mercredi 26 avril 2017

Mars 2017











CAP À L'EST









Mercredi 1er mars

Six heures. – Petit apéritif imprévu (imprévu par moi) tout à l'heure : pour cause de Mercredi des Cendres (je ne sais pas trop où mettre des majuscules, ce qui doit trahir le mécréant…), Catherine vient de descendre assister à la messe de Pacy. (Et, avant de partir, cette recommandation humoristique : « Pense à le dire dans ton journal, que le père B. voie que je vais bien à la messe ! » Voilà qui est fait.)

– Après-midi animé par une paire d'électriciens, venus effectuer divers petits travaux : pose d'un radiateur électrique dans la chambre, remplacement de la VMC, réparation de la sonnette du portail. Comme ils ont travaillé à peu près silencieusement, nous n'avons pas été contraints à l'exil dans la Case. J'ai donc pu poursuivre la lecture du volumineux livre de Bernard Frank arrivé dans la matinée par porteur spécialement diligenté.

– À propos de ce livre, une chose m'a sidéré, et continue de m'être inintelligible. À quoi pouvaient penser les gens de chez Flammarion, lorsqu'ils ont décidé de réunir, en un volume de 1600 pages, neufs livres de Frank, sans proposer au lecteur la moindre table des matières ? C'est ce qu'on appelle se foutre du monde.

Huit heures et demie. – Je l'ai dit à Catherine quand elle est rentrée de sa messe : Verlaine, depuis quelque temps, me rend triste. Je précise : chanté par Léo Ferré, ce qui est généralement le disque que je mets lorsque je prends ce genre d'apéritif solitaire.  Mais Rimbaud ne me rend pas triste ; ni Baudelaire ; encore moins Apollinaire ; et ne parlons pas de ce pauvre Aragon, quand parfois je m'y risque. Ceux-là ne me font rien. Comprenons-nous : ils peuvent réussir encore à me séduire, charmer, etc., en dépit des décennies, mais je conserve, avec eux, mon empire sur moi-même. Avec Verlaine, désormais, non. Il me plonge dans des abîmes à la fois pénibles et agréables, c'est assez difficile à démêler. Effet de l'âge ? Ramollissement cérébral ? Peut-être, oui, mais pourquoi seulement lui ? Et jamais les poèmes les plus connus. Celui-ci, par exemple, a sur moi un pouvoir désormais sans partage : Je vous vois encore en robe d'été / Blanche jaune avec des fleurs de rideau / Mais vous n'aviez plus l'humide gaîté / Du plus délirant de tous nos tantôts. La mélodie de Ferré y est sans doute pour quelque chose, mais enfin je ne peux plus écouter cette courte chanson sans me recroqueviller à l'intérieur de moi-même, et que, en même temps, quelque chose venant du passé se dilate et m'envahisse, sans dire son nom et sans qu'aucun visage précis n'apparaisse. Et il se produit la même chose avec d'autre poèmes ; comme : Ô triste triste était mon âme / À cause à cause d'une femme ; ou encore : Une aube affaiblie / Verse par les champs / La mélancolie / Des soleils couchants. Sans qu'aucun visage précis, peut-être… mais enfin, ils viennent rôder, et les jeunes années avec.


Jeudi 2 mars

Sept heures et quart. – Demain, journée agitée. Le matin, à Rouen, diverses emplettes chez Ikéa (j'attendrai comme d'habitude Catherine dans la voiture, en compagnie de Bergotte), puis petite visite au pouçologue de la clinique de l'Europe, toujours pour Catherine ; heureusement, il s'agit d'un médecin-pas-en-retard… en principe. Ensuite, profitant que la moitié du chemin sera déjà faite, nous irons déjeuner chez ma mère, où Bergotte pourra enfin se dégourdir les pattes. Au retour du soir, après un trajet dont la météorologie nationale nous menace qu'il se fasse sous la pluie, quelques verres de riesling seront les bienvenus, je crois.

– Je n'ai pas dit que j'avais finalement abandonné Sainte-Beuve et Port-Royal aux alentours de la millième page ; je l'ai fait à un endroit où il me sera facile d'en renouer le fil d'ici quelque temps. À la place, comme lecture “du matin”, j'ai commencé l'histoire des Jésuites, dont j'ignorais jusqu'à présent que Lacouture en eût fait une : plus de mille pages, là encore. Quant aux après-midi, je poursuis mon cheminement dans l'œuvre de Bernard Frank (Les Rats, depuis hier). C'est d'ailleurs lui que, malgré l'épaisseur et le poids du volume, je vais emporter demain, pour le parking d'Ikéa et la salle d'attente de la clinique.


Samedi 4 mars

Sept heures et quart. – La journée d'hier fut, pour des raisons variées, du genre fatigant. Départ de la maison peu après neuf heures et demie, direction Rouen. Première halte dans une zone commerciale d'Elbeuf, Catherine ayant besoin de se rendre dans cet infernale labyrinthe pour rats consommateurs que l'on nomme Ikéa, et dans lequel je ne mets jamais les pieds. Je l'ai donc, comme à mon habitude, attendue sur le parking ; en cherchant désespérément des yeux un endroit abrité des regards pour y soulager ma vessie, sans en trouver aucun. (Évidemment, j'étais certain de trouver des toilettes à l'intérieur du monstre de tôle, mais je ne savais pas où et ne voulais pas courir le risque de devoir, pour ressortir, en parcourir tous les méandres ; je me retins donc.)

Après une quarantaine de minutes, réapparition de l'Épouse ; cap sur Rouen et sa clinique de l'Europe. En chemin, alors que nous venions de quitter l'autoroute pour la voie rapide rejoignant le centre de la ville, un panneau nous indiqua que, suite à un accident, la sortie XX était fermée. En effet, parvenus à hauteur de la dite, nous vîmes une dizaine de véhicules – pompiers, police… – entourant un gros camion citerne couché sur le flan. Nous ne pouvions pas deviner que cet accident allait avoir un impact pénible sur la suite de notre journée. À la clinique, tout se passa sans encombre, le pouçologue de Catherine n'ayant qu'une demi-heure de retard sur son planning. À midi et demie, nous récupérions Liselotte au parking (avec Bergotte dans son coffre) et mettions le cap sur Fontaine-le-Dun, où ma mère nous attendait pour déjeuner.

