mardi 30 août 2016

Juillet 2016










SEVRAGE








Vendredi 1er juillet

Sept heures et demie. – Un mois qui commence par une piteuse tricherie, dans la mesure où, ayant complètement oublié de venir en ce journal hier, j'écris ses lignes samedi matin, 2 juillet, peu après neuf heures. De toute façon, redisons-le sans nous lasser, je n'aime ni juillet ni août, ne les ai jamais aimés, et les considère comme des mois intrinsèquement faux. Par conséquent, ma tricherie cesse d'avoir la moindre importance, n'étant qu'une couche supplémentaire de factice.


Samedi 2 juillet

Sept heures vingt. – Légère impression de radotage, à revenir dans ce journal ce soir alors que j'y fus déjà ce matin, même si c'était pour y écrire l'entrée d'hier (ça devient n'importe quoi). D'autant que je n'ai pas grand-chose à radoter, puisque la journée s'est passée en lessives diverses mais peu variées et en lecture : je suis toujours aux prises avec Jacques Laurent ; terminé Les Dimanches de Mlle Beaunon (décevant par rapport à ceux lus précédemment), puis commencé Le Miroir aux tiroirs, au titre étrange et laid. Je sens que, celui-là terminé, il me faudra passer à quelqu'un d'autre. Le problème est que je ne sais pas trop quoi lire ensuite. (Et, ce disant, je me fais l'effet d'une blonde, pleurnichant devant sa penderie pleine qu'elle n'a “plus rien à se mettre”…)


Dimanche 3 juillet

Huit heures moins le quart. – Trois morts “connus”, ces trois derniers jours. Yves Bonnefoy d'abord : je m'en fous, même si, des trois, c'est la seule qui m'ait tout de même fait légèrement frémir une oreille. Je pourrais faire semblant d'en être triste, mais voilà : une fois passée mon adolescence, j'ai presque complètement cessé de lire les poètes (sauf relire ceux que, précisément, j'avais découverts et aimés dans mon jeune âge) et, en dehors de quelques poèmes grappillés ici et là, je ne connais à peu près rien de l'œuvre de Bonnefoy. Ensuite, Élie Wiesel : je m'en fous un peu plus encore, l'ayant toujours trouvé pontifiant et ennuyeux, dans son personnage de “pape de la Shoah” ; qu'il a d'ailleurs fini par se faire piquer par Claude Lanzmann. Et enfin, l'inénarrable Michel Rocard, qui a eu au moins le mérite de me faire éclater de rire, lorsque j'ai lu, cet après-midi, qu'il exigeait dans son testament de se voir rendre hommage aux Invalides, en présence du président de la République (désirer entendre François Hollande débiter ses poncifs en mauvais français devant son cercueil, c'est allier le masochisme à la fatuité). Et qu'a-t-il donc fait pour mériter un tel honneur, ce politicien professionnel, n'ayant évidemment jamais œuvré à rien d'utile de toute sa vie, et dont le seul “fait d'armes” a été d'être Premier ministre durant quelques mois, avant de se faire congédier comme un laquais d'ancien régime ? Du reste, il devait bien savoir qu'il ne le méritait nullement ; sinon, il se serait épargné le ridicule et la honte de le quémander par voie testamentaire.

– En dehors de ces sottises, j'ai terminé Le Miroir aux tiroirs, qui est un excellent roman. Tellement, même, que, revenant sur ce que j'écrivais hier (enfin, je crois), j'ai commandé trois autres livres de Jacques Laurent tout à l'heure.


Lundi 4 juillet

Huit heures. –  On pense parfois qu'il n'existe plus de véritables “crapules staliniennes” ; c'est ce dont, en tout cas, essaient de se persuader les socialistes, qui se sont ignoblement compromis avec elles durant plusieurs décennies. On a tort, il en reste. Il y en a tout un essaim, intéressant à observer, parmi les commentateurs du pseudonommé Sarkofrance. (Lui-même est une sorte d'archétype de “bobo”, qu'on devine très confortablement payé pour faire tourner ce capitalisme qu'il fait mine de conchier.) Parmi ses féaux, il y a quelques staliniens antédiluviens – souvent antisémites évidemment –, qui “pensent” encore que le communisme aurait mené directement au bonheur de l'humanité, si les États-Unis n'avaient pas été là pour l'en empêcher. Voici par exemple ce qu'écrit un certain L'Arsène : « La Corée, le Vietnam, l’aide à toutes les dictatures d’Amérique Latine et à tous les coups d’état d’extrême droite en Amérique Centrale dans les années 60 70 80 jusqu’aujourd’hui en Ukraine pour y imposer des néo-nazis à Kiev pour affaiblir la Russie… », etc. Donc, pour ce misérable, que j'imagine au moins sexagénaire et sentant la vieille pisse dans son trois-pièces-cuisine, ce qui est arrivé de pire à la Corée et au Vietnam, ce sont les Américains. Alors que les Russes et les Chinois ne cherchaient évidemment qu'à faire le bonheur de ces deux peuples, comme les seconds continuent à vouloir le faire pour les Coréens du Nord. J'ai dit à ce pauvre type qu'il était une merde ; il l'est assurément, mais il est peu probable qu'il comprenne pourquoi.


Mardi 5 juillet

Neuf heures du matin. – Nous venons d'être chassés de la maison par notre tornade blanche biélorusse. Tout à l'heure, dix heures et demie, nous irons rechercher Golo à la clinique vétérinaire, où il a passé la nuit suite à une petite opération de la patte avant gauche. Il va devoir endurer le supplice de la collerette, gêne dont les chats, ai-je remarqué, s'accommodent moins facilement que les chiens ; mais c'est ainsi.

– Il y a cinq minutes, après ouverture de ma boitamel, j'ai supprimé sans les lire les sept ou huit commentaires en provenance du blog dont je parlais hier soir. Puis je me suis désabonné d'iceux et me suis fais le serment de ne plus refoutre les pieds dans ce cloaque. Les blogs de vieillards gauchistes, c'est un peu comme l'alcool à partir d'un certain âge : on se rend compte un matin que les inconvénients de la gueule de bois deviennent assez nettement supérieurs aux fugaces plaisirs de l'ivresse ; donc, on arrête.

Sept heures et quart. – Golo est bien revenu ici à onze heures, un peu contrariée de devoir supporter la collerette de plastique blanc qu'on lui a enfilée autour du cou. Mais sa cicatrice est tellement petite qu'elle ne devrait pas la garder plus de deux ou trois jours (la collerette) ; ce qui, pour le moment, ne la console nullement, si l'on en croit les apparences.

– Lorsque  le mot anacoluthe surgit dans une conversation, ce qui se produit plus fréquemment que ce qu'un vain peuple s'imagine, on a coutume de citer le vers fameux de Philippe Desportes, comme exemple d'anacoluthe non fautive parce que voulue expressément, c'est-à-dire conçue comme un trait de style : Le temps léger s'enfuit sans m'en apercevoir. On pourrait tout aussi bien, et même mieux à mon avis, citer ce petit chef-d'œuvre de virtuosité que l'on trouve dans la Carmen de Mérimée : Elle mit sa mantille, et nous voilà dans la rue sans savoir où j'allais. À quoi l'on reconnaît l'écrivain “de race”, pour parler comme Albert Thibaudet, et comme on n'oserait plus le faire aujourd'hui, de peur de se faire flétrir voire épingler par l'une ou l'autre de nos officines de vigilance.

