samedi 1 mars 2025

Février 2025

 

 





DU CÔTÉ DE CHEZ JEAN





Samedi 1er

Neuf heures. — Long himmel de Maître Rosalie, dans lequel elle me dit avoir, grâce à moi, lu et aimé Les Disparus de Daniel Mendelsohn. Cela m'a fait plaisir de l'apprendre : l'impression de servir, parfois, à quelque chose... Pour rester dans mon personnage de prescripteur (je n'ose aller jusqu'à influenceur...), je viens de lui conseiller, dans ma réponse, de lire aussi Une odyssée du même Mendelsohn.

Midi. — Il peut arriver qu'un poète soit aussi un financier avisé, Voltaire en est le meilleur exemple. Jean Orieux nous dit qu'en 1768 — Voltaire a 74 ans — son capital représentait environ un milliard d'anciens francs. Sa biographie ayant été écrite en 1965, cela équivaut à quelque chose comme quinze millions d'euros actuels. Ce n'est pas Elon Musk ni Bernard Arnault, mais enfin, ça permet tout de même de voir venir.

Trois heures. — Les tragédies de Voltaire sont ennuyeuses à se pendre, l'affaire semble entendue. (Encore faudrait-il s'armer de courage et les lire pour en être vraiment sûr.) Ce qui ne devait pas l'être, ennuyeux, c'était d'assister à l'une de leurs représentations au théâtre de Ferney en présence de l'illustre auteur. De voir ce vieillard emperruqué Régence se pâmer de bonheur à l'audition de ses propres alexandrins, trépigner d'enthousiasme dans sa loge à en faire tomber ses bas sur ses chaussures, engueuler vertement les rustres du parterre pas assez attentifs ; pour, finalement, bondir sur la scène au milieu des acteurs, reprendre celui-ci qui manque de flamboyance, enchaîner sur la tirade de cet autre, en sautant de cour à jardin comme un écureuil sans poil. Tout cela devant un parterre de bons et opulents bourgeois de Genève, sages calvinistes venus là s'encanailler avec les frissons d'une volupté défendue. Ce devait quand même être quelque chose.

Sept heures. — De Léautaud, 2 décembre 1944 : « Je lui demande l'âge qu'a Sacha Guitry. À son dire : 63 ans. Je n'en reviens pas. On ne se rend pas compte que les années passent pour les autres comme pour soi. »

C'est tout à fait exact, en tout cas pour ce qui me concerne. Quand je pense à une personne fréquentée il y a une quarantaine d'années, voire davantage, je ne parviens pas à concevoir qu'elle puisse, elle aussi, être septuagénaire ou quasi. Je suis bien forcé de l'admettre, mais je ne puis le concevoir. Je dois ajouter que c'est un phénomène qui se produit plus intensément quand la personne en question est une femme. Dans ce cas, l'évocation peut devenir presque douloureuse. Les hommes, j'ai tendance à m'en moquer davantage.


Dimanche 2

Huit heures. — Entre autres particularités plus marquantes, Voltaire présentait celle de n'avoir jamais eu de barbe : il ne se rasait pas et, les très rares poils qui lui venaient au menton, il s'en débarrassait à la pince à épiler. Quand on pense que “la barbe” est synonyme d'ennui, quoi de plus normal que l'homme le moins ennuyeux que la terre ait porté en fût dépourvu ? Et, ne rasant jamais les autres, pourquoi aurait-il dû se raser lui-même ?

Dix heures. — Mars 1778. Après des années d'absence, Voltaire est de retour à Paris pour la création de sa dernière tragédie, Irène. Bien que le connaissant mourant depuis environ soixante ans, je commence à éprouver de réelles inquiétudes quant à sa santé...

Le 2 avril suivant, la pièce est représentée à la cour de Versailles... mais Voltaire n'a pas été prié d'y venir assister. Tout petit déjà, ce pauvre Louis XVI était au-dessous de tout.

— La rencontre improbable. Fin avril (il lui reste un mois à vivre), Voltaire fait quelques pas dans les jardins du Palais Royal. Il aperçoit deux enfants qui jouent sous la surveillance d'une gouvernante. L'un d'eux ressemble étrangement au Régent, que Voltaire a rencontré en ce même jardin, soixante ans plus tôt. Il ne se trompe pas : on lui apprend que l'enfant de cinq ans est le fils du duc d'Orléans, soit l'arrière-petit-fils du dit Régent. Dans 52 ans, ce même enfant deviendra roi des Français, sous le nom de Louis-Philippe. On a presque l'impression, là, que Voltaire, en plus de ses autres pouvoirs, possède celui de provoquer d'étranges distorsions spatio-temporelles.

Onze heures et quart. — Voltaire vient de mourir : je peux aller déjeuner.

Midi. — J'ai remisé le Voltaire de Jean Orieux dans la Case et j'en ai rapporté le Talleyrand du même Jean Orieux. Double cohérence : la première pour ne pas changer d'auteur, la seconde parce que ses deux personnages ont connus en même temps la même fameuse “douceur de vivre” qui, au dire de l'évêque d'Autun était l'apanage de l'Ancien Régime et a disparu avec lui.

D'emblée, deux autres points communs, entre François Marie et Charles Maurice : ils furent tous deux des hommes d'affaires avisés et sont morts également à 84 ans.

Et encore un autre : tous deux ont couché avec une de leurs nièces. Mais il faut bien avouer que, de ce point de vue, Talleyrand a été nettement mieux doté que Voltaire : comme maîtresse, la duchesse de Dino a une autre classe que la grosse Mme Denis.

(Il est à noter que, par hasard, je commence cette lecture le 2 février, jour anniversaire de la naissance de Talleyrand, il y a 271 ans.)

— Exemple d'un alliage parfait entre cuistrerie niaise et crasse ignorance. Il s'agit de la “critique” d'un spectacle monté par cinq pauvres filles contre la méchante et prédatrice masculinité toxique (si j'ai bien compris). Ça dit ceci :

Les Histrioniques est une catharsis joyeuse, originale tant par sa mise en scène performative et le (ré)emploi des décors. La puissance sorore des comédiennes est créatrice, elle panse les premières plaies et autorise à espérer un front commun, dans un contexte où l'espoir de la militance est atteint.

La première phrase est une gabegie syntaxique ; la seconde une mélasse prétentieuse n'exprimant qu'une seule chose clairement : le vide absolu régnant en maître entre les deux oreilles de celui qui l'a écrite. Et les malheureuses “comédiennes” brandissent tout de même fièrement, en guise de publicité, ce concentré de connerie pompeuse.

Néanmoins, il était tout de même utile, je le reconnais, de nous signaler l'état préoccupant de l'espoir de la militance. Espérons que la puissance sorore parviendra à le rafistoler.

Cinq heures. — Le 14 décembre 1944, au déjeuner hebdomadaire donné par Mme Florence Gould, Léautaud découvre le Martini (un demi-verre à liqueur...). Verdict ? « C'est exécrable. » Je serais assez d'accord, même si le qualificatif est un peu exagéré.

Et, côté ravitaillement, ça va en s'arrangeant ? « Le pain redevient mauvais. Les pâtes sont de la colle. Les légumes secs sont à sécher. Le sucre ne fond pas. Le fromage est introuvable. Les attributions de beurre minuscules. La viande en bois. L'huile ignorée. Le tabac toujours restreint. »

Bon, bon... si c'est comme ça, je ne demanderai plus rien, moi !

Sept heures. — Les interminables et filandreuses élucubrations géopolitiques de l'Oncle Paul commencent à m'excéder quelque peu. J'ai bien hâte que la guerre se termine, qu'on puisse un peu parler d'autre chose.


Lundi 3

Six heures. — Debout depuis déjà une heure. Ce qui est un net abus de langage, étant bien carré dans mon fauteuil, non loin des deux bestiaux, nourris et aussitôt rendormis.

Ce réveil nocturne fut tout de suite ensoleillé par une bonne nouvelle, même si elle ne me concerne en rien : la sèche défaite, à Villeneuve-Saint-Georges, du cloporte de travée, le dénommé Louis Boyard, qui se rêvait déjà en rat d'Hôtel (de ville). Après la déculottée, le mois dernier, de la marionnette pour ventriloque Lyes Louffok, cela fait la deuxième veste à accrocher dans le placard de la France dite insoumise. Braves électeurs ! Quant aux islamopithèques de cette riante cité de Villeneuve, ils vont sans doute devoir se trouver un nouveau mulet à bâter.

Sur ces considérations, revenons à Charles Maurice de Talleyrand-Périgord ; c'est-à-dire quittons le marécage pour les cimes. Il me plaît bien que la première visite, en 1778, du tout jeune prêtre fraîchement ordonné fût pour Voltaire qui, en l'hôtel de Villette, vivait ses dernières semaines terrestres. C'est une rencontre qui fait rêvasser... une sorte de passage de témoin entre deux esprits supérieurs...

— Il y a deux ou trois jours, dans un himmel de réponse au sien, je conseillais à Maitre Rosalie de lire Une odyssée, le livre de Daniel Mendelsohn dont elle venait de terminer Les Disparus. Je ne sais si elle le suivra, ce conseil ; à moi, en tout cas, cela a donné l'envie de le relire. J'en suis donc réduit, dirait-on, à me donner des conseils de lecture à moi-même. Me voici auto-prescripteur.

Trois heures. — Mirabeau, lors d'une discussion un peu vive avec Talleyrand : « Je vais vous enfermer dans un cercle vicieux ! » Alors, son compère, d'un ton distrait : « Vous voulez donc m'embrasser ? »

Six heures. — La réjouissante naïveté des révolutionnaires bien en chaire. De l'inénarrable Saint-Graal, ceci :

Samedi matin, une fois encore, j'ai pu constater que des personnes qui évoquaient l'exposition de je ne sais plus quel mangaka autour de l'œuvre de Lovecraft étaient éberlués quand je leur disais « ah non, Lovecraft, c'est quasiment un nazi, je laisse ça de côté. »

Mon cher Guillaume, si vous ne voulez plus que vos malheureux interlocuteurs se montrent “éberlués” par vos énormités, la solution est toute simple : cessez de vous adresser à des gens encore à peu près sains d'esprit ! Contentez-vous d'aller déclamer vos professions de foi dans la salle commune de l'asile Blouski.


Mardi 4

Huit heures. — J'avais tout à fait oublié que c'est Talleyrand qui, en 1790, a “inventé” le 14 juillet.

— Nous sommes donc le 4 du mois et, ce matin, la micro-retraite canadienne de Catherine n'apparaît toujours pas sur notre compte bancaire : ils sont en grève, les fonctionnaires québécois ou bien ?

Ce n'est d'ailleurs pas la seule étrangeté comptable : des deux prélèvements mensuels relatifs à nos deux “contrats obsèques”, un seul a été fait. La première explication qui me vient est que l'un de nous est soudainement devenu immortel, rendant ainsi son contrat caduc ; mais il y en a sans doute une autre...

— Au vu de ses dernières déclarations, le comédien François Cluzet me semble être un retentissant imbécile. Ou, s' l'on préfère, une sorte de poule mouillée, tremblant à l'idée que sa barcasse vermoulue puisse ne pas totalement être dans le sens du courant dominant — dominant dans son petit monde confiné, pas forcément dans le monde réel.

Dix heures. — Notre jeune jardinier est là, occupé à élaguer le cerisier, qui prenait un peu trop ses aises. Je viens de sortir, dans l'idée de boire mon café sur la terrasse. Je suis rentré aussitôt : le voir perché au sommet de son étroite échelle me donnait le vertige à moi...

Deux heures. — Dans la salle d'attente du dentiste de Pacy, Catherine et moi. Évidemment, les douleurs dentaires qui me gâchent plus ou moins la vie depuis environ un mois par intermittences ont totalement disparues depuis hier...

Deux heures et demie. — Je suis bon pour aller consulter un parodontiste, vu que mes dents font la même chose que moi quand j'arrive à la maison : elles se déchaussent. Coup de chance : il y en a un qui officie à l'hôpital d'Évreux : il n'aurait plus manqué que je doive aller traîner mes guêtres à Rouen ou à Neuilly... Naturellement, tout cela est de la faute du tabac, cet ennemi absolu de l'humanité (avec le fascisme et le patriarcat, tout de même).

Sept heures. — En novembre 1945, Léautaud apprend que, pour avoir droit au charbon accordé aux professions libérales, il doit d'abord aller verser son obole à la caisse des allocations familiales. Réaction immédiate dans son journal du jour :

Ils garderont leur charbon. Pour ce qu'il vaut, d'abord. Ensuite, je me refuse à donner même seulement trois francs pour les faiseurs d'enfants. Il y a quelques années déjà qu'on a commencé cette farce de faire entretenir par les gens qui n'ont pas d'enfants les enfants des imbéciles et malpropres qui en ont fait à la douzaine.