Quand nous ressortîmes de chez elle, la première chose que nous nous dîmes, Catherine et moi, fut que ma mère allait nettement mieux, qu'elle parlait de nouveau, s'intéressait à la conversation, la relançait, etc. ; bref, qu'elle semblait avoir franchi un cap important dans son deuil. Naturellement, cette constatation me ravit. En même temps, une voix nettement plus faible mais davantage insidieuse me murmurait que je ne devais pas tant me réjouir, dans la mesure où cette “résurrection” de ma mère se payait par un effacement encore plus grand de mon père. Et elle émettait l'hypothèse, cette voix, que, bientôt, nous allions tous nous comporter comme si ce père-là n'avait jamais vraiment existé. Je parvins à faire taire assez vite l'impertinente.

Nous quittions Fontaine-le-Dun à quatre heures et demie, comme chaque fois : cela devait nous mettre à la maison à six heures, moment propice à la fois au dîner de Bergotte et à l'apéritif de ses maîtres. Sauf que, suite à l'accident de la fin de matinée, le camion citerne contenant des produits toxiques, la circulation sur la voie rapide qui devait nous déverser plus loin dans l'autoroute A 13, avait été totalement interrompue dans les deux sens. On nous annonçait, par voie d'affichage, un itinéraire dévié. Mais allez donc, un vendredi en fin d'après-midi, transvaser l'énorme circulation d'un axe important dans des rues et des boulevards encombrés de feux tricolores, de ronds-points et de priorités ! Le temps de comprendre la mélasse qui nous attendait, nous étions déjà dedans, sur le tronçon encore libre de la fameuse voie, qui n'avait jamais aussi peu mérité son flatteur qualificatif.  C'était du “bouchon de chez bouchon” : avancée de cinquante mètres, arrêt total pendant plus d'une minute, voire deux ; puis rebelote. Tout cela sans savoir à quelle distance pouvait bien se trouver la déviation ; ni comment serait la circulation après. À hauteur du Petit-Quevilly, poussé par Catherine qui venait de voir une voiture le faire, je décidai de remonter en marche arrière une bretelle d'accès à notre voie rapide, bretelle que les nouveaux arrivants, voyant la situation, se gardaient bien d'emprunter, ce qui fait que la remontée s'est effectuée sans encombre.

Oui, mais après : où aller ? Comment se repérer dans une ville totalement inconnue, surtout quand on se trouve au cœur de ses déprimantes banlieues ? Pas question de programmer “maison” sur le GPS, lequel nous aurait immanquablement ramenés vers le trajet le plus logique… à savoir la voie maudite. Si l'on voulait malgré tout profiter de son sens de l'orientation et de sa science des déplacements, il fallait donc trouver, sur la carte de Normandie, une ville ou un bourg à programmer, lequel, de par sa situation géographique, nous conduirait à sortir de l'agglomération rouennaise, tout en nous rapprochant de chez nous et en évitant les abords de la voie fermée.

Tout cela prit un certain temps : nous arrivâmes à la maison vers sept heures et demie, au lieu de six heures. Bien que le temps légal en fût passé, je ne sais pourquoi nous prîmes malgré tout un petit verre de riesling : la ténacité des habitudes, probablement.


Lundi 6 mars

Sept heures dix. – Lu seulement un chapitre, très tôt ce matin, de l'Histoire des jésuites de Lacouture, lecture qui a remplacé celle de Sainte-Beuve. Double raison, la première étant que, n'ayant pas écrit hier les cinq mille signes qu'on m'avait demandés vendredi (mais je n'étais pas là) à propos de cette pauvre fille prénommée Loana, je me sentais plus ou moins coupable de ce retard et qu'il m'empêchait d'être à ce que je tentais de lire. La seconde raison était que, prenant beaucoup de plaisir au Siècle débordé de Frank, j'avais grande hâte d'en revenir à lui ; je ne l'ai d'ailleurs plus quitté, des environs de midi à maintenant.

– Il souffle un vent mauvais sur la famille de ma mère, qui est assez considérablement la mienne, car, des deux qui m'ont été données à la naissance, c'est vraiment celle-là, les Jadoulle, à qui mon enfance est le plus intimement rattachée. Bref, ma mère nous a appris deux choses ; d'abord le cancer pulmonaire de ma tante Martine (la plus jeune des “filles Jadoulle” : 67 ans le 19 mars, également jour de ma propre venue au monde), apparemment déjà très développé. De mes six oncles et tantes “de ce côté”, je ne peux pas dire qu'elle était parmi mes préférés ; pour rester dans le vrai, je n'ai jamais eu beaucoup de contacts avec elle, et plus du tout depuis au moins 20 ans. En fait, je me demande si je l'ai revue depuis les noces de diamant de mes grand-parents, en 1991 ; probablement pas ; à moins qu'elle et son mari n'aient été à Sedan pour les noces d'or de mes parents, soit en 2005 : il faudra que je pense à demander à ma mère. Mais je dirais volontiers que non. Ensuite, il y a mon oncle Bernard, quatrième dans l'ordre de succession, 78 ans cette année. Lui qui, depuis de nombreuses années, ne voyait déjà pratiquement plus rien d'un œil, il vient de subir un décollement de la rétine de l'autre, ce qui le rend presque totalement aveugle, sans rémission à espérer. Cet oncle, qu'une fois adulte j'ai appris à aimer beaucoup – et je crois qu'il me le rendait –, cet oncle était parachutiste, dans l'armée : c'est dire si, dans mon adolescence de gauchiste d'opérette et d'antimilitariste en peau de lapin, il représentait pour moi le mal absolu, le monstre primordial. Comme, à cette époque, il n'allait pas bien du tout (sa première femme était morte sous ses yeux, peu d'années auparavant, dans des circonstances particulièrement atroces : littéralement décapitée par une hélice d'avion), il prenait un malin plaisir à me faire bouillir, lorsqu'il venait chez mes parents, ou que nous nous trouvions ensemble à Sedan, chez nos parents et grands-parents, ne perdant jamais une occasion de raconter comment, par exemple, lors de sa dernière mission au Tchad, ses hommes et lui avaient entièrement passé au lance-flamme les cases d'un village, sans même s'assurer si les dites cases étaient bien vides de femmes et d'enfants. Des années après, lorsque son deuil fut surmonté et que, de mon côté, je fus devenu un peu moins con, nous sommes devenus les meilleurs amis du monde, et j'ai toujours pris beaucoup de plaisir à sa faconde, son humeur également joyeuse, etc. De plus, comme j'étais petit à petit devenu aussi réac que lui, tout allait pour le mieux. Mais je n'ai jamais osé lui demander si ses histoires de négrillons rôtis étaient vraies ou s'il avait démesurément grossi la réalité pour mieux me faire grimper à ses rideaux. Je pense que je devais préférer ne pas savoir, demeurer dans une zone de doute finalement confortable.