Sinon, par le truchement de M. Dutourd, je suis tombé sur cette anecdote que l'on trouve, dit-il, dans le grand Larousse du XIXe siècle, œuvre qui m'a toujours fait saliver d'envie sans jamais se trouver dans mes moyens financiers. Elle concerne Guillaume Budé à qui, alors qu'il travaillait dans son cabinet, un valet haletant vient signaler que la maison est en feu. Et Budé de lui répondre, sans lever le nez de son ouvrage : « Avertissez ma femme, vous savez que je ne me mêle point du ménage. » Voilà qui devrait faire sourire quelques lecteurs de ce journal, et faire grincer quelques incisives féministes, si jamais il s'en aventurait par ici.

– Jeudi, déjeuner chez les Desgranges, quelque part dans l'ex-Basse-Normandie. C'était ma seule supériorité sur lui, moi qui venais de la Haute, il a fallu que je la perdisse…


Mercredi 6 juillet

Sept heures et demie. – Tontine.


Jeudi 7 juillet

Neuf heures et demie du matin. – Joseph Vebret m'a envoyé hier soir, mais je n'en ai pris connaissance que tout à l'heure, l'article qu'il a fait paraître dans son Salon littéraire, à propos de mon très confidentiel Chef-d'œuvre. Il est signé par M. Jacques Aboucaya, qui avait déjà rendu compte, au même endroit, d'En territoire ennemi, et l'avait fait en des termes réconfortants pour l'auteur ; il en est de même cette fois-ci. Comme je le fais depuis six mois maintenant, je reproduis son texte :

« Voici un livre qui sort de l’ordinaire. D’abord quantitativement parlant. Il occupe, avec ses quelque trois cent trente pages, un juste milieu entre les productions actuelles, soit étiques (le minimalisme est à la mode), soit, à l’inverse, pesantes à l’excès (plus de six cents pages restent, pour beaucoup, un gage de sérieux). Ajoutons tout de suite que là ne réside pas sa seule originalité. Son titre, énigmatique, un tantinet provocateur, pique la curiosité : que vient faire ici Houellebecq ? Est-il un avatar de l’auteur ? Le héros d’un roman qui tournerait autour d’un de ses livres supposé être son chef-d’œuvre ? ? Ni l’un ni l’autre, en réalité.

» Certes, Michel Houellebecq apparaît bien, en personne, dans l’intrigue. Il est même dépeint avec réalisme, sans indulgence excessive,  joue un rôle essentiel (et imprévu) dans son dénouement. Quant à son œuvre, évoquée à la manière d’un leitmotiv, elle jalonne le récit, lui donne une respiration, assure le lien entre les personnages. Reflet de notre temps et de ses « problématiques » (ainsi parle-t-on aujourd’hui), elle joue, en quelque sorte, le rôle d’un miroir et d’un révélateur.

» L’idée de mettre en scène, dans une fiction, un personnage dont la réalité est indéniable, pour n’être pas vraiment nouvelle, n’en garde pas moins son pouvoir de séduction. Du reste, les allusions à l’actualité foisonnent tout du long. Une actualité considérée avec le regard narquois auquel Didier Goux nous a accoutumés depuis En territoire ennemi (Les Belles Lettres, 2013). Il considérait déjà le monde tel qu’il va, notre société, ses valeurs et ses fausses valeurs, avec la même gourmandise mêlant l’ironie et le désenchantement. Ce qui en fait sans conteste un épigone de Philippe Muray et de son Homo festivus.

» Ici encore, rien ne lui échappe de nos ridicules, de cet instinct grégaire qui nous fait, influence des media aidant, bêler avec le troupeau. On manifeste à tout propos, pour se donner bonne conscience. Contre le staphylocoque doré. Existe-t-il cause plus noble ? Contre le ministre es Relations fraternelles et du Travail partagé. Pour la défense des droits acquis, en braillant des slogans imbéciles et en brandissant des pancartes où l’on peut lire « Nous sommes Jacky ». Il fallait y penser. On se pâme devant des œuvres d’art absconses, comme cette pièce africaine d’autant plus sublime que, jouée en dialecte, elle demeure strictement incompréhensible aux spectateurs français. 

» Les personnages évoluent avec plus ou moins d’aisance dans un monde de poncifs et de préjugés, contraints de composer avec une doxa aussi insidieuse qu’omniprésente. Capable de gangrener tous les domaines de l’existence, jusqu’au plus petit détail du quotidien. Or, ce qui nous est ici narré, c’est justement le quotidien de héros fort dissemblables entre eux, mais dont les destins vont se croiser, voire se mêler au hasard de rencontres plus ou moins fortuites.  Ainsi naissent des couples improbables, des amitiés et des inimitiés irrationnelles et d’autant plus solides.

» Il y a là Evremont, qui écrit d’une main des romans de gare et de l’autre des textes érotiques, misanthrope prompt au sarcasme, préférant à celle des humains la compagnie d’un chien qu’il appelle Charlus. Sans, du reste, que cette réminiscence proustienne induise quoi que ce soit sur les mœurs d’un animal dont la seule particularité est de rester prostré toute la journée dans son coin. Evremont se liera pourtant avec Jonathan, étudiant en pharmacie en rupture d’amphithéâtre, passionné par les livres de Houellebecq. Amoureux de la jeune Valérie, sa condisciple, qui le fera condamner pour viol et lui préfère, du moins pour un temps, un grand Noir prétendument sans papiers. Ce qui lui confère, comme on s’en doute, un prestige inégalable.

» Et puis, parmi les principaux protagonistes, Mohamed Al-Mansour, dit Charlie, fils métis de l’épicier arabe. Un collégien attachant qui fera ses premières armes amoureuses avec Tosca, une « grande » déjà lycéenne. Quelques autres aussi typés, campés avec un souci du détail qui leur donne une réalité saisissante. Les uns et les autres deviennent tour à tour les acteurs d’épisodes qui se succèdent ou s’enchaînent comme les séquences d’un film dans lequel  le télescopage d’images voisinerait avec l’usage du fondu-enchaîné.

» On se gardera, bien entendu, de dévoiler tous les éléments qui aboutissent à un dénouement inattendu. Le ton unique de ce roman tient à un subtil mélange de comique et de tragique. A l’observation malicieuse, certes, mais pénétrante, d’un narrateur omniscient. Enfin, et ce n’est pas le moindre de ses charmes, à une langue somptueuse. Didier Goux est un amoureux des mots. Il sait ce qu’écrire veut dire. L’imparfait du subjonctif lui vient sous la plume avec un parfait naturel. Sans affectation, sans affèterie. Pas un critère ? Bien sûr que si. Paraissent aujourd’hui tant de romans bâclés, au style relâché ou ridiculement ampoulé,  que tomber sur un livre bien écrit s’apparente à une divine surprise. Bonne à être signalée. »

L'article est intitulé : Un roman gouleyant. Sur ce, je m'en vas me pomponner, avant de filer chez l'éditeur du roman gouleyant en question.