Léautaud ou l'art de se rendre sympathique... et je ne le dis nullement au second degré !


Mercredi 5

Sept heures vingt. — Nouveauté inouïe ce matin : j'ai testé une nouvelle boulangerie ! Plus aventurier, davantage risque-tout, on va avoir du mal à trouver. Cela dit, il me faut nuancer. D'abord, la boulangerie n'est nullement nouvelle, et j'y suis même déjà allé deux ou trois fois ; mais jamais depuis qu'elle a changé de propriétaires, et donc de boulanger. Ensuite, je n'ai rien testé du tout, puisque je me suis pour l'instant contenter d'y acheter du pain (plus un croissant pour Catherine) : le véritable test n'aura lieu qu'à midi. Mais enfin, déjà comme ça, je trouve que j'ai fait preuve d'une audace certaine.

Donc, nous aurons désormais, si la nouvelle échoppe passe l'épreuve du déjeuner, trois points de ravitaillement : par ordre d'ancienneté, la boulangerie “de la mairie”, celle “du pont”, et la petite dernière que nous appellerons “de l'hôpital”. Suivre va devenir coton... D'autant qu'il en existe une quatrième à Pacy, laquelle pour le moment reste hors champ. La preuve : elle n'a même pas encore été baptisée.

Dix heures. — Une scène dont je ne me lasse pas. Un soir de 1794, Talleyrand et Courtiade, son cérémonieux valet, se sont égarés dans une sombre forêt, pas très loin des chutes du Niagara. Ils tombent sur trois trappeurs qui, plutôt que de les assassiner pour les détrousser, les invitent dans leur hutte. Là, on leur sert, généreusement, une eau-de-vie artisanale, qui doit être quelque chose comme le “vitriol” qui se consomme dans la cuisine des Tontons flingueurs. Si bien que, quelques heures plus tard, saisi par un enthousiasme issu directement de son taux d'alcoolémie, voici M. de Talleyrand-Périgord qui décide de rester ici, de se faire trappeur et de fonder une association avec ses trois hôtes. À la grande consternation du pauvre Courtiade qui, peut-être moins saoul que son maître, se montre assez peu enclin à piéger le castor durant le reste de ses jours. Le lendemain matin, l'ex-évêque d'Autun eut un certain mal à faire admettre aux braves trappeurs que, la veille, il s'était peut-être emballé un peu vite...

Cinq heures. — Émanant d'un analphabète se prétendant juriste, cette information chez Blouski : « 350 meurtres transphobes ont été reportés depuis un an dans le monde. » 

De quoi se plaint-il, ce M. Sébastien Tüller ? Évidemment, annuler ces meurtres aurait été plus satisfaisant. Mais enfin, les reporter c'est être déjà sur la bonne voie, non ? Ça laisse le temps de la réflexion... de la mise en perspective... Et puis, si on parvient à savoir exactement à quels jour et heure ils ont été reportés, on pourra même peut-être les empêcher.

Puisqu'on est au milieu des imbéciles, voici Ray, sous X cette fois. Apprenant que l'actrice Virginie Efira allait devenir Gisèle Halimi au cinéma, son sang de progressiste à barbiche n'a fait qu'un tour : pourquoi aller chercher cette actrice scandaleusement blonde, alors que nous avons tant de merveilleuses comédiennes arabes sous la main ? Ray-le-mongo a oublié un détail : que Gisèle Halimi était juive, tout comme l'est la Virginie qui va passer sa robe, et pas du tout arabe. Et il doit jubiler chaque fois que l'on fait interpréter Anne Boleyn par une négresse ou les mousquetaires de Dumas par un quatuor de greluches racisées. Tous les charmes du progressisme à sens unique, donc. On pourrait aussi tenter d'expliquer à Ray qu'être acteur, c'est justement se glisser dans la peau de quelqu'un qu'on n'est pas pour essayer de lui donner ou de lui rendre la vie. Mais ce serait sûrement aller au-delà de la capacité de ses douze neurones.

De toutes façons, peu me chaut : voilà un film que je ne verrai jamais, n'en ayant rien à foutre, de l'Halimi. Donc, si ça amuse les réalisateurs, ils peuvent aussi bien confier le rôle à Depardieu ou à Mimi Mathy, je m'en bats l'œil.

— En novembre 1945, à un déjeuner chez Florence Gould, Léautaud découvre les aubergines frites. Bizarrement, il trouve ça délicieux. Je dis “bizarrement” car, d'ordinaire, il est plutôt comme les enfants, qui trouvent systématiquement mauvais ce qu'ils ne connaissent pas déjà.

— En plus des aubergines, Léautaud découvre aussi Albert Camus. Dont il moque aussitôt le “charabia prétentieux”. Pour étayer sa sentence, il cite cette phrase :

Ce monde a du moins la vérité de l'homme et notre tâche est de lui donner ses raisons contre le destin lui-même.

Ce qui, en effet, n'a aucun sens. (Ou alors, je suis aussi bête que Léautaud.)


Jeudi 6

Dix heures. — La retraite canadienne de Catherine a fini par arriver sur le compte, pendant que nous dormions. Liesse et bombance au village...

Midi. — La question sans réponse assurée : Talleyrand est-il le père biologique d'Eugène Delacroix ? Jean Orieux est affirmatif, tandis que l'autre biographe moderne de Talleyrand, Emmanuel de Waresquiel, dit que non. Je propose qu'on les laisse se débrouiller ensemble et revenir nous voir quand ils auront accordé leurs violons.

— Phrase plutôt curieuse, sortie du clavier de Renaud Camus (ce qui la rend encore plus curieuse) : « Dîné aux nouvelles, chacun au haut bout de la table, pour éviter la contagion. » Où diable les Camus ont-ils réussi à dénicher une table possédant deux hauts bouts ? Et, donc, supposé-je, dépourvue de bas bout ? Sont trop forts, ces Gersois...

— Si l'on en croit Orieux — et pourquoi ne le croirait-on pas ? —, on dansa la valse pour la première fois à Paris, au soir du 3 janvier 1798 (pour mes lecteurs LFIstes : 14 nivôse an VI). Cette grande première eut lieu lors de la magnifique fête donnée par Talleyrand dans l'hôtel de Galliffet, en l'honneur de Joséphine Bonaparte.

On a bien noté : en l'honneur de Joséphine, et pas de son général en chef d'époux : il s'agissait de ne pas hérisser inutilement telle ou telle faction politique, à commencer par les Jacobins, toujours prêts à voir le mal partout, même aux bals de l'ex-évêque...

Six heures. — Paul Léautaud vu par lui-même, et dans son décor quotidien de Fontenay :

«[...] mon intérieur, mon taudis, mon fumier, les vitres de mes fenêtres presque opaques par la crasse, les toiles d'araignées, à tous les angles du plafond, les glaces où l'on se voit comme dans un brouillard, l'aspect désordre, un petit lit de repos sur lequel s'étalent des papiers, des livres, des chaussures, des légumes, la cheminée sur laquelle voisinent le paquet de tabac, le cendrier, mon bougeoir, ma lampe, mon filtre à café, la petite casserole de faïence pour mon petit déjeuner du matin, prenant mes repas à même la casserole dans laquelle je les prépare, mon verre à boire lavé quand ça me prend, mon armoire normande, si belle d'aspect, véritable capharnaüm : fioles de pharmacie, chapeaux de toutes sortes, caisses de biscottes, mon pain, mon café, mon moulin à café, mon sucre, ma viande, mon chocolat quand j'en ai, des papiers, du linge neuf : mouchoirs et faux-cols, et toutes sortes de choses encore. L'intérieur d'un vieux garçon, devenu las des corvées domestiques et arrivé à se moquer de tout dans ce domaine.

« Des chapeaux de jardin, des chaussettes à raccommoder, des bougies.

« Les boites d'allumettes, une bouteille de pharmacie pour la Barbette. Mon lit que je fais à peu près tous les deux mois, et le vase de nuit dans l'antichambre pour ne pas être obligé de descendre pour uriner, et moi là-dedans, au milieu de tout cela, en pantalon troué, en vieilles pantoufles, en veston déchiré, en bonnet de coton, lunettes sur le nez, un foulard jaune au cou, nouée sur le devant une couverture de laine par-dessus tenant par deux brides. »

Ça fait envie ! Cela dit, si, comme lui, j'étais resté célibataire, je pense que je vivrais à peu près dans les mêmes conditions aujourd'hui. À moins que j'aie eu la judicieuse idée de mourir d'une cirrhose du foie.


Vendredi 7

Huit heures. — Dans sa folle prodigalité, le Trésor public vient d'augmenter nos retraites de 37 €. Ce qui, je viens de faire l'addition, porte nos revenus mensuels, toutes sources confondues, à 3581,16 €. Vu notre mode de vie quasi érémitique, je me demande pourquoi nous ne mettons pas plus d'argent “de côté” que nous ne le faisons, et qui se ramène à presque rien. Enfin...

(Rectification vespérale : je bénéficie également d'un versement mensuel de “MSA Normandie”, dont j'ignore absolument à quoi il peut bien correspondre. Son royal montant : 3,36 €. Ce qui nous porte le total des rentrées d'argent à 3584,52 €.)

Trois heures. — On se prend à rêver (ça ne coûte rien à personne) sur ce qu'aurait pu être l'Empire, si Napoléon avait écouté Talleyrand davantage que son stupide orgueil. Il aurait pu aussi, parfois, l'écouter moins, ce qui aurait évité l'inqualifiable assassinat du duc d'Enghien.


Samedi 8

Sept heures et demie. — Aller-retour à la boulangerie de la mairie pour ravitaillement. L'une des deux vendeuses m'annonce qu'ils ferment ce soir pour une semaine. Ce qui veut dire que, sur les quatre boulangeries que compte Pacy, trois prennent leurs fucking vacances en même temps. Trois au moins : je ne serais pas plus surpris que cela de trouver la quatrième également fermée mardi prochain. Si j'étais Léautaud, je tartinerais volontiers une page entière pour dire ce que je pense de tous ces artisans qui ne veulent plus rien foutre et ne songent plus qu'à leurs sacro-saintes vacances... (Des vacances en février : j'espère qu'ils auront un temps de merde !)

— Hier soir, parce qu'elle venait tout juste de débarquer sur Netflix, nous avons commencé à regarder la quatrième saison d'Entrevías, série espagnole tout à fait honorable, même si pas exempte de défauts. D'abord il y a des scènes qui tombent un peu dans le bavardage inutile, heureusement assez peu nombreuses. Ensuite, deux jeunes comédiennes résolument médiocres. Par chance, celle des deux qu'on voyait le plus s'est pris trois balles dans la poitrine à la toute fin de la troisième saison, si bien que nous en voilà débarrassés. Nous ne cessons de rendre grâce au flic ripou qui a eu la bonne idée de défourailler sur cette greluche plutôt pénible (le genre qui ne dispose que de trois jeux d'expression : soit je souris, soit je pleure ; entre les deux, je fronce mes sourcils).

— La langue de Jean Orieux n'est pas toujours aussi parfaite que l'on aimerait qu'elle fût. Ainsi cette phrase : « L'alliance de la France avec le tsar avait rendu encore plus dangereuse la situation de l'Autriche. » Dangereuse pour qui ? La situation de l'Autriche, au moment d'Erfurt, est devenue périlleuse, mais nullement dangereuse.

Puisque j'en suis à pinailler, on pourrait aussi noter qu'une alliance se passe soit entre États, soit entre souverains ; mais certainement pas entre un pays d'un côté et un souverain de l'autre.

Deux heures. — De Fénelon : « Les injures sont les raisons de ceux qui ont tort. » Une sentence qu'il faudrait graver au fronton de tous les réseaux sociaux : ce serait en quelque sorte l'Arbeit macht frei de tous les petits sociauxpathes.

— Esprit Maurice Goux : Comment appelle-t-on une pouliche aux allures douce ? Une haquenée juvénile.

Six heures. — Déclaration de la vieille historienne féministoïde Michelle Perrot, donnée par Le Monde.fr et aussitôt mise en recirculation par l'indispensable Élodie J. :

Le genre masculin s'est historiquement construit dans l'idée de la possession du corps des femmes.

“Historiquement”, donc : avant l'histoire, l'homme des cavernes et des huttes se passait très bien de cette possession : chacun sait que les gens de ces époques post-édéniques se reproduisaient tous par scissiparité. Et puis, un jour, ça lui est venu, à notre homme. Pas sous la forme d'un instinct, hein : sous celle d'une idée. « Tiens ! Et si je possédais une femme ? Comme ça, juste pour voir si, par hasard, ça ne ferait pas de moi un mâle ? »

Arrêtons-nous là : l'épaisse et péremptoire bêtise de la déclaration perrotine décourage assez rapidement l'ironie.