– Carlos a eu 61 ans aujourd'hui. La première fois que nous nous sommes rencontrés, il en avait 16 et moi aussi. Penser que je suis en train d'évoquer un événement datant de 45 années, voilà qui me semble totalement bouffon, dénué de toute réalité. Et pourtant, comme ils sont nets devant mes yeux, les souvenirs de ce jour de novembre 1972, lorsque j'ai pénétré pour la première fois dans la classe de première D, au lycée Pothier d'Orléans…


Jeudi 9 mars

Cinq heures et demie. – Nous sommes arrivés à Kaysersberg vers quatre heures, après un voyage relevant assez nettement de l'épouvante. Partis à sept heures du Plessis (en pensant être relativement tranquilles, mais je dois confesser que Catherine avait proposé que nous partions encore plus tôt), il nous a fallu trois heures pour nous dégluer de cette maudite région parisienne, que je hais désormais de toutes mes fibres. Je passe les détails de nos errances, qui ont fait que, chaque fois que j'abandonnais un itinéraire à cause de ses inimaginables bouchons, c'était pour tomber presque aussitôt dans d'autres, tout aussi démoniaques. Ensuite, ce ne fut que brumes et pluies, jusqu'à la porte d'Alsace, où nous fûmes accueilli par un exceptionnel arc-en-ciel “complet”.

Sinon, le Chambard semble, pour l'instant, être un hôtel parfait, notre chambre possède un petit salon dont la large fenêtre donne sur le château (en ruine, un peu comme moi). Comme Catherine a – miracle à mes yeux – réussi à se connecter à la wifi locale, je puis rédiger ce journal comme d'habitude, dans le blog dédié, au lieu de passer par un document Word comme je pensais devoir le faire. Catherine, quant à elle, s'est rendue au spa situé à l'étage en dessous, pour une séance de tripotages revitalisants, ou quelque chose de ce tonneau-là. Cela, cette connexion, m'a également permis de valider les commentaires du billet “de voyage” que j'avais programmé pour ce matin, et aussi de lire le mail de Dominique “Pluton”, qui est allé voir les résultats de mon scanner d'hier et m'assure que, en principe, je devrais pouvoir encore vivre jusqu'au prochain, celui de mars 2018 : la nouvelle mérite d'être arrosée, et elle va assurément l'être tout à l'heure. Pour le dîner, le Chambard nous offrait le choix entre le restaurant gastronomique (deux étoiles chez le marchand de pneus auvergnat) et la winstub : parce que nous sommes restés gens modestes, proches du peuple, nous avons opté pour cette dernière, la perspective de passer deux heures à table, en supportant les chichis communs à toutes les grandes maisons m'accablant à l'avance.

Quant à Bergotte, allongée dans l'entrée et attendant sa maîtresse, elle ne dit rien mais semble n'en penser pas moins.


Samedi 11 mars

Dix heures du matin. – La journée d’hier, contrairement à la précédente, a été impeccablement ensoleillée. Pas forcément moins fatigante, du reste, puisque, bien que n’ayant parcouru que cent cinquante kilomètres environ (contre un peu plus de six cents la veille), on a tout de même passé l’essentiel de la journée dans la voiture ; je vais y revenir.

Le dîner à la winstub de l’hôtel Chambard de Kaysersberg fut parfait, et, la tête sur le billot, je ne saurais dire le moindre mal de la cassolette de rognons aux morilles et sauce moutarde, accompagnée de spätzle maison, que j’avais choisie ; ni d’ailleurs de la terrine prise en entrée. Quand à la bouteille de pinot gris que nous vidâmes, eh bien, ma foi, elle gouleyait toute seule. Le lendemain matin, levés avant l’aurore, vu que nous nous étions couchés peu après neuf heures, nous nous sommes offert une petite promenade dans Kaysersberg, c’est-à-dire essentiellement dans sa rue principale, qui s’appelle désormais “du général de Gaulle” (la manie de changer les savoureux anciens noms de rues pour les dédier à des personnages que tout le monde a oublié vingt ans après leur mort, fait ici de considérables ravages). Ce qui est très agaçant, dans ces réputés “beaux villages”, c’est l’effort mental constant que le visiteur doit faire pour, à partir de ce qu’il voit, tenter de reconstituer ce qui était, à l’époque où l’endroit constituait encore un vrai village, ce qui ne peut se faire qu’en éliminant mentalement toutes les boutiques inutiles (souvenirs, “art” sous toutes ses formes, mais principalement les plus malencontreuses, etc.) pour tenter, par l’imagination, de les remplacer par de vraies échoppes : boulangeries, boucheries, ateliers de menuisier ou de forgeron, et ainsi de suite. Mais enfin, malgré cette inévitable défiguration touristique, Kaysersberg reste un fort bel endroit, son église s’enorgueillit (façon de parler idiote : je ne sais absolument pas si elle s’en enorgueillit ou non) d’un gigantesque christ en croix en bois sculpté, suspendu au-dessus de la travée centrale, juste en avant du chœur.