Samedi 9 juillet

Onze heures du matin. – Cela a commencé jeudi soir, au retour de chez les Desgranges : mû par une impulsion soudaine (exemple de ce qu'on écrit sans réfléchir : une impulsion peut-elle être autrement que “soudaine” ?) – et même assez violente : j'en fus un peu surpris –, j'ai écrit un billet par lequel j'annonçais, assez pompeusement je dois dire, que je me refuserais désormais à lire les billets ou articles écrits en jargon post-moderne au lieu d'en français. Puis, hier soir, sans y avoir davantage réfléchi – mais peut-être la réflexion s'était-elle fait souterrainement, suite au billet évoqué –, j'ai supprimé d'un geste la totalité de ma blogroll, ainsi que les quelques blogs que j'avais en “lien caché”, solidement déterminé à ne plus rien lire de stupide, ou simplement d'inutile. Ce matin, je me sens comme celui qui en est à son premier jour de sevrage tabagique (en nettement moins difficultueux toutefois), et se trouve tout entier empli par un mélange apparemment contradictoire de frustration et de contentement de soi – le contentement, ici, l'emportant de façon nette sur la frustration, laquelle est légère. J'espère fermement me tenir à cette résolution, que j'estime de sagesse, de ne plus aller patauger dans ces cloaques où l'on va barboter d'abord pour en rire et s'en moquer, mais qui finissent par avoir raison de vos nerfs, et de votre moral, par leur satisfaite et inflexible bêtise. Je ne dis évidemment pas cela pour la plupart des blogs qui se trouvaient dans ma liste personnelle puisque, les ayant choisis en toute liberté et connaissance de cause, il serait malvenu de les renier. Seulement, à travers eux, par ricochet en quelque sorte, j'avais accès à tous les marécages dont je viens de parler ; il fallait donc trancher à la racine, ce que j'ai fait.

– Je suis occupé, depuis hier, à relire ce très agréable volume de Jean Dutourd qui s'intitule L'Âme sensible, paru à la fin des années cinquante. Il s'agit d'une promenade à travers l'œuvre et la vie de Stendhal, faite dans les pas de Mérimée, en s'appuyant, paragraphe après paragraphe sur le texte que celui-ci a laissé sur celui-là, qui fut son ami durant une vingtaine d'années, c'est-à-dire jusqu'à la mort de Beyle, en 1842. C'est exactement le genre de texte vagabond que j'avais besoin de lire en ce moment, dont la nonchalance souriante pourrait cacher la profondeur et la justesse de regard à un lecteur trop pressé. Puisque nous en sommes au cabinet de lecture, j'ai reçu il y a deux jours l'étude que Philippe Boulanger a consacré à Jean-François Revel et que les Belles Lettres ont publiée ; et, ce matin, trois livres de Jacques Laurent : Le Dormeur debout, L'Inconnu du temps qui passe et Moments particuliers. Autant d'ouvrages qui ont ranimé mon appétit de lecture, lequel me paraissait un peu défaillant ces dernières semaines (d'où ma relecture des trois volumes que je possède de Dutourd, et qui sont de critique littéraire : dans les moments de désarroi, se replier sur ses minima, comme disait Barrès).

– Les cinq heures passées chez Agnès et Michel Desgranges, jeudi, ont été ce qu'elles sont chaque fois, c'est-à-dire fort agréables, rythmées par des conversations où les livres et les séries télévisées ont fait à peu près jeu égal. Michel est depuis quelques semaines (ou mois ?) entré dans un nouveau cycle de lectures centré sur Hollywood, des origines à 1950 environ, et l'histoire de ceux qui l'ont fait, que l'on appelle je crois les “nababs”. J'ai eu d'autant plus de plaisir à l'écouter en parler que c'est un domaine qui m'attire et m'intéresse aussi beaucoup ; malheureusement, j'ai l'impression que, des livres qu'il a évoqués, fort peu semblent avoir été traduits en français.

Nous avons aussi un peu daubé sur l'état de déliquescence, voire de démence, du monde tel qu'il débloque. Michel éprouve une sorte de jubilation à débusquer les preuves les plus démentes de ce qu'on ne peut même plus appeler, à mon sens, le politiquement correct. Ainsi me racontait-il la mésaventure survenue à ce gamin de 7 ou 8 ans qui, dans une école de l'État de New York, s'est avisé d'employer pour ses camarades qui l'entouraient le mot browny, simplement parce qu'il évoquait la pâtisserie ainsi désignée depuis la plus haute Antiquité, comme dirait Vialatte. Or, il se trouve que ce terme sert aussi à désigner les noirs, et plutôt, si j'ai bien compris, d'une façon désormais perçue comme péjorative. Un des petits camarades en question ayant été “rapporter” à l'institutrice que notre héros-malgré-lui avait employé le mot honni, celle-ci a immédiatement téléphoné à la police locale. La machine démentielle s'est alors mise en marche, un flic en uniforme débarquant à l'école pour interroger le dangereux contrevenant, et une enquête étant diligentée auprès des parents pour tâcher de déterminer s'ils employaient eux-mêmes ce mot et dans quel sens ; le tout avec menace, en cas de “racisme” avéré, de soustraire leur fils à leur néfaste influence. Il m'a semblé que, parvenu à un stade aussi asilaire – lequel sera sans doute notre lot d'ici quelque temps –, on ne pouvait même plus s'indigner : seul le rire demeure une arme efficace, du moins tant que le rire reste autorisé. Après, ce point dépassé, nous descendrons rire dans les catacombes.

Sept heures vingt. – Ce qui est bien, dans le fait d'écrire des livres, même peu ouverts ensuite, c'est qu'on parvient tout de même à atteindre quelques personnes dont on est content qu'elles vous aient lu. Ainsi de M. Aboucaya, l'auteur de la critique parue dans le Salon littéraire de Joseph Vebret et que j'ai reproduite ici jeudi dernier. Voici le mail que je lui ai envoyé ce matin :

Monsieur,

Joseph Vebret m'a, il y a deux jours, transmis l'article que vous avez eu la gentillesse d'écrire pour son Salon à propos de mon roman. Ce que vous disiez d'En territoire ennemi, voilà deux ans, m'avait déjà fait chaud à l'âme, cette nouvelle recension me comble car j'y ai senti une empathie réelle et un œil de vrai lecteur. C'est donc avec émotion et fierté que je vous déclare membre de plein droit, et même d'honneur, de l'un des clubs les plus fermés qui soient sur cette terre, celui des gens qui ont lu Le Chef-d'œuvre de Michel Houellebecq ; admission qui, soyez-en bien sûr, ne vous procurera aucun avantage d'aucune sorte, ni en ce monde, ni, je présume, dans l'autre.