Dimanche 9

Dix heures. — L'histoire jugera, l'histoire jugera... c'est un peu vite dit : il est des cas où l'histoire s'abstient soigneusement de juger. Ainsi en est-il, en tout cas en France, de Napoléon Bonaparte, qui a échappé à tout jugement impartial en s'engouffrant directement dans la légende. Sinon, nous n'aurions pas de mots assez durs pour flétrir cet homme prêt à tuer ou asservir toute l'Europe afin de satisfaire ses seuls appétits démentiels, et qui a laissé derrière lui une France rapetissée, affaiblie, exsangue. Rien que le retour de l'île d'Elbe et la catastrophique équipée des Cent Jours auraient dû faire de lui un objet de mépris jusqu'à nos jours. Au fond, si l'on met un instant la question juive de côté, nous devrions voir que les différences ne furent pas si grandes, entre Napoléon Bonaparte et Adolf Hitler (et hop ! Un point Godwin...).

Sur ces considérations de haute volée, je m'en vas me rendre au Congrès de Vienne, pour essayer de limiter la casse (en me faisant aider, un peu, par M. de Talleyrand).

Sept heures. — Je viens de “boucler” 1946. Depuis que nous sommes entrés dans l'après-guerre, Oncle Paul et moi, je commence à voir apparaître dans son journal des gens que j'ai connus de leur vivant (Pauvert, Max-Pol Fouchet...). Je ne veux pas dire par là que je les ai rencontrés : seulement qu'ils étaient encore de ce monde, et parfois “en activité”, lorsque j'ai découvert leur existence et qu'elle a plus ou moins interféré avec la mienne.


Lundi 10

Sept heures et demie. — On se risque sur le bizarre, ou au moins sur l'inédit : je viens de faire un aller-retour à la quatrième boulangerie de Pacy, puisque les trois autres ont trouvé bon de prendre leurs saloperies de vacances en même temps. J'en ai rapporté un petit pain dit “de campagne” et un autre de même forme dont j'ai déjà oublié le nom : à en juger par leur molle consistance et leur absence d'odeur, je pense que je ne renouvellerai pas l'expérience. Si c'est pour passer huit jours avec du pain médiocre, autant acheter celui du Super U ou du Carrefour Market.

(Huit heures et demie : le croissant rapporté pour Catherine vient de finir sa triste et courte existence, pour moitié dans les estomacs canin et félin, pour l'autre dans la poubelle ; ce qui augure assez mal de la qualité de mes deux pains...)

— J'ai déjà noté cette coïncidence qui a fait que Voltaire et Talleyrand, mes biographiés de ces temps derniers, ont tous deux vécu 84 ans. Il y a tout de même une énorme différence entre eux, de ce point de vue.

Voltaire est né sous Louis XIV pour s'en aller mourir au début du règne de Louis XVI. Autant dire qu'il a passé sa vie dans un monde encore relativement stable, même si fêlures et craquements n'y ont pas manqué. Talleyrand, lui, a vu le jour sous Louis XV et n'a quitté ce monde que durant le règne de Louis-Philippe. Ce qui lui a fait traverser Révolution, Terreur, 18 brumaire, Empire, Restauration ; et assister à la fin de la véritable monarchie de France lors des Trois Glorieuses. Le premier a descendu une rivière de plaine, l'autre n'est allé que de rapides en cataractes.

Midi. — Je termine mon déjeuner à l'instant. Verdict pour les deux pains achetés ce matin : le premier “acceptable, avec forte indulgence du goûteur”, le second “mûr pour la poubelle”. Mais je ne m'avoue pas (encore) vaincu : demain matin, profitant de ce que Catherine doit aller faire provision de légumes frais à Ménilles, je me risquerai à pousser la porte de la boulangerie locale. Je serais ravi d'y trouver du pain correct, mais pas davantage : s'ils cuisaient là un pain sublime, je serais évidemment tenté d'en faire mes fournisseurs attitrés. Or, Ménilles est quand même nettement plus loin de la maison que Pacy...

(Notre vie devient de plus en plus passionnante, ça vire à l'épopée.)

— À partir de 1815, à mesure que les années passent, on a de plus en plus l'impression de s'extraire d'un certain monde réel pour s'enfoncer, s'immerger dans la Comédie humaine de Balzac.

— Talleyrand, devant qui, vers 1825, un quidam traitait le jeune Adolphe Thiers de parvenu : « Non, monsieur. Thiers n'est pas parvenu, il est arrivé. »

Six heures. — Catherine a retrouvé au sous-sol deux voitures miniatures, une “coccinelle” et une fourgonnette de la Poste. Elle a donné la première à Petit Loup qui, depuis, s'amuse à la faire rouler sur le parquet. Si ça continue, ça va être comme avec les enfants : on va devoir lui acheter un garage pour qu'il puisse corser le jeu...


Mardi 11

Sept heures. — Pourquoi le chat se livre-t-il à sa grande toilette du matin en équilibre sur le dossier du fauteuil de Catherine, alors qu'il pourrait faire la même chose confortablement, sur le fauteuil lui-même ou sur le canapé ?

Et pourquoi pense-t-il que la gamelle d'eau de Charlus est un bassin de jeu, alors que, en tant que chat, il est censé détester avoir les pattes mouillées ?

Midi et demie. — Sur un parking, attendant Catherine qui a rendez-vous chez une podologue : c'est tout nouveau ! Celle-ci est installée, avec une ribambelle d'autres “para-médecins” — je ne sais si c'est le terme exact pour désigner ces spécialités : podologue, sophrologue, ostéopathe, et deux ou trois autres dont j'ai déjà oublié les noms —, dans des petites cahutes en préfabriqué, dans une ruelle si neuve que même le GPS de Soraya ignore son existence. Mais enfin, ruelle et podologue sont bel et bien là.

Je viens d'aller vérifier les plaques des cahutes : il y a aussi des orthophonistes, des psychmotriciennes, des psychologues cliniciennes et, presque saugrenues dans cet environnement, deux dentistes. Et rien que des bonnes femmes...

Il y a aussi, en allant jusqu'au bout de la ruelle, une sage-femme et une pédopsychiatre. Et j'ai été mesquin (ou trop rapide) : il y a tout de même deux mecs, égarés dans ce gynécée.

— Il y a moins d'une heure, j'ai inhumé M. de Talleyrand-Périgord, en la chapelle de son château de Valençay. Je ne quitte pas Jean Orieux pour autant, ayant ressorti sa Catherine de Médicis de son étagère. Lecture qui, au moins en son début, va nécessiter une assez radicale mise au point temporelle : il y a loin de Louis-Philippe à François premier. Si on transpose sur le plan littéraire, cela revient à sauter de Balzac à Rabelais, ou peu s'en faut.

Pour conclure ce chapitre — soyons prescripteur, bon sang ! —, à qui déciderait de s'intéresser de près à cet extraordinaire personnage que fut “le diable boiteux”, je conseillerais sans restriction cette biographie au titre éminemment baudelairien : Talleyrand ou le sphinx incompris.

Six heures. — Le roman français du second XIXe siècle. On commence par Flaubert, on finit par Zola ; entre les deux, rien qui vaille. Goncourt, Daudet, Huysmans et quelques autres de moindre renom : aucun intérêt. Même Barbey d'Aurevilly ne vaut pas grand-chose, non plus que l'horripilant Léon Bloy.


Mercredi 12

Dix heures et demie. — Garé le long de la rue principale de Pacy, attendant Catherine : hier, c'était pour ses pieds ; aujourd'hui, pour ses oreilles...

— Jean Orieux écrit : « Ce sont les Florentins qui ont remanié l'ancienne cuisine française et moyenâgeuse, c'est d'eux que date notre cuisine actuelle. » Je me souviens que, dans son histoire de la gastronomie (Un festin en paroles), Jean-François Revel conteste cette double affirmation, et qu'il le fait avec de solides arguments. Mais lesquels au juste ? Il va falloir retourner y voir...

Quatre heures. — Quelle femme, tout de même, que cette Catherine de Médicis ! En voilà une que les féministes d'aujourd'hui devraient bien ériger en totem. Bon, évidemment, il y a la Saint-Barthélémy, qui risquerait de froisser leur humanisme bêlant et leur amour immodéré pour les religions minoritaires et agressives. Mais c'est qu'on l'a beaucoup exagérée, cette Saint-Barthélémy-là ! Et puis, quoi : massacrer quelques centaines ou même milliers de parpaillots ne représente pas un bien grand péché. Une purge populaire, tout au plus. On notera en surplus que ces massacres ont eu lieu en plein cœur du mois d'août : les catholiques d'alors étaient d'une autre trempe que nous, qui n'hésitaient pas à écourter leurs vacances d'été dès qu'il s'agissait d'aller tous ensemble au charbon.

(Quand on tape “Saint-Barthélémy” dans Google, il faut commencer par se farcir une bonne douzaine de sites consacrés à l'île à la con qui porte ce nom avant d'en arriver enfin aux articles sérieux...)

— Diane de Poitiers, maîtresse “officielle” d'Henri II, est d'une cupidité sans borne, qui se déchaîne littéralement à la mort de François premier, quand son amant accède au trône. Pour elle pas de profits négligeables : apprenant qu'il existe une taxe spéciale sur les cloches, elle s'en fait aussitôt, en travaillant Henri au corps, attribuer le montant. Ce qui fera écrire à Rabelais : « Le roi avait pendu toutes les cloches du royaume au col de sa jument. » La belle dame d'Anet a dû en hennir et ruer de fureur.

Six heures. — Comme Jean Orieux et  moi nous entendons plutôt bien (on passe tellement de temps ensemble que je devrais intituler ce journal Du côté de chez Jean…), je viens de commander sa biographie de Bussy-Rabutin, le cousin de la Sévigné. Évidemment, le personnage n'a pas l'envergure d'un Voltaire ou d'un Talleyrand, encore moins l'importance historique de la reine Catherine ; il est tout de même assez séduisant. Et puis, repasser au XVIIe siècle après ma cure de Renaissance ne me fera pas de mal.

— Apparemment, si l'on croit un sondage réalisé par un site de rencontres homos (mais il faudrait voir dans quelles conditions il a été réalisé), les pédés Allemands seraient de plus en plus nombreux à vouloir voter pour l'AfD, les méchants nazis teutons. Si c'est vrai, l'interrsectionnalité et la convergence (des luttes) ont du souci à se faire.

(Esprit Maurice Goux : quand un orchestre médiéval est à l'unisson, c'est la convergence des luths.)


Jeudi 13

Neuf heures et demie. — Rapide aller-retour au Carrefour Market de Pacy, essentiellement pour en rapporter du pain, nos imbéciles de boulangers ayant trouvé malin de fermer tous en même temps. J'ai choisi de prendre deux “boules bio” (une pour Catherine, une pour moi : on fait pain à part...) : je suis un peu honteux d'avoir acheté un truc bio, j'espère que l'information ne transpirera pas trop, ma réputation risquant d'en souffrir assez gravement...

— L'inlassable capacité des réso-sociopathes à se fabriquer chaque jour un nouveau scandale à partir de rien continue de m'étonner et de me réjouir. Ce matin, les sœurs-de-plainte braquent leurs projecteurs sur un certain Kanye West (j'ignore absolument qui peut bien être ce jeune homme) qui a déclaré : « Je domine ma femme. Ce n'est pas une merde woke féministe. »

Passons sur la distinction du langage : apparemment, ce M. West est un rappeur américain racisé : ne nous montrons pas trop exigeants, il a sûrement beaucoup souffert. Mais enfin, qu'est-ce que nos féministes régionales peuvent bien en avoir à faire de la façon dont lui et sa partenaire vivent leur vie conjugale de l'autre côté de l'Atlantique ? Qui leur a dit que la jeune femme n'était pas parfaitement complice de son homme et de ses petites provocations, heureuse même d'être “dominée” ? Du reste, l'est-elle vraiment ? Qu'est-ce qu'elles savent de tout cela, nos fliquettes metooffues ? Et qui les a instituées gardiennes des bonnes mœurs, ces punaises de sacristie laïques ?

Midi. — N'importe qui jetant un regard, même distrait, sur l'histoire de France constatera aussitôt que la fameuse invisibilisation des femmes est très largement mythique. Mais que pèse la réalité, face au mythe ?

Trois heures. — Ma mémoire ne me trompait pas (pour une fois). Je viens de rouvrir Un festin en paroles de Revel, directement au chapitre intitulé Le Fantôme des Médicis. Il y conteste bien, sans nuances, l'idée reçue selon laquelle l'arrivée en France de Catherine de Médicis et de sa cohorte romano-florentine aurait donné le coup d'envoi d'une révolution gastronomique, d'une liquidation de la gastronomie médiévale. Il le fait avec un certain nombre d'arguments et de preuves tout à fait convaincants. Je ne vais pas en faire le détail ici : qu'on se reporte à son livre qui, de toutes façons, mérite amplement d'être lu. J'en citerai juste deux.