Ensuite, nous avons fait sauter Bergotte dans le coffre de Liselotte, et direction Colmar, où nous attendait le musée Unterlinden (encore une formulation imbécile (mais je l’ai fait exprès) : le musée ne nous attendait nullement et, à mon avis, se serait très bien remis si nous avions décidé de passer devant sa porte sans la franchir). Notre but était bien sûr le retable d’Issenheim, que ni Catherine ni  moi n’avions jamais vu “en vrai”. Le musée ayant été entièrement rénové récemment – et inauguré par l’inaugureur en chef, François H. – le retable est fort bien mis en valeur. Je n’en dirai pas plus car, au fond du fond, je me fous totalement du retable d’Issenheim, autant que de 98% de la peinture mondiale. Lorsque j’étais plus jeune, j’avais à cœur de faire croire – et de me faire croire – que j’aimais la peinture, qu’elle m’intéressait, me séduisait, etc. Tout ce discours sans jamais, ou presque jamais, pénétrer dans le moindre musée, sauf quand je me trouvais en villégiature dans une région ou un pays étrangers : dans ce cas, en quelque sorte, la visite au musée faisait partie de mes obligations de touriste consciencieux. Mais, en réalité, je m’en serais fort bien passé : sacrifiant au rite, je ne faisais que compléter vaille que vaille ma panoplie d’homme “cultivé” ; panoplie que n’importe quel amateur d’art, même très débutant, aurait réduite en miettes rien qu’en soufflant dessus. Eh bien, tout cela est terminé : l’âge m’a rendu libre, et je confesse, désormais sans honte ni remords, que je me fous de la peinture, presque autant que du théâtre ou de la danse (non, quand même pas autant que de la danse). Mais où en étais-je ? Je crois que j’ai mérité une petite pause.

Bon, je crois que je reprendrai ce petit monologue plus tard car, ici, une sortie s’amorce, initiée par Catherine et Béa conjointement. (Plus tôt dans la matinée, alors que nous nous trouvions seuls dans la cuisine, André a lancé une discussion à propos de notre programme de la journée ; je l’ai sagement interrompu, en lui disant que nos projets ne servaient absolument à rien, dans la mesure où c’est celui des femmes qui serait finalement adopté ; il en a convenu très aisément.) Je tâcherai donc de reprendre où j’en suis arrêté – mais c’est sans garantie.

Cinq heures. – Je reprends, après cette interruption de quelques heures, sur lesquelles je reviendrai. Donc, après le musée, et un rapide tour dans le vieux Colmar, c’est-à-dire celui qui ressemble encore tant soit peu à une ville, nous sommes allés rejoindre la route des vins à hauteur de Turckheim et l’avons suivie vers le nord jusqu’à ce qu’elle cesse d’être, faute de vignoble, Route peu longue, mais parcourue à petites étapes, presque à sauts de puce, puisque nous nous nous arrêtions dans au moins un village sur trois afin de le découvrir à pied. Néanmoins, il était à peine trois heures et demie quand nous en vîmes le bout ; or, nous avions dit à André et Béa que nous serions chez eux, à Schiltigheim, vers six heures : nous étions loin du compte, et c’est pourquoi nous n’hésitâmes pas, épaulés par Liselotte, à pénétrer au cœur même de Strasbourg, afin de refaire une petite visite à cette cathédrale que nous connaissions déjà, évidemment. Cette plongée dans une atmosphère urbaine m’a enfoncé dans une humeur mélancolieuse et vaguement dégoûtée, que j’ai retrouvée aujourd’hui, encore renforcée, dans les rues de Kehl, la ville jumelle de Strasbourg, de l’autre côté du Rhin.

Car, aujourd’hui, alors que j’étais occupé à rédiger ce journal, nous avons levé le camp en direction de jardins aménagés sur les deux rives du Rhin. On peut, à cet endroit, passer de France en Allemagne – et réciproquement bien entendu –, si on est piéton ou cycliste, en empruntant une passerelle qui, judicieusement, à été nommée “passerelle des deux rives”. Nous avons sommairement déjeuné à la terrasse d’un restaurant qui n’avait d’allemand que sa situation géographique, tout le personnel étant audiblement alsacien et la cuisine apatride. Il régnait une douceur printanière qui a rendu ce long moment très agréable ; après quoi, nous avons marché jusqu’au centre de Kehl, empruntant pour cela quelques rues résidentielles qui, toutes, portaient le nom de différents personnages des Nibelungen. C’est arrivé dans le centre, nettement plus animé, que mon humeur a commencé à s’assombrir et à s’attrister ; lorsque je me suis avisé que, désormais, quand on franchissait le Rhin, il n’y avait plus de différences repérables entre les populations française et allemande (ou alsacienne et wurtembergeoise, si l’on veut rester régional), puisque la plupart de ces badauds que je croisais avaient tous de ces faciès banalement exotiques que l’on rencontre désormais partout en Europe, et spécialement en France, qui forment presque le “fond du tableau”.

De toute façon, ce n’est même pas simplement cet exotisme massif et déplaisant qui m’attriste : c’est la mine et l’accoutrement général des gens, qu’ils soient de souche ou non : vieux adultes béats sur patins à roulettes, gamines de treize ou quatorze ans ressemblant à des modèles réduits de putes professionnelles, femmes voilées, barbus islamoïdes à la mine fermée, voire obtuse, souchiens déambulant en survêtement ou en shorts, etc. Je crois que c’est la raison principale, plus encore que le bruit, qui m’empêcherait désormais de vivre en ville, quelle que soit la ville : mes contemporains sont devenus vraiment trop laids (et devenus volontairement, par choix, par enlaidissement revendiqué) pour que je puisse les côtoyer sans tomber dans des puits de chagrin.

Sinon, la journée fut très agréable.


Dimanche 12 mars

Six heures. –  Nous sommes rentrés à bon port, contents mais fatigués (surtout moi qui ai conduit d'une traite de Strasbourg à ici). Je crois que ce journal attendra demain, pour la fin de notre périple alsacien ; du reste, il n'y a pas grand-chose à dire de plus.