La réception de mon malheureux Chef-d'œuvre, qui doit se situer quelque part entre Azincourt et Trafalgar, m'a, je l'avoue, quelque peu chiffonné durant trois ou quatre semaines ; j'ai tendance, depuis, à m'en amuser (là, petite bravade d'auteur déçu…) ou, au moins, à hausser les épaules et à reprendre un verre de riesling. Mais je dois reconnaître que ce néant presque total dans lequel nous nous sommes perdus, ce roman et moi, ne m'incite guère à me lancer dans un nouveau livre, comme Michel Desgranges me presse de le faire : je m'en voudrais un peu, je crois, de ruiner les Belles Lettres à moi seul !

Mais je bavarde, je bavarde (je placote, comme dirait mon épouse, semi-québécoise…), alors que je sais fort bien que le jardin ne se tondra pas sans mon aide active. Laissez-moi donc vous remercier une nouvelle fois pour le temps que vous avez bien voulu me consacrer et pour la manière fraternelle que vous avez eu de le faire, ce pour quoi je reste votre obligé fort content de l'être.

Résolument vôtre,

Didier Goux

Et voici la réponse que je viens à l'instant d'en recevoir :

Cher Monsieur,

Bonne surprise que votre message ! Je suis ravi que ma recension du Chef-d’œuvre vous ait plu. Elle est enthousiaste, mais c'est un enthousiasme sincère : En territoire ennemi m'avait alléché, je n'ai pas été déçu. C'est donc avec la même émotion et la même fierté que les vôtres que je reçois l'inestimable distinction dont vous m'honorez. Toutefois, il va sans dire que mon seul souhait est l'ouverture de ce club très fermé, non au plus grand nombre, pouah, mais à un public (je n'aime guère "lectorat") assez raffiné pour en goûter le sel et les subtilités. Faute de quoi, il faudrait choisir entre des conclusions aussi déplaisantes et irréalistes les unes que les autres : ou bien votre roman ne vaut pas un clou, ce qui implique ipso facto que je suis un bien piètre critique; ou bien il est bon mais je n'ai su mettre en exergue ses qualités, ce qui débouche sur le même constat peu réjouissant - du moins pour moi. Sauf à supposer, encore, l'incapacité des Belles Lettres à mettre ses auteurs en valeur, hypothèse que je repousse d'un pied indigné, connaissant la compétence de Dany de Ribas et le goût littéraire de Michel Desgranges. Ultime suspicion : le bon Vebret a mis une bonne quinzaine de jours avant de publier ma critique, arguant de prétextes fallacieux, au point que j'ai dû lui retourner mon texte et le morigéner un peu. Tiendrions-nous là une piste sérieuse concernant l'obstruction dont vous fûtes, jusqu'ici, l'innocente victime ? Je livre tout cela à votre méditation.

Mais, au fond, peu importe. Vous avez raison de vous gausser d'un insuccès dont vous pourriez à bon droit, du reste, vous réjouir : et si votre livre était trop bon, tout simplement, pour que les lecteurs actuels pussent (imparfait du subjonctif) l'apprécier à sa juste valeur ? Suivez donc le conseil de Desgranges, concoctez-lui un autre bouquin dont nous nous régalions. Trinquons donc, d'ores et déjà, à ce futur chef-d’œuvre, non de M. H.,  mais de vous.  Au riesling, soit, si vous y tenez, mais un saint-émilion grand cru pourrait faire l'affaire. Aux deux, successivement et sans modération, serait encore mieux.

Le monde étant ce qu'il est, c'est-à-dire bien petit, je forme le vœu que nous puissions un jour nous rencontrer, ici ou là. Par exemple, à l'occasion d'une manif, contre la piéride du chou, cause aussi majeure qu'urgentissime, vous en conviendrez. Les calicots porteurs du slogan Perfide piéride, on te trucide ! sont en cours d'impression. Je vous tiendrai, bien sûr, informé.

En attendant, je vous souhaite l'été le plus serein qui soit et vous assure de mes sentiments très cordiaux,

Jacques Aboucaya

– En plus de cette correspondance et de la lecture panachée de Dutourd et Boulanger, j'ai également fait deux lessives complètes, la première de blanc, la seconde de couleurs ; ce qui m'a emplit d'une satisfaction non dénuée d'une certaine fierté. Demain, il va s'agir de me sortir du crâne et des doigts six mille signes à propos des pantins monégasques : le salariat ne connaît pas le repos dominical, en tout cas pas le mien.


Dimanche 10 juillet

Sept heures dix. – Deuxième jour de sevrage bloguesque et forumnique (car j'ai aussi supprimé les In-nocents de mes liens) : je m'en porte admirablement, ravi d'avoir passé si peu de temps devant l'ordinateur et davantage à lire au salon. Il a tout de même fallu écrire mes six mille signes à propos du caillou monégasque, mais c'est du temps perdu payé, donc pas tout à fait perdu pour tout le monde.

– Parce que je viens précisément de tomber, dans un article d'Atlantico, sur une phrase absurde que j'ai aussitôt épinglée à mon mur (« Tous les colis suspects attirent l'attention. »), je me dis que, du fait de ma désertion internétique, mon blog “Modernœuds” risque de s'appauvrir drastiquement, la majeure partie de ma récolte se faisant justement en ces lieux où je ne vais plus. Je ne vais tout de même pas me mettre à lire la presse à seule fin de le nourrir !


Mardi 12 juillet

Sept heures et quart. – La journée d'hier m'a considérablement rajeuni, dans la mesure où, par suite de la défection des uns et des autres, je me suis retrouvé à faire du rewriting – mais, par bonheur, à le faire de la maison, ce qui a rendu l'inévitable attente du travail nettement moins pénible, et même pas pénible du tout, puisque la seule obligation que je m'étais donnée était de passer toutes les demi-heures devant cet ordinateur pour voir si un nouveau labeur m'avait échu (mais “échoir” se conjugue-t-il bien avec cet auxiliaire ? Le doute me saisit). Quant à aujourd'hui, en dehors de six mille signes concernant Jean-Pierre Pernaut (à qui il n'arrive rien) et qui furent facilement et vite expédiés, je n'ai fait que poursuivre le roman de Jacques Laurent en cours. (Et c'est tout de même extraordinaire car, le lisant depuis hier, me voici soudain incapable de me souvenir de son titre. Si ce n'est pas du racornissement mental, qu'est-ce que c'est ?)

– Je viens d'abattre la tapette en plastique sur une mouche importune, comme je le fais une douzaine de fois par jour en ce moment que nous vivons les portes ouvertes. Et, comme d'habitude, je me suis penché pour vérifier qu'elle était bien morte, et non seulement agonisante : assassin, mais pas sadique…

– Mon sevrage internétique continue de fort bien marcher.


Jeudi 14 juillet

Sept heures dix. – Comme chaque année, nous avons vécu une grosse demi-heure, ce matin, avec la Patrouille de France, passant et repassant au-dessus de nos têtes à une altitude anormalement basse pour des chasseurs. Je suppose que décollant de la base d'Évreux – où ils sont arrivés de Salon-de-Provence il y a déjà deux ou trois jours –, ils tournent à proximité, c'est-à-dire pile ici, à l'aplomb de nous, en attendant qu'ordre leur soit donné de filer vers Paris, de façon à être au-dessus des Champs-Élysées à la minute près où ils y sont attendus.