D'abord, Revel fait remarquer qu'entre le Viandier de Taillevent (XIVe siècle) et Le Cuisinier Français de La Varenne (1651), il n'est paru en Europe aucun véritable livre de cuisine. Or, le plus sûr signe d'une révolution gastronomique, c'est précisément la multiplication des ouvrages traitant d'elle. Ensuite, Revel parle d'un grand banquet offert aux Médicis à Rome, en 1513, et donne tout le détail des différents plats qui y furent servis en une douzaine de services : l'ensemble constitue un festin typiquement médiéval, sans la moindre innovation notable. Comment ces mêmes Italiens auraient-ils pu importer en France des recettes et des façons qui n'existaient pas encore chez eux ?

Il y a en revanche deux domaines dans lesquels Revel ne conteste nullement les innovations apportées par les Italiens du XVIe siècle. Ce sont les pâtisseries & confiseries d'abord. Et, ensuite, le raffinement des manières : utiliser une fourchette plutôt que ses doigts, ne pas se moucher dans les replis de la nappe, etc. Ce dont on ne saurait trop les remercier. Bref, la révolution culinaire apportée par Médicis et consorts est bien du domaine de la légende. Et voici, sur ce chapitre, la conclusion de Revel :

Machinalement reprise par de nombreux historiens [coucou, M. Orieux !], cette légende a malheureusement occulté la vraie révolution : celle venue du Nouveau Monde. Sans les Aztèques, il n'y aurait pas de tomates, donc pas de cuisine provençale ou italienne, pas de haricots, donc pas de cassoulet, pas de maïs, donc pas de polenta, pas de pommes de terre, donc pas de bifteck-frites ni de hachis Parmentier, et pas de dinde pour Noël ni de chocolats pour le nouvel an.

— Revel, encore lui, s'insurge contre le mot “gastronome”, apparu au début du XIXe siècle, qu'il trouve à la fois pédant et bien laid. J'ajouterai pour ma part : de cousinage fâcheux, puisque de même racine que notre moderne gastro-entérite, laquelle ne donne guère envie de passer à table.


Vendredi 14

Neuf heures. — Ce matin, sous X,, mon jeune crétin de référence, Ilan Gabet, évoque les Nations unies (les grands sujets ne lui font pas peur, au gamin...) et ses “résolutions condamnatoires”. Le pis est que mon imbécile d'iBigo semble très bien connaître cet adjectif que, moi, je découvre. Se savoir désormais moins moderne que son téléphone est tout de même une petite épreuve...

Midi. — En faisant toujours plus de concessions aux calvinistes, Catherine pense pouvoir maintenir la paix dans le royaume de France (sans trop le savoir, elle est en train d'inventer cette pure abstraction : le vivre-ensemble). Philippe II d'Espagne lui rétorque que, ce faisant, elle va engendrer des catastrophes dont elle sera tenue pour responsable. C'est lui qui a raison, évidemment : royaume à feu et à sang, provocations protestantes de plus en plus grandes et impérieuses, Saint-Barthélémy, etc.

Il reste que cet exemple d'une religion ultra-minoritaire — pas plus de 5% de la population — parvenant à paralyser et dévaster tout un pays, parce que plus jeune, plus agressive et passablement empreinte de fanatisme, cet exemple aurait bien mérité de rester un peu plus présent à nos modernes esprits…

— J'apprends à l'instant, par les surprises du labyrinthe internétique, la mort d'Henri Bernard, en 2021, à 82 ans. Il était rewriter à France Dimanche, sans qu'on sache trop pourquoi car il ne faisait guère mystère d'être largement assez riche pour se passer de ce modeste appoint (« c'est pour payer tes cigarettes ! », lui disait Anne-Marie Corre, notre “cheftaine” de l'époque, ce qui agaçait un peu cet homme charmant et toujours d'humeur égale et joyeuse).

Il s'était, sur le tard, marié avec celle qu'il présentait comme son amour de jeunesse retrouvé, Daphné de Turckheim, que j'avais précédemment connue lors de mon passage au Figaro Magazine (1979), quand elle s'appelait Daphné de Saint-Sauveur.

Quatre heures. — Comme dirait le populo : « Et en plus, c'est payé avec nos impôts ! » J'apprends qu'il existe, dans l'une de nos belles universités, une greluche qui se revendique “spécialiste en études shakespeariennes, travaillant plus spécifiquement sur la race dans l'œuvre de Shakespeare et les insultes islamophobes dans le théâtre anglais du XVIe siècle”. 

Il existe, ou plutôt : il existait. Car la stagiaire en question semble être en train de se faire virer : en raison de son enthousiasme débordant, elle s'était apparemment mise à dénoncer à tout va ses chers collègues. Coupables de propos “islamophobes” autour de la photocopieuse, bien évidemment.


Samedi 15

Dix heures. — Une chose, parmi des wagons d'autres, que j'avais oubliée : c'est à Catherine de Médicis que nous devons de commencer chaque nouvelle année le premier janvier, et non plus à Pâques comme c'était la règle jusqu'alors.

Trois heures. — Du classement problématique de certains livres. Il y a deux jours, je l'ai noté, j'ai éprouvé le besoin de relire l'un des chapitres du livre de Revel, Un festin en paroles. J'ai bien cru que j'allais être frustré de cette relecture : ayant parcouru trois fois des yeux la douzaine de livres que je possède de cet auteur, j'ai dû me rendre à l'évidence : son Festin n'y était point. Encore un livre envolé sans qu'on sache comment ni vers quels rivages !

Qu'est-ce qui m'a poussé, au moment de quitter la Case, furieux, à jeter un regard sur le rayon où sont alignés les sept ou huit livres traitant de gastronomie et de l'histoire d'icelle ? Mon bon ange, assurément, puisque “le” Revel se trouvait parmi eux, exactement où je l'avais moi-même rangé.

J'aurais pu, bien sûr, à l'issue de ma précédente lecture, le placer avec les autres Revel. Mais alors, mon mauvais ange m'aurait certainement poussé, avant-hier, à aller le rechercher parmi les livres “de cuisine”... où je n'aurais pu que constater sa disparition.

À moins d'acheter systématiquement en double tous ces livres de type “ambivalent”, le problème me semble sans solution. Mais, la Case étant déjà surencombrée d'ouvrages, ces achats en double impliqueraient de déménager pour aller s'installer dans une maison offrant davantage de murs bibliothécables. Fatigant...

— Le dernier fils de Catherine de Médicis et d'Henri II a été baptisé sous le nom d'Hercule. Heureusement qu'il a eu le bon goût de mourir avant son frère ainé, Henri III. Sinon, la France se serait, après 1589, retrouvée avec à sa tête un roi Hercule, ce qui aurait bien fait rire de nous. Et pas du tout Henri de Navarre qui, par le fait, ne serait jamais devenu Henri IV. De toute façon, nous n'avons rien à regretter : Hercule, devenu ensuite, plus raisonnablement, François d'Alençon était une sorte de gnome parfaitement stupide, vicieux, malsain.

Six heures. — C'est avec un ravissement sans mélange que je découvre l'existence d'une nouvelle (?) star du show-business. Il s'appelle Lucky Love, ce qui est déjà fort prometteur. Il s'est fait un look de sous-Freddy Mercury, mais en plus festif puisqu'il arbore quelques cheveux violets ainsi qu'un charmant petit moignon en guise de bras gauche. Sans doute par crainte que ces atouts ne soient pas suffisants pour masquer sa criante absence de talent (oui, j'ai poussé l'héroïsme jusqu'à mettre le son...), il s'affiche bruyamment comme homosexuel et séropositif. En dehors du fait que le sida commence à sentir un peu la poussière des lointaines années quatre-vingt, on peut considérer que voilà une carrière toute faite, devant quoi aucune traverse ne saurait décemment se dresser. Déjà, nos vaillantes féministes le font tourner en boucle et n'en finissent plus de se pâmer devant une masculinité aussi chou.


Dimanche 16

Sept heures (du soir...). — De Léautaud, 27 septembre 1947 : « Tantôt, rue de Seine, un individu, étranger, certainement, très brun de cheveux, le visage basané, Polonais, ou Italien, ou Espagnol, vêtu misérablement, etc. »

Cher Oncle Paul, c'est très bien d'être raciste et de repérer les envahisseurs à vue. Mais enfin, si vous prétendez reconnaître les Polonais à leur tignasse noire et à leur teint de moricaud, vous allez au-devant de graves mécomptes.


Lundi 17

Huit heures. — Curieux, ces bons auteurs, écrivant le plus souvent un français tout à fait correct, parfois même presque élégant, et qui, soudain, au détour d'une phrase anodine, révèlent un sens de la langue défectueux. Jean Orieux écrit : « Catherine se trouva face à face avec un double péril. » Certainement pas. Un péril étant dépourvu de toute espèce de “face”, on ne peut se retrouver “face à face” avec lui. Pourquoi ne pas avoir écrit tout simplement : « Catherine se trouva face à un double péril » ?

(Vu le contexte, j'aurais même préféré : “se retrouva face”. Mais bon : on ne va pas non plus passer la matinée à ergoter...)

Quatre heures. — Il est amusant de se voir rappeler que si la plante rapportée des Amériques par Jean Nicot s'appelait tobaco à Cuba, elle changeait de nom au Brésil pour devenir petun. Or, jusqu'au siècle dernier, au moins dans l'argot parisien, le verbe pétuner signifiait bel et bien : fumer. Et je suis certain d'avoir entendu plusieurs fois mon vieux banlieusard de père l'utiliser. Si je me souviens bien, c'était plutôt pour dire que, dans telle ou telle circonstance, ils avaient, lui et ses compagnons du moment, trop fumé. Mais peut-être confondé-je, en l'occurrence, avec bombarder, qu'il employait également dans des situations similaires. Difficile de démêler tout cela...

Cinq heures. — Il est temps d'abandonner Orieux au profit de Léautaud. J'ouvre le volume et tombe presque aussitôt sur ceci (28 novembre 1947) : « Reçu ce matin le nouveau roman de Jean Orieux. » C'est une conspiration ou bien ? Cela dit, la suite n'est guère à l'honneur du futur biographe :

« Il m'a annoncé cet envoi hier, au déjeuner Malakoff [chez Florence Gould]. J'ai coupé les quinze ou vingt premières pages. Suffisant. Absolument sans aucun intérêt. Amas de petits détails insignifiants. Pas de style, pas de flamme, pas de passion. Besoin de publier un livre, pour maintenir son nom. Étonnant qu'on puisse se plaire à un tel travail et se contenter de si peu. »

Au moins, maintenant, je sais pourquoi je n'ai jamais été effleuré par la tentation d'acheter l'un ou l'autre des romans de l'infortuné Orieux : l'esprit de Léautaud m'avait mis en garde...

(Allons bon ! Quatre lignes plus bas, Oncle Paul m'affirme que le premier roman d'Orieux, Fontagre, était “remarquable”. Je fais quoi, moi, alors ?)

Six heures. — Information pour moi stupéfiante, à peine croyable : « Le niveau de français baisse chez les jeunes. » Et c'est précisément ce qui m'étonne : que le niveau en question puisse encore baisser.


Mardi 18

Sept heures et demie. — Aujourd'hui, grand jour : réouverture de la boulangerie de la mairie ! J'y étais dès sept heures, vibrant d'espoir et déjà tout salivant... Devanture noire, porte close. Sur celle-ci, une affichette informant l'aimable clientèle (moi, donc) que, le four ayant brûlé, ces braves gens n'étaient pas en mesure de, etc. Heureusement, il me reste un bout de pain dans le congélateur. Je tenterai ma chance demain à celle du pont, dont ce sera aussi la réouverture. En espérant que l'incendie initial ne se sera pas propagé jusque-là.

Dix heures. — Orieux a des petites manies qui m'énervent, en partie parce que je ne parviens pas à leur trouver d'explication. Par exemple, pourquoi écrit-il, par exemple, “les Montmorency”, en laissant le nom invariable comme le veut la règle française, mais “les Guises”, avec cette marque incongrue du pluriel ? Un peu de cohérence n'aurait pas nui. Il écrit aussi Alençon au lieu de d'Alençon, quand il parle du petit frère dégénéré, et traître à la Couronne, des trois rois issus de Catherine. Mais ça...

Trois heures. — Bernard Frank non plus n'est pas à l'abri de ces trébuchements de la langue. Dans une chronique, il écrit : « Passer sans transition de la philosophie allemande à Kierkegaard, c'est risquer d'attraper un chaud-froid. »

Le chaud-froid étant une préparation culinaire, je crois que celui qui tenterait le saut indiqué courrait plutôt le risque d'un chaud et froid.


Mercredi 19

Huit heures. — Fin de la saga boulangère : l'échoppe “du pont” à bien rouvert ses portes tout à l'heure, à sept heures et demie (les Dupont sont des lève-tard...) et, apparemment, le four n'avait pas explosé durant les vacances du personnel.

