deux chez le notaire chargé de régler la succession de mon père, opération à laquelle, de toute façon, elle n'est pas conviée. Du reste, si j'avais pu m'en dispenser moi-même…

Je ne connais à peu près rien de plus assommant qu'une visite chez un notaire. C'est toujours affreusement long, en général je cesse d'écouter dès sa deuxième phrase, surtout si, comme ce sera le cas demain, l'affaire est dénuée du moindre intérêt pour moi. En effet, mes parents ayant fait une “donation au dernier vivant” (qui doit, bien entendu, s'appeler autrement, mais on m'aura compris), nous allons tous ressortir de là exactement dans le même état de richesse ou de pauvreté qu'à notre entrée en l'étude. Mais enfin, il faut en passer par là, je ferai donc acte (non notarié celui-là) de présence. Et puis, ça fait une occasion d'aller distraire un peu ma mère de cette souffrance qu'elle s'emploie tant bien que mal à camoufler, quand je lui parle au téléphone, ou Catherine, sans jamais y parvenir tout à fait. Rien que pour cela, il vaut la peine de se bouger. Sans même parler de l'apéritif de consolation, au retour…


Vendredi 28 mars

Dix heures et demie. –  Bon, journée pénible, bien entendu. Je craignais de passer une heure et demie chez le notaire – ces gens qui vous racontent toutes sortes de choses sans intérêt , et qui, en plus, vous les traduisent, puisque eux-mêmes parlent tout naturellement dans une langue imbitable. Enfin, bon, cette épreuve inutile n'a finalement duré que 50 mn, ce qui est au moins 40 de trop. Notre notaire, qui était une femme, avait envie de bavarder. Isabelle et moi, chacun dans son style, lui avons fait comprendre que le plus rapide serait le mieux. Nous étions malheureusement contredits par notre mère qui, après nous avoir révélé, dans la salle d'attente, qu'elle aurait adoré travailler dans une étude de ce genre, s'est employée à le prouver, en parlant avec ce notaire, qui elle-même ne demandait qu'à raconter sa vie.


Samedi 29 mars

Huit heures. – Évidemment, personne ne lira ce que j'ai écrit hier soir : je l'aurai soit récrit soit supprimé. J'en laisserai au moins un lambeaux, pour justifier ce commentaire d'aujourd'hui, tout de même. Il m'est difficile de ne pas boire plus que de raison, lorsque je rentre de chez ma mère. D'abord parce que la journée est de toute façon fatigante, en raison des 130 km aller, des 130 km retour (plus, hier, un monstrueux bouchon de 40 mn, durant lequel j'ai avancé de moins d'un kilomètre), mais surtout parce que je débarque dans cette maison où mon père n'est pas, et où je dois faire semblant, j'imagine, que tout est normal, a toujours été comme ça.

Je parlais de cela avec Catherine, hier soir. Je lui disais que je comprenais que ma mère ait le regret d'avoir quitté Sedan (apparemment, elle commence à le reprocher à Isabelle, ce qui est moins bien, et injuste), parce que, son mari étant mort, elle se retrouve non seulement privé de lui, mais aussi dans une maison où, finalement, ils n'ont jamais vécu ensemble. De ce point de vue, il aurait peut-être été préférable qu'elle demeurât dans celle de Sedan.

Mais, d'un autre côté, Isabelle et Olivier se dévouent pour elle d'une façon qui me semble admirable, en tout cas très efficace. À Sedan, elle n'aurait eu personne, au fond, malgré la présence, à Balan, de sa sœur Annie, qui elle-même ne rajeunit guère, approche dangereusement des quatre-vingts ans, et a probablement d'autres choses à penser que sa “grande sœur”. Si ma mère habitait à quatre kilomètres de chez moi, je ne sais pas si j'en ferais autant qu'ils en font. J'espère, mais je n'en suis pas du tout sûr.  Après tout, ma mère m'a toujours répété que j'étais égoïste, ce serait bien le moment de lui prouver qu'elle a toujours eu raison.

Tout cela s'est assez mal arrangé, au fond. Mon père ne rêvait que de venir vivre près de chez Isabelle et Olivier, il y est allé trop tard. Ma mère, je crois, aurait préféré rester à Sedan, et elle se retrouve en exil et seule. Quand j'y pense, évidemment qu'une immense tristesse me tombe sur le paletot. Et, si Dieu existait, je lui demanderais volontiers pourquoi il a aussi mal goupillé les choses, pour des gens qui, à ma connaissance, ne lui ont jamais causé le moindre tort.

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