(Maintenant que j'y réfléchis, je me demande si je n'ai pas employé l'expression “à l'aplomb de” fautivement et si elle peut être utilisée pour quelque chose se trouvant au-dessus et non en dessous : à vérifier.)

– L'essentiel de la journée (hormis l'heure que j'ai passée à écrire six mille signes à propos de Lola Dewaere) a été voué à la lecture de La Maison Philibert, roman signé Jean Lorrain, et bien meilleur que ce que je m'attendais à trouver. Il date de 1904 et dresse un tableau plein de verve du petit monde parisien des souteneurs et des prostituées “populaires”. On y trouve aussi la description d'une “maison” de province, celle qui donne son titre au roman, pleine d'une certaine tendresse n'excluant pas la drôlerie. En somme, j'ai découvert un homme valant mieux que sa petite réputation de journaliste à potins et ragots, et qui reste surtout connu pour s'être battu en duel avec Proust, après la sortie des Plaisirs et les Jours.


Vendredi 15 juillet

Sept heures vingt. – Cela devient très curieux à observer, de la part de nos “autorités” aussi bien morales que politiques, ces phénomènes de déni face aux actes de guerre menés contre nous par les musulmans (oui, oui : je stigmatise ; et, circonstance aggravante, je le fais en toute connaissance de cause). Plus la violence monte, plus, évidemment, il devient difficile de masquer sa source quasiment unique, et plus elles s'y emploient, avec une sorte de frénésie dont on sent bien qu'elle a annihilé chez nos impavides élites tout sens du ridicule. Ainsi, depuis ce matin, à propos du carnage qui a eu lieu à Nice, on parle sans honte, dans diverses gazettes, de “camion fou” ou de “chauffard”. Car chacun sait, et depuis toujours, qu'un poids lourd peut soudain, et sans prévenir, perdre l'esprit. On sent bien que, si le prochain kamikaze mahométan fait huit cents morts plutôt que quatre-vingts, il va devenir un “conducteur imprudent”. On le tancera fermement pour avoir eu le pied “un peu lourd” sur l'accélérateur et, pour le conscientiser au niveau du conduire-ensemble, un juge l'enverra, dans le cadre des travaux d'intérêt général qui ont toujours donné de si merveilleux résultats, on l'enverra donner des cours de code de la route aux enfants des écoles, pour les sensibiliser au problème de l'incivilité routière, laquelle peut frapper n'importe qui de 7 à 77 ans.


Dimanche 17 juillet

Sept heures et demie. – Nous attendions Rémi Usseil hier à midi. À midi vingt, je commençais à m'inquiéter ne ne pas le voir, sachant qu'il ne faut pas plus de vingt minutes pour venir ici d'Évreux, d'où j'avais compris qu'il partait. L'imaginant déjà en panne au bord de la nationale 13, j'ai téléphoné à ses parents, qui par chance sont dans l'annuaire et le sont sous leur nom. Sa mère m'ayant appris que, contrairement à ce qui était initialement prévu, Rémi arrivait directement d'Orléans, son retard m'a soudain paru tout à fait justifiable ; de fait, il pointait son nez une dizaine de minutes plus tard. Le reste de la journée fut fort agréable, en tout cas pour moi qui, comme d'habitude, ai parlé beaucoup plus que Rémi (c'est la situation inverse de ce qui se passe chez Michel Desgranges, où je ne fais à peu près qu'écouter). Il en est à la moitié de sa troisième chanson de geste, consacrée celle-ci à Roland, et s'apprête à commencer, à la demande de Caroline Noirot, la patronne des Belles Lettres, une anthologie de textes littéraires médiévaux (de l'ensemble de la littérature de cette époque, ou seulement les chansons de geste ? Je n'arrive pas à m'en souvenir), ce qui m'a semblé une fort judicieuse idée, car je ne doute pas qu'il va se tirer brillamment de l'exercice.

(Je pense soudain que j'avais prévu de lui prêter la trilogie de François Taillandier, L'Écriture du monde, et que j'ai complètement oublié d'aller tirer les volumes de leur rayonnage, au moment de son départ. Ce sera pour son prochain passage.)

– Aujourd'hui, journée chaude et tranquille. Ce soir, tout à l'heure, un film d'Alain Resnais que nous n'avons jamais vu : Cœurs. Avec sa bande d'acteurs habituelle.


Mardi 19 juillet

Sept heures et quart. – Trop chaud, depuis hier, pour avoir envie de venir traîner dans ce journal, l'heure venue de le faire. En maintenant porte et fenêtres ouvertes toute la nuit, puis en les refermant avant neuf heures du matin, j'arrive à conserver une relative fraîcheur dans la Case jusque vers deux heures de l'après-midi ; mais, ensuite, cela monte inexorablement. Ce devrait être encore la même chose demain. Je passe donc la journée dans la maison, elle aussi hermétiquement close dès neuf heures, à lire “en panaché” les Mémoires de Raymond Aron et le Journal de Jules Renard. Le contraste est saisissant entre les deux, car qui chercherait le moindre pétillement d'esprit, le plus petit frémissement de style chez le premier serait assuré d'en ressortir bredouille. Ces mémoires valent surtout pour le tableau historique d'un gros demi-siècle, dressé par une intelligence supérieure à la moyenne et qui, surtout, fut constamment mêlé à cette histoire, non en tant qu'acteur, mais comme témoin du premier rang. Quant à Renard, nous en reparlerons quand il fera moins chaud.


Mercredi 20 juillet

Sept heures et demie. – Lorsque les nuages sont arrivés, en début de matinée, et que quelques gouttes d'eau ont atteint le jardin, nous nous sommes crus sauvés de la chaleur de ces derniers jours. Hélas, ce crétin impérialiste de soleil a eu tôt fait de disperser tout ce petit monde façon puzzle, avant de faire remonter le thermomètre au-delà des 30° qui marquent en quelque sorte mon seuil extrême de tolérance. Il paraît que les choses doivent s'arranger à compter de demain…

– Je ne crois pas avoir dit que mes échanges épistolaires (mais peut-on employer ce mot pour désigner des zimmels ?) avec M. Aboucaya se sont non seulement poursuivis mais intensifiés ; j'y prends beaucoup de plaisir, au point que j'ai bricolé il y a quelques jours un petit document Word dans lequel j'empile en les datant les dits échanges.

– Reçu ce matin Histoire égoïste, mémoires ou autobiographie, je ne sais encore, de Jacques Laurent.


Jeudi 21 juillet
  
Sept heures et quart. – Dans le himmel que j'ai reçu de lui hier, M. Aboucaya me dit entre autres choses ceci : « Incidente : je suis émerveillé par votre puissance de travail : cinq mille signes par ci, le blog par là, les journaux, la correspondance... Comment parvenez-vous à mener à bien tout cela ?  » Il n'est évidemment pas le premier à s'ébahir de la sorte, devant ma supposée “puissance de travail”, mais j'en suis, moi, sincèrement surpris à chaque fois. Déjà à l'époque où j'écrivais cinq ou six Brigade mondaine par année, j'avais l'impression de mener une vie, je n'irais pas jusqu'à lymphatique, mais disons : assez nonchalante ; en tout cas, faite de plus de temps libre que de travail. Si bien que, maintenant, délivré de cette chaîne-là, il me semble ne plus rien faire du tout, rien qui vaille la peine qu'on s'y arrête, et encore moins qu'on s'en épate : mes journées me semblent être chacune un grand Sahara de lecture, parsemé de rares et minuscules oasis de travail (et, dans cette image maladroite, c'est l'oasis qu'on cherche à éviter, tandis que le désert est toujours attirant, parce que c'est lui qui étanche la soif).