Midi. — Comme la vie est parfois harmonieuse ! J'arrive presque au bout de l'existence de Catherine de Médicis — une quarantaine de pages encore —, et voilà que Mondial Relay m'avertit aimablement que Bussy-Rabutin n'attend que mon bon vouloir au locker de Saint-Aquilin. Je le récupérerai tout à l'heure, en allant au Carrefour Market (pour nous) et à la jardinerie (pour les oiseaux).

Cinq heures. — Attention, c'est un ordre ! Et pas n'importe lequel, puisqu'il émane du Pr Saint-Graal en son auguste personne. Le voici :

 « N'achetez plus aucun vêtement tant que vous avez à peu près ce qu'il faut dans vos placards. C'est vital. Comme arrêter de manger de la viande et éviter de prendre l'avion. »

On remarquera que, pour ce qui est de l'avion, le diktat se fait moins impératif, puisqu'il s'agit seulement de l'éviter. C'est normal : notre pompeux prof doit, si j'ai bien suivi, se rendre prochainement dans une quelconque université de l'État de New York, et je doute qu'il fasse la traversée en galion à voiles.

En tout cas, voilà qui me donne la furieuse envie d'un aller-retour en jet privé à Los Angeles pour en rapporter des malles entières de fringues neuves et inutiles. Et, bien sûr, en me tapant deux T-Bones steaks, à l'aller et deux autres au retour.


Jeudi 20

Huit heures. — Une chose apparaît clairement, lorsqu'on en termine avec l'existence de Catherine de Médicis : son expérience maternelle ne donne pas envie d'avoir des enfants. Mais alors, là, pas du tout.

Il est temps de passer à Bussy-Rabutin qui, je suppose, va nous mettre un peu de légèreté et de fantaisie dans tout cela.

Cinq heures. — La biographie de Bussy-Rabutin est la première qu'écrivit Jean Orieux. Cela se sent : il est encore assez loin de maîtriser les lois du genre, comme il le fera superbement quelques années plus tard. Ici, comme dirait Flaubert, il y a bien les perles, mais il manque le fil. La lecture en est néanmoins tout à fait agréable.


Vendredi 21

Sept heures. — Quelle excellente idée il a eu, le réverbère qui monte la garde à gauche de notre portail, de défunter plus ou moins, hier soir ! N'émettant plus qu'une faiblissime et intermittente lueur jaunâtre, il nous permet de prolonger un peu la nuit. J'espère que nos édiles ne vont pas s'en aviser trop vite...

Dix heures. — Apparemment, c'est un immense génie qui vient de nous quitter. Il s'appelait Frankétienne et était haïtien, comme de juste. D'après une certaine Emmelie Prophète (?), c'était un artiste multipotentialiste. Selon le Pr Saint-Graal, il pratiquait une “écriture quantique”, ce qui comment à foutre un peu la trouille. Toujours d'après le même bien-en-chaire, il faudrait lire son livre intitulé Une étrange cathédrale dans la graisse des ténèbres. Voilà un titre qui me vaut dispense perpétuelle : je continuerai d'ignorer l'œuvre de ce pauvre Frankétienne. Qu'il repose en paix, néanmoins.

Deux heures. — Elle est vraiment curieuse, cette biographie de Bussy. Régulièrement, l'auteur perd totalement de vue son personnage, parfois pendant plusieurs dizaines de pages, pour dresser le portrait de celui-ci ou de celle-là, des gens que, peut-être, Bussy n'a même jamais fréquenté de sa vie. En fait, plutôt qu'une biographie, on n'a l'impression de lire des historiettes, et qu'Orieux regarde franchement du côté de Tallemant des Réaux ; dont, hélas, il n'a ni la verve, ni le talent d'écrivain.

Quatre heures. — En 1949, Léautaud reste fermement convaincu que Winston Churchill fut le grand responsable de la guerre contre l'Allemagne hitlérienne. Churchill qu'il n'hésite pas à qualifier de “bandit politique”. Il ajoute : « personne ne me contredit quand je dis cela. » Tu m'étonnes ! Qui perdrait son temps à discuter avec un vieillard malcommode et frappé de gâtisme politique ?

De la même façon, je me suis toujours dit que si, un jour, je me trouvais face à un olibrius m'affirmant que la terre est plate et âgée de quinze mille ans, je me garderais de le contredire, trouvant plus amusant, et surtout plus rapide, d'abonder dans son sens. Même chose avec un négateur des chambres à gaz, un contestataire des alunissages d'Apollo, un écolo décroissant, etc. Malheureusement, je n'ai jamais rencontré aucun de ces zigotos. Ou alors, ils ont jugé plus prudent de se taire.


Samedi 22

Dix heures. — Ce matin, on trouve ceci chez les sœurs vigilantes :

« MeTooMedia apporte tout son soutien à Marion, Lily, Hélène, Caroline, Chloé, Julia qui dénoncent les agressions, violences et harcèlement de Franck Gastambide. »

Une fois de plus, je remarque que seul l'homme qu'on accuse a droit à ses nom et prénom, pour être bien sûr que personne ne se méprenne sur l'identité du monstre, cependant que ses accusatrices ont le privilège de demeurer dans un confortable anonymat. On me dira sans doute que c'est “pour les protéger”. Mais les protéger de qui ? De quoi ? Et l'homme qu'elles jettent en pâture, il n'a pas droit, lui, au moins tant qu'il n'a encore été reconnu coupable de rien, à un minimum de protection ?

— Hélas, on n'a pas tous les jours un violeur à se mettre sous la dent : il y a des jours maigres. Dans ces cas-là, la fringale d'indignation est telle que tout fait ventre. Exemple trouvé chez Élodie J. :

Un samedi matin chez le boucher-charcutier. « Bonjour Monsieur, qu'est-ce que je vous sers ? — Un morceau de viande maigre et sans gras... comme ma femme ! »

Et voilà comment une blague mi-beauf, mi-bon enfant, qui doit traîner les échoppes depuis au moins trois-quarts de siècle, suffit à relancer le manège féministe. Et on tire la queue du Mickey !

Personnellement, je me serais plutôt indigné bruyamment de ce que “maigre et sans gras” constitue un intolérable pléonasme. Mais enfin, chacun voit midi à sa porte, n'est-ce pas ?

Par une sorte d'antithèse lipidique, la blague de ce brave homme m'en a rappelé une autre : Comment appelle-t-on le gras qui est tout autour du vagin ? Réponse : la femme.

Surtout, ne dites rien à la vice-présidente, hein : je n'ai plus l'âge d'aller ramer aux galères...

Six heures. — J'ai enterré Bussy-Rabutin juste avant le repas du chien, à qui ça n'a nullement coupé l'appétit. Comme je suis, depuis quelque temps, furieusement bio (j'espère que je ne vais pas sombrer dans le véganisme), j'ai repris celle du Grand Condé, due à la plume de Simone Bertière. Choix assez logique puisque Bussy et lui ont plusieurs fois guerroyé côte à côte.

— Elle devrait nous faire un peu réfléchir sur nous-mêmes, la vie de ce Prince qui (pour faire très bref) commence par remporter une série d'éclatantes victoires à la tête des armées du très jeune Louis XIV, puis se retourne contre la régence d'Anne d'Autriche en devenant frondeur, avant de passer franchement du côté des Espagnols pour combattre la France. L'Espagne ayant définitivement perdu, il revient en France faire sa soumission au roi, laquelle est acceptée. Quelques années plus tard, il se verra même confier de nouveau un commandement.

À présent, transposons. Imaginons un général français s'étant couvert de gloire durant la guerre de 14 et qui, après juin 40, passe au service du Reich pour aller combattre les forces françaises en Afrique. En 1945, il revient à Paris et fait amende honorable auprès de de Gaulle. On ne lui intente pas le moindre procès, et même, il reprend du service actif au moment de la guerre d'Algérie, avant de mourir couvert d'honneurs officiels.

Qui n'éclaterait pas de rire devant un tel conte pour bisounours ? Cela n'empêche pas que l'on continuera à flétrir la terrible cruauté de nos monarques dits “absolus”, tout en s'attendrissant sur les doux bienfaits de notre si belle démocratie. 


Dimanche 23

Dix heures. — Alors qu'on ne les a quasiment pas vus de l'hiver, les chardonnerets sont, depuis quelques jours, au moins cinq ou six qui squattent la cabane à graines. Au grand dam des mésanges qui doivent faire preuve d'une certaine patience avant de passer à table.

— Comment voudrait-on que le bon peuple s'y retrouvât ? Au début du XVIIe siècle, quand on quittait la France par le Nord, on traversait les Pays-Bas et les Provinces-Unies. Ces Pays-Bas étaient notre actuelle Belgique, tandis que les Provinces-Unies représentaient ce que nous appelons aujourd'hui... les Pays-Bas. Ils le font exprès, ou bien ?

Deux heures. — Un certain Cémil, sur Blouski, se lance dans les réflexions historiques. Il se présente comme journaliste “indépendant”, ce qui est devenu l'équivalent propre sur soi du bon vieux “chômeur”. Il écrit, ce penseur :

Le “chacun chez soi” est une erreur contre nature qui nous entraîne vers le nazisme.

C'est curieux, j'ai toujours cru que l'un des principes de base du nazisme était de repousser les Slaves toujours plus à l'Est afin de se tailler de nouveaux territoires purement germaniques. Le fameux Drang nach Osten. J'ai dû lire trop vite, comme d'habitude. Heureusement que notre turco-indépendant Cémil est arrivé pour me remettre sur rails...


Lundi 24

Onze heures. — En début d'après-midi, rendez-vous à Saint-André-de-l'Eure avec l'ostéopathe de Catherine (que j'appelle, moi, le rebouteux...). Il est censé, ce brave homme que je ne connais pas, en me tordant dans tous les sens, supprimer les douleurs continuelles que je ressens depuis près de deux mois dans l'épaule et la cage thoracique droites. J'y vais pour faire plaisir à Catherine, à peu près persuadé que je suis que le dit rebouteux ne pourra rien pour moi. Ça me fera toujours une petite sortie...

Quatre heures. — Pour l'instant, les diverses manipulations subies ne me semblent pas avoir entraîné un mieux sensible : je vais attendre cette nuit, la position allongée étant nettement la plus délicate depuis le début. Je persiste à n'y croire guère.

Sept heures. — Parvenu au milieu de l'année 1951 (on a enterré Gide il n'y a pas une heure), je commence à me lasser un peu de la fréquentation quotidienne, qui dure depuis des mois, de Léautaud. Je le trouve de plus en plus radoteur, crispé sur ses vieilles marottes, sans même parler de ses “analyses politiques” totalement absurdes pour la plupart. Je pourrais évidemment lui signifier son congé sans plus de cérémonie. Mais il se trouve que j'aimerais bien “pousser” jusqu'à 1954, c'est-à-dire jusqu'à la sortie en librairie du premier volume de ce journal même.


Mardi 25

Huit heures. — Pas la moindre amélioration du côté des douleurs thoraciques, malgré les manipulations du rebouteux. J'ai rendez-vous en fin d'après-midi avec le Dr Monreal (anciennement Dubruel) afin d'obtenir d'elle une ordonnance pour une radio, un scanner, une séance de divination organique... enfin un truc dans ce goût-là. Je sens qu'on va entrer dans des joyeusetés inédites...

Midi. — Trouvé à l'instant chez Blouski cette déclaration solennelle, et probablement fondamentale :

Véritable poison pr les romantiques de la lutte des classes et en fait, pour tout mouvement qui n'entend aucunement mettre les marges au centre, et dc reproduiront des lignes de démarcation : L'intersectionnalité !

Le génie qui a dégobillé cette soupe se présente comme “vidéaste politique, décolonial spinoziste”. Ce qui doit expliquer la lumineuse fluence de son style : être un décolonial spinoziste a toujours été l'apanage d'une étroite élite...

Cinq heures. — Je devais passer à la pharmacie avant mon rendez-vous de cinq heures et demie avec le Dr Dubruel. J'avais donc prévu large, sachant qu'il y a toujours du monde à la pharmacie. Toujours, mais pas aujourd'hui. Si bien que me voici sur le parking du cabinet médical avec une demi-heure d'avance. Sachant que ma fucking doctoresse trouve le moyen de prendre du retard dès son premier rendez-vous du matin, à quelle heure va-t-elle daigner me recevoir ? Je parierais bien pour six heures et demie...

En attendant, je reste dans la voiture : au moins, j'échappe aux conversations de salle d'attente.

Six heures vingt. — De retour dans mon fauteuil : je m'en suis bien tiré... Je suis rentré muni d'une ordonnance pour un scanner “complet” : de la nuque à la bite ! Maintenant, il s'agit de prendre rendez-vous à la clinique Pasteur. En espérant qu'ils ne me le fixeront pas dans six mois : on risquerait le scanner post mortem...