Lundi 13 mars

Sept heures dix. – En fait, comme je le notais sommairement hier, je crois bien n'avoir rien de palpitant à ajouter au récit déjà fait, dans la mesure où la soirée de samedi se déroula sans fait notable – sinon que j'y bus un peu plus que la veille – et que le voyage de retour, entrepris dès neuf heures et demie du matin, se passa, lui, sans anicroche. Hier soir, le traditionnel apéritif “de retour” se combina impeccablement avec la fatigue pour nous envoyer au lit bien avant dix heures. Quant à la journée d'aujourd'hui, elle fut occupée à gagner 150 € grâce à M. Jean-Pierre Pernaut, et à poursuivre la lecture du Solde de Bernard Frank, lequel m'a donné l'envie saugrenue, et qui, je l'espère fermement, m'aura quitté demain, de retenter ma chance avec L'Idiot de la famille de Sartre. J'ai aussi fait un tour au milieu du troupeau de mes blogueurs habituels ; pour constater que rigoureusement rien ne s'était produit en mon absence. Ce qui est, en somme, plutôt apaisant.


Mardi 14 mars

Sept heures. – Et comme chaque fois que je me retrouve en Alsace, l'impression à la fois tenace mais peu crédible que c'est ici, dans cette région que j'aime finalement plus que tout autre, que je terminerai ma vie, d'une façon ou d'une autre. Sans doute parce que, ayant passé presque toute mon enfance juste de l'autre côté du Rhin, puis y étant revenu sans interruption notable depuis que je connais André – ce qui fera 40 ans à la fin de cette année –, c'est au fond, avec les Ardennes, le coin de France auquel ma vie n'a jamais cessé d'être liée, à quoi tous mes moi dispersés, discordants, désunis, peuvent tant bien que mal se raccorder les uns aux autres.

Parallèlement, je suis bien obligé de constater que nos visites à Schiltigheim s'espacent chaque fois un peu plus – mais il est déjà beau qu'elles se produisent encore, dans la mesure où André est le seul de mes amis “historiques” que je continue à voir, et avec un plaisir intact, quand tous les autres ont disparu de ma vie, sans qu'il y aille, je crois, de leur faute ni de la mienne. Mais enfin, même avec lui et Béa, les rencontres se font plus rares ; et je me disais cet après-midi que je venais peut-être de leur faire ma dernière visite, ou l'avant-dernière si l'on veut à tout prix faire preuve d'optimisme. Cela ne m'a pas abattu, ni même vraiment attristé ; peut-être environné d'une sorte de saudade, qui se mariait parfaitement avec la lecture du journal de Miguel Torga, écrivain portugais dont j'ignorais l'existence jusqu'à récemment et dont j'ai acquis le journal (1933 – 1977) ainsi qu'un gros livre, qualifié de “roman autobiographique”, La Création du monde, que je n'ai pas encore ouvert – mais le journal, commencé après le déjeuner, s'annonce très bien. Il n'est malheureusement pas complet, ce journal, mais ces “pages choisies” sont tout ce que l'on peut trouver en français, ainsi qu'un deuxième volume qui va de 1977 à la mort de Torga, en 1993, si je me souviens bien.

Torga, né en 1907, a passé toute sa vie entre la région Tràs-os-Montes où il a vu le jour et la ville universitaire de Coïmbre, où il exerça les professions de médecin généraliste puis d'oto-rhino-laryngologiste. Avec, çà et là, quelques courts séjours en prison. Et je me disais tout à l'heure que, au printemps de 1985, visitant Coïmbre en compagnie de Jef et Tica – qui font partie, surtout lui, des “historiques engloutis”, contrairement à André et Béa… –, j'avais peut-être, dans la rue ou à l'université, croisé ce vieil homme sans me douter que passait près de moi un écrivain que je lirais 32 ans plus tard, assez longtemps après sa mort.

Avant de passer à Torga, j'avais ouvert les Antimémoires, achetés sous l'influence pernicieuse de Bernard Frank. Je n'avais pas lu Malraux depuis l'adolescence, et uniquement ses romans ; j'en suis tombé de ma chaise, qui était d'ailleurs un fauteuil : il y avait longtemps que ne m'était pas échu un livre aussi empesé d'emphase, un écrivain aussi pompeux et apprêté. À côté de lui, Chateaubriand prendrait presque des allures de Léautaud ! Au bout de cinquante pages, le livre est parti directement à la poubelle (celle avec le couvercle jaune, réservée au carton et au papier). Comme il ne m'avait été vendu que 0,90 €, il n'a été regretté par personne.


Jeudi 16 mars

Sept heures vingt. – Depuis toujours (ce “toujours” n'a pas encore quarante ans, toutefois), le voyage à Strasbourg a eu des prolongements, non seulement pour moi mais aussi pour Philippe Bernalin, à l'époque incroyablement lointaine où il en faisait partie. Nous nous disions, sur le chemin du retour mais encore les quelques jours suivants, que passer deux jours avec André avait un effet concret sur nous, même si nous n'étions guère capables de préciser lequel. Je ne le suis pas davantage aujourd'hui. Mais c'est un effet qui, cette fois, se prolonge. Peut-être à cause de ce que j'ai noté ici hier ou avant-hier ; de cette impression que cette visite était sinon la dernière, du moins l'une des ultimes. Et aussi parce que, des amis que j'ai eus à l'époque où Philippe était vivant, il est le seul rescapé, le dernier à participer plus ou moins à ma propre existence. Où sont les quelques autres ? C'est une question qui vient de loin : Que sont mes amis devenus ? demande l'un ; Où sont les gracieux galants que je suivais au temps jadis ? s'interroge l'autre, deux siècles plus tard. La réponse aussi est à peu près identique, en ceci qu'elle n'explique rien : Je crois le vent les a ôtés, suggère l'aîné ; les aucuns sont morts et raidis, murmure son suivant, ce qui, finalement, serait une explication plutôt rassurante. Car ils ne sont pas tous morts et raidis, loin de là. Alors, où sont-ils, ces silencieux, ces absents, que l'on a connu si plaisants en faits et en dits ? Et où suis-je pour eux ?

– Première tonte de l'année, à l'occasion d'une journée étonnamment printanière, que nous avons conclue par un premier apéritif vespéral “en terrasse”. (Je ne note cela que pour me sortir du paragraphe précédent.)