– Lu environ deux cents pages de l'Histoire égoïste de Laurent : les premiers chapitres sont fort réussis, donnant un tableau qui semble assez véridique de ce que pouvait être l'enfance d'un fils de la bourgeoisie parisienne (point trop argentée, mais très soucieuse de son rang) des années 1920.

– Tontine.


Vendredi 22 juillet

Sept heures dix. – Rendu aux deux tiers environ du livre de Jacques Laurent : les chapitres de la guerre, dont je sors tout juste, m'ont moins intéressés que ceux consacrés à son enfance. Non, disons plutôt : moins charmé, moins poussé à la rêverie, sans doute du fait qu'ils sont plus analytiques, plus “adultes” (et, donc, en ce sens, tout aussi réussis que les précédents, puisque précisément la déclaration de guerre de 1939 coïncide plus ou moins exactement avec l'entrée de l'auteur dans cet âge).

– Reçu un himmel de Philippe B., me demandant si je pourrais passer à Levallois mardi prochain, car il aurait besoin de me voir, dit-il, “en chair et en os”. Je crains que ce ne soit que pour parler du prochain hors-série de FD, “Destin brisés” n°7, chose qui pourrait fort bien se régler par himmels. Cela dit, j'en ai aussitôt profité pour demander – et obtenir – un rendez-vous auprès de Mme Catherine M. (non : pas Millet…), la personne qui est plus en moins en charge de mon cas dans l'affaire des départs volontaires : si les dossiers de candidature doivent être remis à la DRH à partir du premier septembre, il s'agirait de commencer à le constituer, ce dossier.

– Reçu ce matin l'Histoire de la littérature française de Gustave Lanson, édition Hachette de 1910, livre en très bon état. Je ne l'ai évidemment pas acheté pour réviser mon histoire de notre littérature (encore que ce ne soit jamais inutile), mais pour voir quel œil posait dessus elle ce grand nom de la critique littéraire, qui régna presque sans partage de la fin du XIXe au premier tiers – au moins – du XXe siècle sur l'Université, ayant terminé sa carrière comme directeur de l'École normale supérieure de la rue d'Ulm.


Samedi 23 juillet

Sept heures dix. – Quel livre remarquable aurait pu faire Aron de ses Mémoires, s'il avait été écrivain…


Lundi 25 juillet

Sept heures vingt. – Demain, donc, journée levalloisienne. Je suis de plus en plus certain que Philippe B. ne me fait venir que pour parler du prochain hors-série de FD, ce qui est rigoureusement inutile, dans la mesure où je sais déjà quels articles je devrai y écrire ; et je n'ai nullement besoin de lui pour me dire comment les écrire. Je n'attends rien non plus de mon entretien avec Catherine M., tant est tenace en moi l'impression que ces gens qui ont été mandatés par mon employeur pour nous guider dans cette espèce de maquis n'en savent pas plus long que ceux qui arrivent dans leurs bureaux avec des questions précises. Pour que ma journée ne soit pas totalement gâchée, j'ai eu l'idée de demander à Matthieu Woland s'il voulait (et pouvait) venir déjeuner avec moi : il peut et il viendra.


Mardi 26 juillet

Sept heures et demie. – Journée merdique, hormis l'oasis d'une heure et demie, déjeuner, passée en compagnie de Matthieu ; non pas au restaurant À table ! (mon Dieu, ce nom !) comme c'est l'habitude, mais, pour cause de fermeture estivale d'icelui, à L'Ambiance d'à côté, en terrasse, ce qui m'a plutôt rajeuni, mais pas forcément pour me rendre plus primesautier. Il se peut, d'ailleurs, que Matthieu m'ait trouvé un peu absent, car, installé à cette table, en bordure de devanture, où j'ai déjeuné tant de fois, je me suis pris à penser à François, mort en 2013 ou 2014 – cancer, évidemment –, rédacteur en chef en son dernier avatar, avec qui j'ai passé des heures ici même. Il a surgi de manière impromptue car, depuis sa mort, je n'ai guère pensé à lui, je crois. Et, même, quand il m'arrive d'y penser, c'est plutôt pour me dire que nous n'avons jamais été réellement amis. Mais soudain, d'être assis là, nos déjeuners ont ressurgi, et ils étaient souvent fort agréables, avec ces conversations sans trop d'objet, diluées par les pichets de sauvignon – cette piquette que nous n'aurions accepté de boire nulle part ailleurs que là – qui s'enchaînaient de façon assez harmonieuse, finalement.

Matthieu ne peut évidemment rien en savoir, mais le fait d'être assis en face de moi, précisément ici, sur ces chaises de bois incertaines, lui a ôté une sorte de réalité, par rapport à ce mort qui s'invitait à notre déjeuner. À plusieurs moments, j'aurais aimé, soit qu'il disparaisse, soit qu'il ait la capacité de chasser l'intrus ; naturellement, il n'était en son pouvoir de faire ni l'un ni l'autre. Du reste, je ne tenais pas à ce qu'il fasse ceci, ni cela : j'étais content d'être avec lui et, ma foi, pas fâché du surgissement de François. Mais je n'arrivais pas à bien concilier les deux : j'aurais eu besoin de deux déjeuners, l'un avec ce fantôme, l'autre avec cet ami que la vie m'a apporté (tu es obligé de devenir pompeux et niais ?). Bref, mon passé, pourtant très récent, bien plus naguère que jadis, s'est invité aujourd'hui sans me demander mon avis.

– Du coup, je n'ai plus du tout envie de parler du côté “merdique” de la dite journée : on verra demain.


Mercredi 27 juillet

Sept heures et demie. – Dernière lubie de Catherine, qui a très mal pris l'égorgement du vieux curé de Saint-Étienne-du-Rouvray : aller vivre en Corse, sous prétexte que ces insulaires ne semblent pas disposés à se laisser marcher sur les pieds par les hordes négro-arabes qui commencent à faire la loi en métropole, et à qui nous n'avons à opposer que notre volonté de continuer à “faire la fête en terrasse”, puisque nous n'avons plus rien d'autre comme horizon, apparemment. Elle a donc commencé à se renseigner sur le prix des locations, puisque, comme l'on sait, il n'est guère raisonnable de vouloir acheter une maison en Corse quand on n'est pas corse. Je suis bien persuadé que ce projet ne se réalisera jamais, et pourtant, je dois dire qu'il m'amuse plutôt. Vivre dans un endroit où les musulmans raseraient les murs et où les natifs n'auraient nulle honte d'être ce qu'ils sont, voilà qui me plairait assez.