Mercredi 26

Neuf heures. — Déposé Charlus chez l'esthétichienne à huit heures et demie. Il était temps, il commençait à ne plus ressembler à rien d'identifiable. On le récupère dans deux heures. D'ici là, pour se distraire, diverses courses alimentaires. Et, cet après-midi, si j'ai encore quelques lambeaux de courage, aller-retour à la clinique Pasteur d'Évreux, afin d'y prendre rendez-vous pour mon prochain scanner. Bref : une journée de merde comme on les aime.

Trois heures. — Rendez-vous pris pour le 12 mars (je m'attendais à quelque chose de plus éloigné dans temps), mais à Bergouignan et non à Pasteur. Je regrette un peu : j'avais mes petites habitudes, au scanner de Pasteur...

En tout cas, c'est la fin des corvées de ce jour.


Jeudi 27

Huit heures. — C'est tout de même incroyable, le nombre de gens — je parle de ceux dont c'est plus ou moins le métier d'écrire — qui ignorent la conjugaison du verbe “se départir”, s'obstinant à la calquer sur celle de “répartir”, verbe du deuxième groupe, alors qu'elle est en tous points semblable à celle du très usuel “partir”, qui appartient au troisième groupe. Au présent, on écrira donc : je me dépars, nous nous départons. Et non, comme je viens encore de le lire sous la plume de Mme Bertière, : je me départis (forme qui est correcte... mais seulement au passé simple), nous nous départissons.

J'aimerais bien ne plus avoir à le répéter.

Midi. — Catherine m'a signifié ce matin sa hâte de me voir publier, sur le blog-mère, l'annonce de parution du journal de février. Simplement parce qu'elle n'en peut plus de voir s'étaler en tête de page le museau renfrogné et le regard aigre de la Greta Th.

Six heures. — Je viens de me livrer (pieds et poings liés) à une relecture complète de ce journal de février : il m'a paru plutôt plus court que d'ordinaire, et plutôt plus inintéressant.


Vendredi 28

Neuf heures. — La dernière fois que je suis venu au laboratoire d'analyses, je m'étais extasié d'y trouver une salle d'attente vide et une pompeuse de raisiné n'attendant que moi : c'est une chose dont je ne pourrai pas me réjouir aujourd'hui... D'un autre côté, je n'ai rien de plus amusant à faire de ma matinée.

Dix heures. — De retour dans mon fauteuil : il n'y avait vraiment pas de quoi en faire un drame. (« Mais enfin, je n'ai fait aucun drame, moi ! », proteste énergiquement le diariste.) Pris par mon élan, je me suis même arrêté au Super U pour le plein d'essence, de façon à ce que Catherine et sa sœur n'aient pas à s'en soucier lors de leurs différentes petites vadrouilles de la semaine prochaine.

— À force de le croiser et recroiser dans la biographie de Condé, la tentation était forte de m'intéresser de plus près à l'extraordinaire cardinal Mazarin. Je viens d'y céder. Et sans quitter Mme Bertière, puisqu'elle est également l'auteur d'une vie de ce Jules-là, toujours aux éditions de Fallois.

Midi. — Toujours de Mme Bertière, je reçois à l'instant (Danke sehr, Herr Momox !) le livre qu'elle a consacré à Dumas et à ses mousquetaires. Ce qui se raccordera fort bien à Mazarin.

Cinq heures. — Et nous terminerons donc ce mois sans Gene Hackman, mort dans des circonstances assez bizarres, apparemment. Heureusement pour le cinéma mondial, Philippe Torreton et Muriel Robin sont toujours bien vivants.

 

samedi 1 février 2025

Janvier 2025

 

 

 

 

 

 

 De Capoulade à la Pomme de Pin

 

 

 

 

 De Léautaud, août 1938 : « Je suis peut-être un homme intelligent, je ne suis pas un grand écrivain, quand ce ne serait que par le manque de diversité. » Qu'est-ce que ça veut dire ? Quel rapport entre grandeur et diversité ? Quelle diversité y a-t-il dans l'œuvre de Proust ? Ou de La Fontaine ? Racine ? Quelle diversité chez François Villon ? Etc.

Ou alors, on ne s'entend pas du tout sur le sens de ce mot : diversité. Ce qui est possible.

— Envie soudaine de relire deux ou trois livres de Jouhandeau, parce que Léautaud est en train de le découvrir (je suis trop influençable, comme garçon...) ; envie facile à satisfaire, les volumes n'attendant que moi dans la Case.


Mercredi 1er

Sept heures. — Nouvelle année, retour des douleurs dentaires qui me fichaient la paix depuis quelques jours. Ça commence bien. À nos âges, quand une année démarre, on se demande si elle va s'achever à l'hôpital, hypothèse optimiste, ou au crématorium.

— Mon journal de décembre est en ligne. Il se présente impeccablement jusqu'au 15 du mois, mais, ensuite, lignes sur fond blanc, coupures de texte totalement aléatoires, bref : illisible. Et je ne sais absolument pas ce que je pourrais y faire. Peut-être rien, d'ailleurs. Cela n'a évidemment aucune espèce d'importance, mais ça me donne une raison de commencer l'année contrarié — ce qui est toujours bon à prendre.

Dix heures. — Mon ravi de la crèche révolutionnaire, le flamboyant Ilan Gabet, a terminé 2024 en apothéose. Parlant de Trump, ceci : « Il est beau, votre idole. » Avant de changer le monde de ses petits bras sans muscle, il a pourtant bien dû aller à l'école, notre Ilan, non ? Ne serait-ce que deux ou trois ans dans son enfance : l'accord masculin/féminin, on doit apprendre ça entre le CE2 et le CM1, à peu de choses près.

— Pour ce qui est de mon journal de décembre à la présentation merdiforme, Catherine m'a montré comment passer en mode “lecteur”, ce qui rétablit un texte impeccable (je ne parle pas de son contenu...). Mes douze lecteurs étant forcément moins e-empotés que moi, je suppose qu'ils ont déjà trouvé la solution par eux-mêmes. À moins qu'ils ne soient totalement abrutis par leurs excès d'hier soir.

Midi. — Comme annoncé en ouverture de ce journal tout neuf, je viens d'aller tirer Marcel Jouhandeau de son sommeil : Chroniques maritales pour commencer. J'enchaînerai sans doute avec le cycle de Chaminadour. Rappelons au passage que Chaminadour est à Guéret ce que Combray est à Iliers et Balbec à Cabourg.

Sept heures. — J'ai passé une bonne partie de ma vie à ne pas trop aimer les chasseurs. Aujourd'hui, je me sens presque tenu de les soutenir, par mépris envers la clique de ceux qui les détestent et les vomissent ; ce qui est pure connerie : changer d'opinion en fonction de celle des imbéciles... Mais c'est plus fort que moi : j'aime autant, si possible, n'avoir rien en commun avec ces guignols végano-censeurs.


Jeudi 2

Sept heures. — Anniversaire de ma mère : 92 ans. Je l'appellerai dans l'après-midi (tâchant de viser entre sa sieste et ses émissions télé de fin de journée...). Je sais bien qu'on a déjeuné ensemble il y a trois ou quatre jours, mais ce n'est pas à nos âges qu'on va laisser tomber les traditions familiales.

Sept heures et demie. — Aller-retour à la boulangerie “de la mairie”, avec arrêt au locker de Saint-Aquilin pour y récupérer les “romans préhistoriques” de Rosny aîné en un volume Bouquins. Tout cela sous une pluie battante, prévue pour durer au moins jusqu'à midi. Ça tombe bien : nous devons ressortir tout à l'heure...

— Hier ou avant-hier, au téléphone, Michel m'incitait à découvrir Francis Carsac, écrivain dont je n'avais jamais entendu parler avant qu'il le mentionne. Et voilà que je le retrouve cité dans un texte de Jacques Bergier consacré à Rosny. Ce doit être un signe...

Dix heures. — Si le besoin s'en fait sentir, je recommande vivement le laboratoire d'analyses médicales de Pacy au matin du 2 janvier : presque effrayant à force d'être désert de patients en attente. Même chose, du reste, pour le Carrefour Market.

— Suis-je le seul à trouver hautement bouffon que l'actuel gouvernement compte en ses rangs un ministre “chargé de l'autonomie et du handicap” ? Bientôt, chacun aura son ministricule à soi. Il y aura un ministre chargé des femmes à varices, un autre des enfants au nez qui coule, un troisième consacrera ses journées aux plantes d'appartement, et ainsi de suite. Tous ces importants personnages auront bien sûr maint fonctionnaire sous leurs ordres pour imaginer règlements, obligations et sites internet dédiés. Et, en outre, il leur faudra faire face aux pleurnicheries et piaillements d'indignation de la part de tous ceux qui s'estimeront mal représentés. Ainsi, ce matin, je suis tombé sur un imbécile-sous-X reprochant au dit ministre des infirmes de ne pas leur avoir adressé ses vœux pour la nouvelle année. Or, dans le message que ce crétin reproduit, la dame ministrée présente ses vœux “à toutes et à tous”, ce qui me semble bien englober les invalides en tous genres (de même, d'ailleurs, que “tous” aurait dû englober “toutes” ; mais enfin, là, on est vraiment dans le combat d'arrière-garde...).

— En tout cas, s'il est un homme que ce ministère des éclopés ferait bien rire, c'est évidemment Léautaud. Ceci, en juin 1939 : 

« On a volé au Louvre L'Indifférent de Watteau, cette merveille. C'est bien fait (en quelque sorte). On a mis comme gardiens des mutilés, des amputés, des individus, somme toute, qui n'ont pas toute la validité nécessaire pour ces fonctions. La pitié, la générosité, etc., etc., c'est très joli, mais les merveilles du Louvre ? C'est tout de même d'une autre importance. »

Monsieur Léautaud, sachez qu'il est extrêmement déconseillé de se montrer aussi personne-en-situation-de-handicapophobe que vous le faites !

Deux heures. — Lu les quarante premières pages de La Guerre du feu. C'est d'un ennui mammouthesque. Rosny et moi allons sans doute en rester là.

— Réflexion prêtée par Jouhandeau à sa femme, Élise : « Ne t'illusionne pas, mon ami, quand ta mère sera morte, il n'y aura plus personne au monde pour trouver que tes crottes sentent bon. »

À quelqu'un qui, un jour, interrogeait Élise Jouhandeau sur les mots que lui a prêtés son mari, elle répondit qu'ils étaient tous rigoureusement exacts.


Vendredi 3

Sept heures. — Absolument rien à dire ici. Mais comme je viens d'inscrire la date et l'heure, je me sens comme obligé. Dans ce cas, notons qu'il gèle franchement dehors (évidemment dehors, imbécile !) et que je vais tout de même, d'ici une demi-heure, descendre chercher du pain, en espérant que la côte de la déchèterie ne se sera pas transformée en une ludique patinoire. Du pain et une galette des rois, 3 janvier oblige.

(Écrivant la date, je m'aperçois avec consternation que j'ai, hier, oublié d'appeler ma mère pour son anniversaire. J'y ai pensé deux ou trois fois depuis le matin, mais jamais à des moments possibles. Et finalement...)

Huit heures. — Aller-retour à Pacy sans glissade intempestive ; mais, au bas de la côte, dans un brouillard quasi-londonien. Cela dit, j'ai bien cru que je ne parviendrais à ouvrir ni la voiture, ni le portail, tant tout cela était bien gelé. Mais bon : j'ai du pain pour trois jours et une galette fèvifère pour ce soir.

Onze heures. — Marcel Jouhandeau n'était pas un modèle de féministe paritaire, si l'on en croit ses Chroniques maritales. Ainsi : 

Si vous avez pour vous servir une femme de ménage, vous la payez et vous êtes quitte. Si c'est votre femme, elle aura beau vous mal servir ou ne pas vous servir du tout et vous aurez beau tout lui sacrifier et aussi le reste, elle se considérera toujours comme réduite en servitude et vous ne serez jamais servi, quitte avec elle seulement le jour de votre mort.

Diable... Cela étant posé, il faut tout de même une certaine dose de masochisme, une tenace fascination envers la souffrance domestique, pour se charger d'épouse quand on est pédé jusques aux moelles. Heureusement, Marcel n'est pas dénué de tout esprit de contre-attaque. Ainsi, pour incommoder Élise, maniaque de propreté, il cesse de se laver. Ce qui lui permet de faire une intéressante constatation (qui n'engage que lui...) :

Cependant, tous les pauvres gens qui ont accepté ou décidé de ne plus se laver ont dû constater avec moi qu'à partir d'un certain moment on ne se salit plus.

C'est toujours ça.

Trois heures. — Un blogueur nous explique qu'en 2024, dans l'entreprise qui l'emploie, “l'accidentologie a augmenté dramatiquement depuis mai”. En effet, il y a lieu de s'inquiéter. Déjà quand le nombre d'accidents augmente, c'est ennuyeux. Mais si l'accidentologie s'y met aussi, ça devient franchement alarmant. Il est grand temps de songer à une remèdologie. Le blogueur en question se présente comme un faucon : à mon avis, il ne doit pas tromper grand monde.