Dimanche 19 mars

Dix heures du matin. – J'aurai 61 ce soir, à sept heures ; réalité peu agréable (mais pas moins que, l'année dernière, d'en avoir eu 60…) que je tâcherai de diluer dans la Montée de Tonnerre dont j'ai fait l'emplette hier.

– Hier encore (j'avais 20 ans, je caressais le temps…), en fin de matinée, appel téléphonique de ma belle-sœur, Dominique, depuis Dubaï où Philippe et elle résident avec leur benjamine depuis déjà quelques années (mais combien ? Impossible de le préciser). C'était pour nous dire qu'ils comptaient passer le mois de juillet dans les Landes, plus précisément à Parentis-en-Born où ils ont acheté une maison il y a… (là encore, pas moyen de dater l'événement !), et nous demander si cela nous agréerait de faire le voyage pour descendre les voir. Notre réponse a été oui ; et, dès ce matin, je nous ai réservé une chambre à l'hôtel Cousseau, sis à Parentis même. Au départ, ma mère devait être du voyage, ce qui compliquait un peu les choses, car il aurait fallu au préalable que j'allasse la chercher chez elle, puis que je la reconduisisse (je n'en suis pas trop sûr, de celui-là…) à notre retour. Mais, finalement, l'idée de faire un pareil voyage à son âge, pour passer seulement trois jours dans les Landes, ne l'enthousiasmait vraiment pas et, plutôt sagement, elle a décidé d'y renoncer. Nous serons donc trois Landais, entre le 5 et le 9 juillet : Catherine, Bergotte et moi. [Rajout du 26 avril : nous ne serons finalement que deux…]

– Catherine, il y a une minute, me disait que nous étions partis pour “bouger” davantage qu'avant, maintenant que nous sommes retraités. Et je lui faisais remarquer que nous nous étions déjà étonnés de ce phénomène lorsqu'il avait concerné mes grands-parents maternels, puis mes parents quelques années ensuite. Il y aurait donc peut-être, là, une sorte de “phénomène compensatoire”, sinon général du moins fort répandu : puisque plus rien ne me contraint à sortir de chez moi, je vais enfin pouvoir sortir librement de chez moi ; quelque chose dans ce genre…


Lundi 20 mars

Sept heures cinq. – J'ai réussi à vivre jusqu'à l'âge qui est le mien depuis vingt-quatre heures sans avoir jamais lu une ligne de Scott Fitzgerald ; ça n'a pas toujours été facile, mais enfin c'est une chose dont je ne pourrai plus me targuer, ayant passé mon après-midi avec Gatsby. Roman qui ressemble à un bal de fantômes, à une sorte de valse lente menée par un chorégraphe changeant continuellement d'aspect, dont on n'est même jamais certain qu'il existe, ni d'ailleurs les autres protagonistes qui, tous, semblent flotter dans un espace-temps incertain, toujours prêts à fondre, à se diluer, comme une peinture exposée à une trop intense chaleur ; cette chaleur qui, justement, s'appesantit sur New York juste avant que n'éclate le drame de l'accident, puis du meurtre suivi du suicide. Du reste, il n'éclate pas réellement : dans un monde de spectres, ou de lucioles, si on veut être un peu moins grandiloquent, la mort elle-même ne parvient pas à produire des déflagrations bien impressionnantes.

Comme une seule découverte ne suffisait pas à ma journée, j'ai immédiatement enchaîné avec Un homme au singulier (A Single Man) de Christopher Isherwood, écrivain dont je n'avais non plus jamais rien lu : ça démarre fort bien. Comme on voit, ma soixante-deuxième année a commencé sous le signe de la plus grande audace.


Mardi 21 mars

Huit heures moins le quart. – Cinq pékins disposés en rang, debout, presque au garde-à-vous, sur un plateau de télévision,  soumis à la question par deux pitoyables épouvantails nommés “journalistes” : ils prétendent, tous cinq, devenir président de la République. Le vieux con que je suis essaie d'imaginer de Gaulle, Pompidou, et même Giscard ou Mitterrand, se pliant à ce cirque : pas moyen.

Un peu plus tard, c'est le ministre de l'Intérieur qui démissionne, parce qu'il aurait peut-être fourni des jobs d'été à ses enfants, il y a quelques années. À sa place, le président de la République – ou son Premier ministre dont chacun a déjà oublié le nom – nomme un remplaçant parfaitement inconnu. Tout le monde s'en fout, personne ne commente, on regarde ailleurs. On en arrive – j'en arrive – à espérer que la course à l'abîme s'accélère ; qu'on en finisse une bonne fois, puisqu'il n'est plus question de remonter la pente. Je ne sais évidemment pas ce qui adviendra après ce qu'on a appelé l'Occident ; ce sera peut-être très bien, et je le souhaite à nos successeurs. Mais il me paraît désormais certain que l'Occident en question est mort.


Jeudi 23 mars

Sept heures cinq. – Le prochain hors-série de FD ne sera pas un “Destins brisés” mais tout entier consacré à Monaco, son rocher, son casino, ses Grimaldi, etc. Et, tel que l'affaire semble se dessiner, je vais en écrire au moins la moitié à moi seul, ce qui représente un gros travail, notamment les deux articles se faisant suite : un “historique” et un “économique” (les deux devant être digérables par notre lectrice type), qui devraient, à eux deux, avoisiner les quarante mille signes ; sans compter trois autres babioles concernant Grace, Caroline et Stéphanie, mais qui, elles, sont davantage des adaptations et compléments d'articles déjà écrits par moi (pour de précédents “Destins brisés”, justement). Tout cela doit être fini pour le 20 avril, sachant que je ne pourrai rien faire la première semaine du mois, celle où nous avons prévu de rejoindre les Pluton à Nohant. Je me remonte le moral en songeant aux quelque quatre mille euros que ce numéro va faire tomber dans l'escarcelle de Catherine, mon exploiteuse (exploiteure ?) en chef.