Sinon, rester en France reviendra à subir ad nauseam les discours piteux des petits militants du nouveau monde, tels ceux de cette pauvre Élodie qui, après avoir titré un billet “Ne pas céder à la désunion”,  fait acte d'un militantisme aussi bas du front qu'il est possible pour “démontrer” que tout ce qui arrive est de la faute de la droite et de l'extrême droite, c'est-à-dire fait tout ce qu'elle peut pour consacrer les traditionnelles désunions. Cette malheureuse fille, qui a perdu six ou sept ans de sa vie à faire des études inutiles, raisonne comme une gamine de 17 ans qui vient de découvrir le militantisme ; et l'on sent bien qu'elle n'ira jamais plus loin ni plus haut : quand elle a trouvé deux arguments contre ses adversaires politiciens, on la sent aux frontières de l'orgasme. Quelque chose, en elle, doit savoir qu'elle n'est qu'une petite fille raisonneuse, comme on en rencontre chez la comtesse de Ségur, à la fois pénible et attendrissante, qui s'imagine qu'elle met “tout en l'air au château de Fleurville”, alors qu'elle ne fait que suivre sagement les traces de ses grand-parents (dans l'ordre de “l'esprit”, s'entend…). On la voit tellement bien, tirer la langue en écrivant, s'appliquer aux pleins et aux déliés idéologiques, calligraphier comme il convient la pensée qu'on lui a inculquée, qu'on a presque envie de lui prendre le porte-plume des mains pour tenter de faire moins maladroit et stupide.


Jeudi 28 juillet

Sept heures et demie. – Publication de mon journal de juin ce matin. Puis, lecture des Dernières nouvelles du jazz, que son auteur, Jacques Aboucaya, m'a aimablement envoyées ces jours derniers. Il s'agit de nouvelles (quinze, si ma mémoire est bonne : le livre est resté dans le salon…), comme l'indique le titre de l'ensemble, toutes ayant, toujours comme le titre l'indique, le jazz sinon pour sujet du moins pour toile de fond, pour “milieu amniotique”. Première qualité du livre : il ne présente aucune disparate, ce qui est l'un des écueils du recueil de nouvelles, plus souvent “fourre-tout” qu'ensemble cohérent, c'est-à-dire pensé, comme c'est le cas ici ; je veux dire que toutes sont de qualité sinon égale (chacun aura ses préférences) du moins équivalente, toutes se situent au même niveau d'exigence et de réussite. Jacques Aboucaya manie une langue fluide, aisée en apparence, un brin nonchalante, qui pourrait faire penser à un chorus de Lester Young si on se risquait aux comparaisons hasardeuses, que l'on n'est pas du tout sûr de pouvoir maîtriser. Comme le jazz mène à tout, et sans même qu'il soit besoin d'en sortir, certaines nouvelles partent franchement dans le fantastique, Aboucaya ne reculant ni devant les soucoupes volantes ni devant les petits hommes verts qui en sortent ; mais qui sont, bien entendu, très férus de new-orleans et de bop. Du reste, je ne sais si c'est l'éditeur ou l'auteur lui-même qui précise en quatrième de couverture qu'il n'est pas nécessaire de connaître le jazz pour aimer ces nouvelles, mais je trouve l'affirmation un peu hasardée tout de même. En tout cas, il me semble que le lecteur pour qui le jazz serait une totale terra incognita perdrait beaucoup en les lisant ; ne serait-ce que parce que les noms cités dans telle nouvelle ou telle autre n'arrivent jamais là pour une banale et superficielle question de name-dropping : selon ce que l'on sait des musiciens, de leur style, de la manière dont ils jouent de leurs instruments, etc., ils colorent différemment la nouvelle dans laquelle l'auteur les a convoqués, et donnent des indications non dépourvues de sens sur les personnages eux-mêmes, selon qu'ils admirent celui-ci ou s'inspirent de celui-là. J'admets que les nouvelles sont suffisamment ingénieuses, aussi bien construites qu'écrites, pour qu'on puisse trouver du plaisir en les lisant, même si on ignore tout de l'existence d'un Charlie Parker ou d'un Sonny Rollins, mais enfin, ce lecteur-là perdra tout de même quelque chose : la note bleue que Jacques Aboucaya sait faire sonner et se prolonger dans ces courts textes à la fois variés et profondément homogènes.


Vendredi 29 juillet

Midi. – Anniversaire de Catherine ; dont je ne dirai pas l'âge puisque, pour les gens de ma génération, cela reste une chose qui ne se fait pas, surtout quand les dizaines commencent à s'empiler dangereusement. Je dis “pour les gens de ma génération” car c'est une chose que j'ai constatée souventes fois chez mes jeunes confrères en journalie, cette obstination à lourdement indiquer l'âge des actrices ou chanteuses, spécialement lorsqu'elles se mettent à prendre de la bouteille. Ce qui me frappe toujours – ou plutôt me frappait : c'était à l'époque où j'étais encore rewriter –, c'est leur totale incompréhension lorsque je leur dis que c'est une grossièreté d'indiquer l'âge des dames “mûres”, et surtout de le faire avec l'insistance qu'ils y mettent souvent. « Mais c'est une information ! », me répliquent régulièrement certains. Non, justement : dans la plupart des cas, ce n'en est nullement une, en tout cas elle ne représente aucune valeur ajoutée dans l'article où elle se trouve. Il va de soi que si j'écris un article sur le centième anniversaire d'Olivia de Havilland (ce que j'ai fait il y a quelques semaines), son âge est primordial. Si telle actrice ou chanteuse part en tournée à travers la France et l'Europe à 92 ans, indiquer son âge donne plus de valeur à son “exploit”, lui confère une dimension presque héroïque. Mais dans la majorité des cas, l'indication de l'âge n'est qu'une petite grossièreté gratuite, comme s'en permet l'époque tous les jours, sans même les percevoir comme telles.

Bref, c'est l'anniversaire de Catherine, et c'est pourquoi nous avons fait ce matin un détour chez le caviste de Pacy, afin de lui acheter champagne et pouilly-fuissé, pour ce soir.


Samedi 30 juillet

Sept heures dix. – Un peu surpris, ce matin, de recevoir déjà La Tour, le journal de Renaud Camus pour 2015, commandé il y a seulement quatre ou cinq jours. Naturellement, comme les années précédentes, j'ai cédé à la puérile pulsion consistant à filer directement à l'index, pour voir s'il était question de moi à un moment ou à un autre. Je n'ai droit, cette année, qu'à une seule “entrée”, celle du premier octobre ; elle n'est guère flatteuse pour moi, je le crains, mais elle mérite d'être un peu discutée. Je vais commencé par recopier le passage, et sans doute m'en tiendrai-je là pour ce soir, car le passage est un peu long. Voici :

« Plieux, jeudi 1er octobre 2015, minuit moins le quart. Jérôme Vallet a déposé sur Facebook, ce matin, je ne sais pourquoi, une discussion très désagréable à mon sujet, qui s'était déroulée sur le blog de Didier Goux, à son initiative, semble-t-il. Le consensus entre les participants était que mon inspiration littéraire avait subi un terrible rétrécissement, depuis le début du siècle. La majorité des intervenants attribuaient ce désastre à la place croissante de la politique, dans ma vie et dans mes écrits : elle avait terriblement décomplexifié et délittérarisé ma pensée et mon œuvre, qui avaient perdu toute vibration bathmologique de fait de ma concentration obsessionnelle sur des opinions et des thèmes précis, trop clairs, caricaturaux. D'autres, beaucoup moins nombreux, incriminaient l'amour, le bonheur, la vie de couple, trop régulière et paisible. Goux lui-même pensait qu'il fallait surtout chercher du côté de l'âge, de la réduction des moyens intellectuels et de la capacité littéraire, du fait de l'âge.