— J'aime bien le grand “vase clos” des réseaux sociopathes. Par exemple, le Pr Saint-Graal émet un pet-sous-X où il s'est pris en photo lisant on ne sait quel livre, avec, en légende, un simple “merci Ginette Demédeux !” (le nom a été changé...). On comprend, plus ou moins, que la dite Ginette avait recommandé le livre en question. Si, de là, on saute dans le cloaque personnel de Ginette Demédeux, sur quoi tombe-t-on ? Sur le retouitage du touite dans lequel elle est remerciée par le bien-en-chaire. Pas de raison pour que ça s'arrête, cette entre-congratulation.

— Puisqu'on est parmi les guignols-sous-X, voici un certain Valentin Boulay (ça, comme Boulay...), petit jeune homme de gauche à collier de barbe réglementaire. Il s'exprime ainsi : 

Contrairement au Macroniste, nous ne faisons aucune concession avec l'extrême droite. Il serait temps de changer réellement d'ennemis et d'arrêter les procès à l'indignité nationale.

Se rend-il compte, ce jeune “référent réseaux sociaux LFI Charente-Maritime” de la bouillie qui suinte de ses bouts de doigts jusqu'à son malheureux clavier ? Est-ce qu'il ne pourrait pas, le temps d'un touite, faire une concession avec la syntaxe ? Et, par la même occasion, nous expliquer comment on s'y prend pour intenter un procès à l'indignité nationale ? LFI, dans son cas, est-il mis pour Langue Française Inepte ?

— Il y a, sur Toitube, un nombre apparemment assez considérable de gens des deux sexes, souvent assez jeunes et presque toujours anglo-saxons, qui ont leur propre chaîne. Qu'en font-ils ? Ils diffusent des chansons, qu'en général ils découvrent, et nous donnent leurs réactions et commentaires, soit à la fin, soit, hélas, en même temps. Réactions et commentaires qui, trois fois sur quatre, se résument à “Waoh !” et à “ O My God !”. Il faut le voir, et l'entendre, pour le croire.

Sept heures. — Je referme, pour aujourd'hui, le journal de Léautaud. Nous sommes à l'orée de 1940. Je sens qu'on ne va pas rigoler tous les jours, lui et moi, à compter de demain.


Samedi 4

Huit heures. — Ce matin, –5 au thermomètre ; ce qui, pour la Normandie, est crypto-sibérien.

— Vu hier soir (en se gavant de galette des rois à la frangipane...) À l'ouest rien de nouveau, film allemand de 2022, tiré du roman de Remarque que je n'ai jamais lu. Film tout à fait excellent, ce qui n'est pas si fréquent chez nos camarades netflicards. À noter une autre chose rare : pas un seul personnage féminin, même secondaire, voire “décoratif”, n'apparaît durant les deux heures et demie de projection. Ça manque aussi cruellement de poilus racisés ou dégenrés ou les deux. Mais enfin, malgré cela, c'est un très bon film.

(Dame Ternette m'apprend à l'instant qu'Erich Maria Remarque a été marié avec Paulette Goddard, l'ex de Chaplin et vedette de deux de ses films.)

Neuf heures. — Les démêlés de M. de la Trappe avec l'abbé qu'il a lui-même intronisé (est-ce qu'on intronise un abbé ?), contés par Saint-Simon, me donneraient bien envie de relire la Vie de Rancé, le livre “testament” de Chateaubriand. Je ne vois d'ailleurs pas pourquoi je m'en priverais, ce mince volume étant à mon entière disposition dans la Case — enfin, je crois...

Trois heures. — J'entame à l'instant le dernier des trois tomes du Journal littéraire. Nous sommes, Paul et moi, rendus en février 1940. À Fontenay, on commence à se geler sévèrement les miches...

— J'ai connu autrefois une Italienne : elle était un peu nouille, mais moi, j'étais ravi au lit.

(Qu'on ne s'alarme pas : c'est l'esprit de Maurice Goux, mon grand-père, qui a pris possession du mien. Ça va passer...)

Six heures. — 15 mai 1940. Les armées allemandes ont enfoncé la frontière française, pris Sedan et Longwy, histoire de s'échauffer. Réaction du côté de Fontenay : « Les pauvres chevaux, les pauvres mulets, les pauvres chiens d'armées ! » On n'est jamais déçu, avec Léautaud.

— La météo nous annonçait de la neige, à la place il tombe du grésil. C'est bien aussi.


Dimanche 5

Huit heures. — La température matinale était de – 4 hier, elle est de 11 aujourd'hui. Le réchauffement climatique se donne des airs d'intermittent du spectacle.

— Depuis le temps qu'elle semble fasciner par son horreur une partie de la population, je trouve que la fameuse “montée de l'extrême droite” devrait être incluse dans le parcours du prochain Tour de France : en regard de ses escarpements, virages soudains, ravines insondables, nids-de-poule meurtriers, etc., les franchissements de cols alpins et pyrénéens passeraient, au regard de cette montée-là, pour de nonchalantes promenades dominicales.

Sur ces considérations vélocipédiques, allons retrouver Saint-Simon à Versailles. Ou à Saint-Germain ou à Fontainebleau : j'ai déjà oublié dans quelle résidence j'ai bien pu laisser la cour hier midi.

(Bon, nous étions bien à Versailles. Mais, deux pages plus avant, juste après avoir expédié Mademoiselle — fille du duc d'Orléans, nièce du roi — vers l'Est pour son mariage avec M. de Lorraine, nous sommes nous-mêmes partis pour Fontainebleau.)

Je ne crois pas avoir noté déjà que, à l'époque où je suis arrivé du règne, le maître des cérémonies était un certain Desgranges...

Dans le français de l'époque, quand on ne fait pas semblant de s'apercevoir de quelque chose, cela veut dire, dans notre langage moderne, que l'on fait semblant de ne pas s'en apercevoir, que l'on fait comme si cette chose n'existait pas. Ce déplacement de la négation rend la construction ancienne particulièrement délicate à manier et à comprendre, au moins au début.  En fait, pour lever le doute sur le sens, il faut simplement remplacer “faire semblant” par “sembler”. Ainsi, l'énigmatique “je n'ai pas fait semblant de le voir” devient, plus clairement, “je n'ai pas semblé le voir”.

Je me souviens que Suzanne, ma grand-mère maternelle, utilisait volontiers cette construction : “je n'ai pas fait semblant”. Mais je serais incapable de dire, faute de pouvoir la replacer dans un contexte précis, ce qu'elle voulait exactement dire par là. Il faudrait demander à ma mère, qui doit se souvenir de ce tour de langage chez sa propre mère.

Dix heures. — Claude Allègre, qui vient de mourir, est présenté sur internet, Catherine dixit, comme “la bête noire des profs et des climatologues”. Quelqu'un de bien, donc.

Midi. — Hier soir, pour rester dans le climat “Grande Guerre” où nous avait plongé la veille l'excellent À l'Ouest, rien de nouveau, nous avons regardé le film d'Albert Dupontel intitulé Au revoir là-haut : mauvaise idée.

Rien ne tient debout, dans ce film : personnages caricaturaux — en particulier le “salaud” interprété par Laurent Laffitte —, situation téléphonées, coïncidences cousues de fil blanc, invraisemblances historiques, etc. Je pourrais détailler tout cela, mais je me suis suffisamment ennuyé durant deux heures en regardant la chose, je ne vais certainement pas lui consacrer une demi-heure supplémentaire aujourd'hui.

Dupontel, pour qui j'éprouve une certaine sympathie, a tiré son film d'un roman, prix Goncourt 2013, écrit par un certain Pierre Lemaître, qui a co-signé l'adaptation : encore un romancier dont je ne risque pas d'ouvrir les livres. 

Car il me paraît évident que toutes les faiblesses, invraisemblances et absurdités vues hier sur l'écran devaient déjà se trouver entre les pages du livres.

Prix Goncourt, n'est-ce pas ? J'aurais dû me méfier : chez Drouant, rien de nouveau...

— Je viens de transformer ce qui précède en billet sur le blog. Et j'ai, dans la foulée, commandé le roman d'Erich Maria Remarque, avec d'autant plus d'empressement qu'hier Élodie Jauneau m'a fait honte de ne l'avoir jamais lu. Du reste, il y a déjà quelques jours que me titille l'envie de me replonger dans l'un ou l'autre des témoignages sur la vie des tranchées que recèle ma bibliothèque, notamment le très-remarquable Ceux de 14 de Maurice Genevoix.

Trois heures. — Lu les cinquante premières pages de La Jeunesse de Théophile, par quoi s'ouvre le cycle de Chaminadour. L'écriture, le ton de Jouhandeau font naître une sorte de mélodie lente qui serait jouée très doucement — presque inaudiblement si on ne reste pas tout à fait immobile et tendu vers elle — aux grandes orgues de l'église.

Je ne vois pas trop comment mieux expliquer cela. Peut-être par un court extrait, qui prend place à la fin de la première partie du livre, quand l'enfant va perdre sa tante, vieille fille qui a remplacé sa mère durant ses toutes premières années :

Comme la porte allait se fermer derrière lui, Théophile se retourna. Il vit tante Ursule toute nue. Elle dansait sur le lit entre les bras des femmes qui essayaient de briser sa danse et de la couvrir. 

Théophile était maintenant seul, de l'autre côté de la porte grise, dans “la chambre des farines”, tout près du petit escalier de bois.

Il s'assit sur la marche la plus haute.

La douleur est lente à venir au cœur de l'enfant. Il s'occupe d'abord du détail de ses peines qui peut l'en distraire, des circonstances qui lui plaisent dans ce qui va l'attrister. L'égoïsme fait d'abord sa part des joies encore possibles, mais ne reste bientôt plus que la part inévitable de la douleur et des larmes.

Ce fut seulement à cette minute précise que, — sur le plus haut degré du petit escalier de bois, tout près de la chambre d'agonie, — Théophile comprit ce qu'il perdait et qu'il le perdait pour toujours.

Et ceci encore, quelques lignes seulement plus bas :

L'oncle Briochet, en quête d'une médecine, le trouva couvert de larmes dans l'escalier. Il jugea que c'était beau d'avoir du chagrin ainsi et le présenta avec enthousiasme à ceux qui étaient debout, formant la haie dans la boulangerie de grand'mère Briochet, des larmes séchées au fond des yeux.

— Dans les rues resserrées de Chaminadour, et plus encore derrière les yeux des hommes et des femmes qui y surgissent puis disparaissent, se respire quelque chose de fortement et immuablement médiéval. Avec, comme dans tout mini-monde moyenâgeux qui se respecte, comme en arrière-fond du tableau, la présence feutrée du diable.

Cinq heures. — Il y a, dans le journal de Léautaud, des écrivains qui, à force de n'être jamais mentionnés, même en passant, semblent n'avoir jamais existé, n'être que des mirages engendrés par notre temps. Ainsi de Bernanos et de Simenon, par exemple.

Sept heures. — Le 17 juin 1940, Léautaud fait l'emplette d'une bouteille de champagne et de biscuits à la cuiller... pour célébrer le retour de la paix. Est-ce bien raisonnable ?


Lundi 6

Six heures. — Debout depuis déjà une demi-heure. J'ai beau tenter de me consoler en me disant que je suis sûr, ainsi, de ne pas manquer l'arrivée des Rois Mages, c'est quand même n'importe quoi.

Dans un peu plus de deux heures, virée express au garage Renault de Pacy afin d'y convenir d'un rendez-vous : non seulement Soraya exige d'être révisée, mais elle me signale bruyamment, chaque fois que j'ouvre sa portière, que son frein de parking (frein à main, en ancien français) a plus ou moins rendu l'âme. Ça ne me dérange pas ben ben, vu qu'on vit dans un environnement à peu près plat, mais bon : j'ai pris l'habitude d'obéir scrupuleusement aux diverses injonctions de cette créature, je ne changerai plus maintenant...

— Revu hier soir Le Samouraï de Melville : Delon plus taiseux que jamais. Cela dit, Catherine a raison : on ne comprend pas très bien son espèce de suicide final. Enfin, elle et moi en tout cas.

— Chez Blouski, où elle est en quelque sorte “réfugiée politique” pour échapper à la dictature muskée qui règne désormais sous X, Élodie Jauneau recommande vivement un film, Zone d'intérêt, centré sur Rudolf Höss, le commandant d'Auschwitz, et sa famille ; film tiré d'un livre de Martin Amis, écrivain anglais que je n'ai jamais lu.

Je me souviens en revanche d'avoir lu, il y a une trentaine d'années, La Mort est mon métier de Robert Merle, mettant lui aussi en scène ce même Höss, livre qui m'avait à la fois intéressé et perturbé, ceci parce que cela en quelque sorte.