– Au chapitre des lectures, j'ai remisé Isherwood, dont les souvenirs, Christopher et son monde, m'ont moins enthousiasmé qu'Un homme au singulier, pour revenir à Scott Fitzgerald ; lecture double puisque j'alterne Tendre est la nuit (pour l'instant moins emballant que Gatsby, à mon sens) et sa biographie par un nommé Bruccoli, laquelle, me dit-on, “fait autorité”. Pour ce qui est des mémoires d'Isherwood, j'ai tout de même été frappé par leur construction diffractée, si je puis dire : il décrit ses aventures de jeunesse voyageuse à la troisième personne : « Christopher décida de faire ceci… Ce fut cette année-là que Christopher rencontra… etc. » Mais, lorsqu'il entend nuancer un aperçu “d'époque”, ou apporter une précision, voire un jugement, moral ou non, sur lui-même, le “je” revient, sans que pour autant Christopher ne s'efface ; il y a alors dédoublement dans le temps : « Je ne crois pas que Christopher ait eu raison de… Je me souviens avec précision de la lettre que Christopher écrivit… » Tout cela est encore compliqué par le fait que, souvent, l'auteur confronte son Christopher aux personnages qu'il en a tirés dans ses romans, à l'époque ou un peu plus tard, lesquels portent évidemment d'autres noms. Et tout cela reste parfaitement lisible, semble même apporter un surcroît de clarté. Il n'empêche que le résultat ne m'a pas paru particulièrement intéressant ; il est possible que l'aspect “petite diaspora homo” qui baigne le livre y soit pour quelque chose ; pourtant, c'est une chose qui ne m'a jamais rebuté, ni même freiné dans mon goût pour les livres les plus exclusivement homosexuels de Renaud Camus ; il doit donc bien y avoir autre chose, mais je n'ai pas très envie de gratter pour trouver quoi.


Vendredi 24 mars

Sept heures vingt. – Il n'y a rien à lui rapprocher, à cette biographie écrite par Mr Bruccoli, vraiment rien : elle paraît complète, écrite (et traduite) de façon honorable, sans considérations filandreuses, etc. Le problème est que, plus j'avance en ses pages et moins la personne de Fitzgerald me semble attirante ; cela commence par une vague irritation, face à ses rodomontades souvent puériles, pour se transformer en un début d'animosité. C'est au point qu'à un moment, après environ trois cents pages lues, je me suis demandé si cet éloignement de plus en plus grand entre nous deux n'allait pas m'empêcher de poursuivre la lecture de Tendre est la nuit, dont j'ai achevé hier la première partie, soit environ le tiers. Afin d'en avoir le cœur net, j'ai remisé Bruccoli pour me replonger dans l'œuvre même. Est-ce le fait que le roman bascule entre la première et la deuxième partie, par un grand flash-back ? Toujours est-il que le livre m'a repris, et même plus étroitement que dans ses cent cinquante premières pages. Finalement, je devrais peut-être abandonner la biographie. Car, au fond, la vie des époux Fitzgerald ne m'intéresse pas plus que cela ; et même moins.


Samedi 25 mars

Sept heures vingt. – J'en ai terminé avec Tendre est la nuit, puis avec la biographie de Matthew Bruccoli. Le roman est décevant, surtout lorsque, comme moi, on sort tout juste de Gatsby : mal construit, complication inutile du flashback de début de deuxième partie ; et, surtout, le peu d'intérêt et la relative incohérence du personnage principal, Dick Diver, qui sombre trop vite dans une déchéance que le lecteur peine à s'expliquer. Quant à Fitzgerald lui-même, rarement une biographie m'aura autant éloigné du personnage dont elle a fait son sujet : quelle vie sinistre que celle-là ! et quel pauvre bonhomme, à la fois pitoyable et horripilant ! Je sais bien que l'œuvre est censée tout racheter, mais enfin, là, dans ce cas précis, j'ai eu bien du mal à m'en persuader ; je pense même n'y être pas du tout parvenu : Scott Fitzgerald, voilà bien un homme dont on ne regrette pas de ne l'avoir jamais rencontré. En fait, livre refermé, je m'aperçois que le sentiment qui domine chez moi est une grande tristesse devant un tel gâchis. Et c'est sans doute elle, cette tristesse profonde, qui s'est muée rapidement en exaspération, sentiment beaucoup plus simple à canaliser, à gérer.

Je pense que, demain, je vais sagement revenir à mes Portugais. En tout cas à mi-temps car j'ai reçu ce matin le livre de Jean des Cars sur les Grimaldi à travers les âges, pensum qu'il va falloir que je m'appuie, et en prenant des notes siouplaît ! Ce qu'il ne faut pas faire, quand même, pour payer nos prochains Relais et Châteaux…


Dimanche 26 mars

Sept heures et quart. – Serait-il exagéré de définir José Maria Eça de Queiroz comme un “écrivain français de nationalité portugaise” ? Sans doute, oui ; ne serait-ce que parce qu'il écrivait dans sa langue maternelle et non dans la mienne. Néanmoins, lorsqu'on lit La Capitale, que ce contemporain presque parfait de Zola écrivit à la fin des années soixante-dix, on a réellement l'impression de lire un roman français, avec toutefois un certain sentiment d'étrangeté diffuse, comme si une bizarrerie presque onirique s'était glissée là, subrepticement. C'est que La Capitale, de par son sujet, son déroulement, les milieux dans lesquels évolue l'histoire, lorgne de façon explicite du côté des Illusions perdues balzaciennes (du reste, Eça de Queiroz fait explicitement référence à Balzac plusieurs fois dans le livre) ; mais, en même temps, le lecteur s'aperçoit tout de suite, avant même qu'Artur Corvelo, ce “grand homme de province” ne monte à Lisbonne (est-ce que les provinciaux portugais montent à Lisbonne comme les Lorrain ou les Gascons, à Paris ?), que ces Illusions perdues lusitaniennes ont été vidées de leurs personnages  balzaciens pour être remplacés par ceux de l'Éducation sentimentale de Flaubert, Lucien Chardon s'est mué en Frédéric Moreau, avec tous les rétrécissements que cela entraîne, de même que les autres protagonistes se sont eux aussi débalzacisés et flaubertisés. Du reste, si l'histoire doit beaucoup à Balzac, le style, lui, penche très nettement du côté de Flaubert ; au point que, souvent, il faut aller vérifier le nom de l'auteur sur la couverture pour être bien sûr qu'on est à Lisbonne et non à Paris ou à Yonville. Exemple de phrase parfaitement flaubertienne – mais je pourrais en citer cent autres (c'est moi qui souligne) : « Il mangeait d'un appétit tout provincial et les noms français des plats les lui faisaient trouver meilleurs. » Ou encore ce début de paragraphe : « Le Moyen Âge l'enthousiasma, avec ses cathédrales et ses monastères, et le Rhin gothique avec ses châteaux d'héroïques burgraves dressés sur des pitons rocheux ; l'Orient l'enchanta, avec ses cités hérissées de minarets où se posent les cigognes, les caravanes dans le désert, les jardins des sérails où soupire, en même temps que le murmure de l'eau, la passion musulmane ; puis il fut attiré par la Renaissance italienne, ses galants Décaméron et la pompe de ses papes, etc. » ; on croit voir se dérouler une rêverie frelatée et sans prise sur rien d'Emma Bovary.