« Le piquant est que le rencontrant pour la première fois, il y a une quinzaine d'années, et confronté à son enthousiasme délirant qui m'embarrassait un peu (au moins socialement, devant des tiers), je lui avais prédit (un peu pour dire quelque chose) qu'un jour il ne le comprendrait plus du tout, cet enthousiasme ; et que toute cette ferveur exaltée se renverserait en son contraire exact, comme je l'avais vu cent fois arriver chez d'autres. Bien entendu il n'avait pas cru un mot de ce que je lui disais, et jurait ses grands dieux que pareil renversement ne se produirait jamais. »

Voilà le dossier, donc. commençons par le second paragraphe. D'abord, une première erreur factuelle, dénuée d'importance ici : nous nous sommes rencontrés pour la première fois à la fin de l'année 2006, c'est-à-dire il y a un peu moins de dix ans. C'était à une réunion de lecteurs et d'amis qui, suite à une lecture publique faite par Camus à Beaubourg de l'une de ses églogues, avait eu lieu chez Jean-Paul Marcheschi, dans cette rue dont le nom m'échappe en ce moment, qui commence rue du Louvre, à la hauteur de la Bourse du Commerce (ou anciennement telle). Je ne me souviens pas avoir été particulièrement “délirant”, ni même très prolixe dans l'expression de mon enthousiasme – très réel, lui. Mais enfin, le vin rouge aidant, il est possible que je l'aie été. Ce dont je suis sûr, en revanche, c'est que c'est seulement quelques mois plus tard, lors de notre second dîner privé, que Camus me fit cette réflexion que je l'aimais (ou admirais ?) trop et que, un de ces jours, je lui planterais un poignard dans le dos (ce fut son expression). Et, en effet, je lui avais alors juré que cela n'aurait jamais lieu. D'où son triomphe en demi-sourire et en forme de je-l'avais-bien-dit.

Seulement, Camus se trompe : bien loin de se transformer en “son exact contraire”, cet enthousiasme d'il y a dix ans est demeuré intact, pour les livres de lui publiés à cette époque et pour l'écrivain qu'il était (et est peut-être encore, après tout, même s'il persiste à n'en plus guère donner de preuves éclatantes). En clair, alors que par ce billet – que je vais aller relire ainsi que tous ses commentaires – j'exprimais, il me semble, une inquiétude au sujet de son pouvoir créateur, lui préfère se placer sur le terrain de la trahison. Or, il me semble que toute personne qui décide de rendre publics ses écrits accepte par là même, ou devrait accepter, que tel ou tel lecteur, après avoir été enthousiasmé par celui-ci, se déclare déçu de celui-là. On n'entre pas dans l'œuvre d'un écrivain comme on le fait en religion ; et, plongeant dans celle de Camus il  a dix ans, m'y immergeant totalement durant deux ans, et ne l'abandonnant jamais ensuite, je n'ai pas pour autant fait acte d'allégeance inconditionnelle à son auteur, il n'y eut, entre nous, ni adoubement ni ordination : seulement, de moi vers lui, et c'est déjà beaucoup, une admiration pour la plupart des livres qu'il a écrit depuis 40 ans. Mais lui-même semble voir les choses autrement et plus ou moins me refuser cette liberté de jugement dont je parle, puisque, deux paragraphe plus loin, il évoque ma “désertion” ; or, je ne me souviens pas d'avoir jamais signé d'engagement ferme dans une quelconque armée camusienne.

Je viens de rechercher le billet mis en cause par Camus : impossible de mettre la main ni l'œil dessus ! Me voilà donc un peu embarrassé pour aborder le premier paragraphe, auquel je comptais arriver maintenant. Ce dont je me souviens, c'est d'y avoir envisagé, en tant qu'hypothèse, un tarissement, total ou relatif, de la veine créatrice, ou disons purement littéraire. Mais je suis bien certain de n'avoir jamais parlé de “réduction des moyens intellectuels”, ce qui aurait équivalu à traiter Camus de semi-gâteux, ou en voie de gâtification, chose qui ne m'a jamais effleuré l'esprit. Et parler, en ce qui me concerne d'un “abandon” est tout aussi inexact, puisque je n'ai jamais cessé de lire les livres de Camus à mesure qu'ils paraissaient, à en rendre compte souvent dans le blog, à dire mon adhésion presque complète (presque parce que je trouve l'expression Grand Remplacement plutôt malheureuse en elle-même) à ses thèses “politiques” et à recommander toujours aussi chaudement la lecture de son œuvre, comme un certain nombre de mes amis pourrait en témoigner.

Il y a tout de même une chose amusante, dans ces deux paragraphes, c'est lorsque Camus se demande pourquoi Jérôme Vallet a cru bon de transporter billet et commentaires sur Facebook. Comme s'il était surpris de ce petit jet de bile, évidemment destiné à semer la zizanie entre lui et moi, de la part d'un individu que, lors de ce même dîner où il prophétisait son assassinat par moi, Camus nous avait dit ne plus le supporter, ni lui ni ses interventions sur les différents forums. Sur ce, je vais retourner à la lecture de La Tour, dans la lecture de quoi, malgré mes divers abandon et trahison, je suis plongé depuis ce matin à peu près sans interruption.


Dimanche 31 juillet

Sept heures vingt – La lecture du journal 2015 de Camus, à quoi j'ai passé l'essentiel de la journée, a fini par me mettre d'humeur morose ; non pas parce que je me serais agacé de ce qu'il y dit, et même y ressasse, mais au contraire parce que je ne suis que trop d'accord avec le tableau sinistre qu'il dresse, jour après jour, de la France, de l'Europe, du monde, de l'effondrement de nous-mêmes, de nos mœurs, etc. Le problème est que, ruse ou lâcheté, je m'efforce en règle générale de n'y point trop penser, à ce cataclysme en marche – disons pas plus d'une heure par jour, et encore : par petits “paquets” de dix minutes… –, et que, là, je n'ai fait que cela depuis ce matin. Comme, en outre, le regard de Camus est beaucoup plus aigu que le mien, et son ouïe bien plus fine, la douleur était d'autant plus vive. Et, face à une convergence si implacable de signaux négatifs, on finit par se dire qu'en réalité il est déjà trop tard, que l'agonie a été poussée trop avant pour qu'un retour à la santé soit encore possible, que le combat que Camus semble mener contre des moulins est tout à fait vain. Ce n'est pas une manière bien gaie de terminer le mois.

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