Pour autant, le Portugais n'est pas le vil imitateur de ses prédécesseurs français (pour qui il ne s'est jamais caché d'avoir une très grande admiration). Il fait preuve presque tout le temps d'un humour légèrement teinté de cynisme qui le ferait plutôt pencher du côté de Dickens, mais avec un ton bien à lui, moins “bon enfant” que celui de l'Anglais. Il peut même lui arriver d'annoncer, de préfigurer des livres encore dans les limbes. Ainsi cette phrase : « Il s'extasia devant l'illustre Fonseca qui, dans son horreur pour les expressions vulgaires, commandait un bifteck chez Carneiro en s'écriant : “Apportez-moi un lambeau du vieil Apis préparé selon les formules du progrès !” » Est-ce qu'on n'a pas, soudain, l'impression d'entendre parler le Bloch de Proust ? De même, lorsque le personnage du journaliste parasite et exploiteur de gogos (son nom est en train de m'échapper) s'exclame “Tout pour les amis, tout !”, est-ce que ne pointe pas déjà monsieur Verdurin ?

À ce stade de mes ratiocinations, il est temps d'avouer que je n'ai encore lu que 230 pages sur 500, et que la suite du roman va peut-être m'infliger, ce jour ou demain, de sévères démentis.


Mercredi 29 mars

Sept heures vingt. – Il n'est pas mal du tout, le roman d'Eça de Queiroz, même s'il m'a semblé que l'intérêt fléchissait un peu dans les dernières dizaines de pages, tant l'issue est prévisible. C'est en cela que le Portugais me paraît tout de même inférieur à ses deux devanciers français, Balzac et Flaubert : on voit trop bien et trop tôt que son personnage principal, Artur, n'a aucune chance ; que, par décret de l'auteur en quelque sorte, il est condamné dès la première page à subir désillusion sur désillusion ; pour l'excellente raison que c'est une nullité ; pas antipathique, d'ailleurs, mais parfaitement vide de toute espèce de talent, ce qui n'est pas le cas de Rubempré, je suis bien obligé de le reconnaître, malgré le mépris qu'il m'a toujours inspiré. Même Frédéric Moreau a plus de relief, une certaine “épine dorsale”, ce qui fait que, presque jusqu'au bout de L'Éducation sentimentale, on se dit qu'il va peut-être, quand même, arriver à quelque chose. Ce doute, le Portugais nous en prive dès le début de son roman.

J'ai ensuite voulu enchaîner avec Un amour de perdition, de Carmelo Castelo Branco, écrivain contemporain de Flaubert, donc de la génération précédant celle d'Eça de Queiroz, mais j'ai jeté l'éponge après soixante ou soixante-dix pages : les passions “sublimes et contrariées” d'adolescents, façon Roméo et Juliette, ce n'est vraiment plus de mon âge.

De toute façon, il me fallait entamer un cycle monégasque, puisque je dois à mes Puissances tutélaires deux longs articles sur l'histoire et l'économie de Monaco (environ quarante mille signes au total) et que, pour cela, il m'a bien fallu acheter deux ou trois livres traitant de ces sujets. Ça ne m'amuse pas plus que cela, mais enfin, comme l'argent ne tombera pas des branches de notre cerisier (en fleurs)… Monégasque, je le suis doublement puisque, en plus de ces lectures annotées, je viens de remanier trois articles déjà écrits – à propos de Grace, Caroline et Stéphanie – et d'en écrire un quatrième, concernant la benjamine de la famille ; il m'en reste un cinquième à faire sur sa sœur, avant de quitter la maison pour quatre jours : direction le Berry et la bonne dame de Nohant, chez qui nous retrouverons les Pluton, mardi en fin de journée. Entretemps, samedi midi, nous aurons reçu ma mère, ma sœur et son homme. C'est bien ça que l'on appelle une retraite paisible ?

– Deuxième tontine de l'année, cet après-midi.


Jeudi 30 mars

Sept heure et quart. – Visite annuelle chez la dentiste de Pacy : râtelier comme neuf. C'est réconfortant de se dire que, sur l'ensemble de la machinerie, il y a reste deux ou trois secteurs qui ne partent pas encore en digue-digue. De toute façon, personne, à ma connaissance, n'est jamais mort d'un cancer des molaires ni d'un infarctus des canines. Quant aux incisives, je les ai à l'œil.


Vendredi 31 mars (écrit le lendemain matin, 1er avril)

–  Soirée agitée et fort peu agréable, hier (31 mars, donc) : entre sept heures et minuit, Bergotte s'est offert quatre crises d'épilepsie, ce qui est toujours très impressionnant, comme on sait, et à quoi s'ajoute ce pénible sentiment d'impuissance totale face au haut mal. Catherine a rendez-vous avec elle chez le vétérinaire dans une heure ; mais si la médecine, même animale, pouvait quelque chose contre l'épilepsie, je pense qu'on le saurait. Naturellement, cela tombe aussi mal que possible, puisque nous attendons aujourd'hui ma mère, Isabelle et Olivier à déjeuner, et que, mardi matin, nous allons rejoindre les Pluton à Nohant pour quatre jours. Bref, un mois qui se termine dans les teintes grisâtres.

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