On y suivait les efforts du commandant en question pour parvenir à faire de Birkenau un centre de mort vraiment efficace, rationnel, propre si l'on peut dire. Or, je m'étais soudain aperçu, vers le milieu du livre, que, pris par le récit, j'en étais arrivé à souhaiter qu'il réussisse, que ses méritoires efforts soient enfin couronnés de succès, comme il aurait pu m'arriver pour n'importe quel héros de roman. La constatation m'avait un peu secoué, je dois dire.

Du coup, je crois que j'avais mieux compris, ou au moins entrevu, comment des hommes peuvent se livrer jour après jour aux pires abominations sans en être plus que cela perturbés moralement : en perdant de vue l'ensemble du tableau pour se concentrer de toutes leurs forces sur les détails de ce qu'ils ont pour tâche d'accomplir, se focaliser sur les péripéties minuscules de leur travail, soigneusement circonscrit — de même que moi, simple lecteur, j'étais en train de le faire sans même m'en être avisé.

Huit heures. — Nouvelle attaque perfide de “l'esprit Maurice Goux” : un homme qui se rend chez sa maîtresse originaire de Laval peut dire qu'il va monter une Mayennaise.

Je devrais peut-être consulter. Mais j'hésite encore entre le psy et le prêtre exorciste.

— Le pitoyable Saint-Graal traite Renaud Camus de fasciste. Je suppose qu'il a totalement occulté le fait d'avoir été l'un de ses plus fervents lecteurs, y compris de son journal, à l'époque où les idées de Camus, sa vision de l'homme et du monde, étaient à peu près semblables à ce qu'elles sont aujourd'hui. Triste guignol.

Neuf heures. — Rendez-vous pris au garage Bonneau pour vendredi matin. J'avais prudemment noté dans l'iBigo les jours où c'était possible car nous avons, cette semaine et la suivante, un agenda de ministre (comprendre : plus d'une obligation par semaine...).


Mardi 7

Sept heures et demie. — Aujourd'hui, journée calme, demain grosse journée de merde. Le matin, neuf heures, double rendez-vous à la clinique Pasteur d'Évreux avec le Dr Bram, mon ablateur de rein gauche d'il y a onze ans. La dernière fois que je l'ai vu (un an ?), il m'a fait miroiter la perspective d'une biopsie prostatique. Vu les résultats des analyses faites la semaine dernière, je serais surpris d'y échapper. L'après-midi, ravitaillement de la semaine, dans le but annexe d'échapper à la femme de ménage, qui tiendra la maison pendant trois heures. Bref, j'ai plutôt hâte d'être déjà après-demain. 

— L'art de la litote assassine. Le 3 mars 1753, dans une lettre à Mme Denis, la nièce de Voltaire, La Beaumelle écrit : « Je sais que M. de Voltaire n'a pas de longues habitudes avec le vrai. » Qu'en termes choisis, etc.

— Nous avons, hier, regardé la moitié d'une mini-série canadienne : Departure. Dès les premières minutes, même sans le générique et les décors extérieurs, il est facile de deviner la production woko-anglo-saxonne : presque tous les personnages importants, volontaires, agissants, sont des femmes. Quand ce sont des hommes, il faut qu'ils soient (pour se racheter de leur masculinité ?) africains, arabes ou indo-pakistanais ; avec un ou deux asiatiques pour pimenter la diversité. Les hommes blancs, les Anglo-Saxons au sens anciens, sont à peu près cantonnés aux seconds rôles pâlichons et à la figuration. À la figuration ? Même pas. Lors des scènes de rues où d'aéroport, les silhouettes que l'on croise sont implacablement multicu ; ou du moins le seraient si on y voyait des Anglais et des Canadiens.

Une chose fort amusante, presque bouffonne tant elle touche à la caricature. Je parlais, le mois dernier, des cases que toute série bien-pensante devait désormais cocher obligatoirement et de certaines ruses scénaristiques pour les regrouper, faire du deux-en-une. Dans Departure, on se retrouve face à un homme blanc bigame (furieusement moderne donc). Il est marié d'un côté avec une Chinoise (case antiracisme cochée) et, de l'autre, avec un gentil blondinet barbu (case homo). Et avec un enfant dans chaque couple, pour faire bonne mesure.

À part ces risibles palinodies, la série est plutôt bien faite. Elle ne vole pas très haut, alors même qu'il s'agit d'une histoire d'avion en perdition, mais on ne s'y ennuie pas.

— Après ce bain de post-Occident, il est rafraîchissant de se replonger dans le Chaminadour/Guéret de 1900. En commençant ici : 

Les dévotes n'habitent pas loin de l'église, qu'elles hantent, comme les fées nos vieux contes. Elles se déplacent lentement. Elles sont caparaçonnées de laine. Leurs mains dans les mitaines à deux doigts ressemblent à des pinces et leurs capotes sont munies d'antennes subtiles. On dirait des insectes vus au microscope. Leur vie est très enveloppée, très primitive, très simple. Friandes et pieuses, elles vivent de bonbons, en attendant le Paradis. Qu'elles auraient de peine à ne pas se croire immortelles et quel dommage pour Dieu si elles ne l'étaient pas ! Ceux qui ne les connaissent guère peuvent se moquer de leur piété. Ceux qui les approchent se demandent ce qu'elles seraient sans leur piété ; des bêtes plus vulgaires.

Trois heures. — Ce pauvre Pr Saint-Graal est si tourneboulé par la mort de Le Pen que, dans son dernier couinement sous X, il en arrive à perdre son français inclusif et à coller ses petits points noirs à peu près n'importe où à l'intérieur des mots. Ce qui, du reste, ne rend pas le dit sabir moins compréhensible. Plutôt plus, même.

— Une des fâcheuses conséquences de la fin de l'exode, 28 juillet 1940 : « La vermine d'enfants à côté de chez moi est rentrée. Me voilà de nouveau empoisonné par leurs hurlements. Je n'ai pas eu la chance qu'ils soient écrabouillés quelque part. » On compatit, Paul, on compatit grave.

— Léautaud peut bien jouer les puristes de la langue, cela ne l'empêche pas d'utiliser régulièrement le fautif partir à, au lieu du correct partir pour.

— Mort de Le Pen : c'est en des jours comme celui-ci qu'on se sent vraiment chanceux de ne recevoir aucune chaîne de télévision et de n'avoir pas la radio.

Six heures. — En Afghanistan, les islamopithèques font murer les fenêtres qui permettent de voir des femmes (celles des cuisines, donc...), au motif que cette vision pourrait engendrer des paroles et des actes obscènes. Rien à dire : ils sont dans leurs rôles de ravagés du turban. Par chez nous, les sœurs-de-plainte s'étranglent d'indignation et s'égosillent de fureur devant ce nouveau calvaire des Afghanes.

Elles devraient pourtant s'aviser de ce que, entre elles qui vouent aux gémonies (et aux tribunaux) la moindre drague un peu lourde, le plus léger effleurement de croupe, et les féroces délires talibanesques, ce n'est qu'une affaire de degrés — presque de nuances.


Mercredi 8

Six heures. — Ainsi qu'annoncé hier : journée de merde. J'avais mis le réveil sonner à cinq heures et demie pour bien en profiter au maximum.

— Comme prévu (ce n'était pas très difficile), les antifascistes en chambre s'en donnent à cœur joie dans le dépeçage de cadavre encore tiède. Au moins, pendant qu'ils gesticulent devant l'écran, ils ne sont pas à se ruiner la santé dans les bistrots. Je crois que je vais aller boire ma deuxième tasse de café sur la galerie, maintenant que sont allumés les réverbères de la rue de l'Église.

Et, tout soudain, eux qui traitent depuis des mois les Israéliens d'héritiers de Hitler, voilà nos amis gauchistes saisis par une sainte indignation devant l'antisémitisme de Le Pen...

Autre chose divertissante : tous ces irréprochables concessionnaires à vie du Camp du Bien nous somment d'appeler, par respect humain (moi aussi je peux jargonner, quand je veux...), les nains des personnes de petite taille, les clodos des sans-abri et les culs-de-jatte des personnes en situation de non-jambisme, mais cela ne les empêche nullement de célébrer bruyamment la mort du “Borgne”, ce qui est pourtant de la monoculairophobie caractérisée. Du respect humain à géométrie variable...

— Je dois apporter un petit rectificatif à propos de la série anglo-canadienne dont je parlais hier : Departure. Il y a bien trois ou quatre personnages importants qui sont des hommes blancs. Ce sont soit d'ignobles capitalistes sans scrupules (pardon pour ce pléonasme), soit des traîtres, soit des assassins...

— L'élégance et la rapidité de la langue saint-simonienne. Il vient de parler d'un homme d'État anglais, connu pour ne pas se préoccuper de sa fortune personnelle. Puis :

Des ministres aussi désintéressés que celui-là sont bien rares. Les nôtres n'en avaient pas le bruit.

Pour dire que les ministres français n'avaient pas la réputation d'un semblable désintéressement. (« On avait compris ! », entonne le chœur.)

Neuf heures. — Le Dr Bram, notre urologue commun, vient de faire entrer Catherine dans son cabinet à huit heures cinquante neuf pour son rendez-vous de neuf heures : l'affaire se présente bien...

Dix heures. — Eh bien, on n'aurait pu rêver mieux. Non seulement nous voilà déjà de retour, mais j'échappe (pour l'instant...) à toutes sortes d'examens plus ou moins emmerdants à subir, à commencer par la biopsie à laquelle je me croyais promis. D'autre part à l'IRM prostatique que le Dr Bram aurait voulu que je fisse dans trois mois, juste avant notre revoyure : étant désormais pacemakerisé, me voici interdit d'icelle. Brave coucou suisse...

Il ne nous reste plus qu'à affronter notre exil de trois heures dans la Case, pour cause de personne-en-situation-de-nettoyage-domestique, ainsi que les courses de la semaine au Carrefour Market : pure routine.

Trois heures et demie. — Partis à deux heures et demie, déjà rentrés : ne nous reste plus qu'à patienter une heure pour que la femme de ménage s'emmène voir ailleurs et nos corvées seront terminées. En outre, j'ai récupéré À l'Ouest, rien de nouveau (le roman) au locker qui était sur notre trajet.

Cinq heures. — Journée terminée, et sans douleur. Sur ce, revenons à Léautaud et allons voir comment se passe l'occupation allemande entre Fontenay-aux-Roses et la rue de Condé.


Jeudi 9

Huit heures. — Commencé tout à l'heure À l'Ouest, rien de nouveau ; et, déjà, je me demande si j'aurai la force d'aller au bout, tant la traduction dont je dispose est pataude, empruntée, sonnant très souvent faux. Par exemple, le narrateur, qui vient d'expliquer que les soldats du front se sont forgé une langue à eux, très organique, parle tout de même au passé simple (« Nous ne pûmes l'emporter avec nous, parce que nous fûmes obligés, etc. »), ce qui est ridicule. Comme ce soldat qui, parlant d'un absent, s'exclame pour ses camarades (ils sont trois ou quatre, assis en demi-cercle chacun sur sa lunette de chiottes...) : « Je voudrais qu'il fût ici, celui-là. » Voilà un imparfait du subjonctif qui suffit à déréaliser toute la scène. Évidemment, ma critique doit être tempérée par le fait que je n'ai aucun moyen de savoir comment le livre “sonne” en allemand.

Je vais tout de même m'obstiner un peu...

Onze heures. — Après un petit tiers du livre lu en continu, il apparaît que tous les torts ne sont pas à rejeter sur ses traducteurs : le roman de Remarque a ses faiblesses intrinsèques. En particulier celle, majeure, de tomber souvent dans l'explication, là où, en tant que romancier, il devrait s'efforcer de nous faire voir et sentir par nous-mêmes. Au lieu de cela, son narrateur a une fâcheuse tendance — pas toujours, heureusement — à tomber dans des généralités sommaires (la guerre c'est mal, la guerre transforme les hommes en bêtes, l'autorité conférée aux petits chefs réveille leurs pulsions tyranniques...) qui créent aussitôt une mise à distance du lecteur par rapport à ce que les personnages sont censés vivre et éprouver.

Je vais laisser reposer le tout jusqu'à demain matin. Pour pouvoir me dire que je n'ai pas renâclé au premier obstacle rencontré...

— Ils me font sourire, tous ces jeunes gens qui se proclament (et sont persuadés d'être) “Charlie”. Je crois qu'ils ne peuvent même pas imaginer ce que pouvaient être, disons : à la fin des années soixante-dix, Charlie-Hebdo et son double mensuel Hara-Kiri.

Je me souviens par exemple, dans le second, d'une simple photo légendée. La légende disait quelque chose comme : « Faites un geste contre la faim dans le monde ! » La photo était celle d'une tranche de jambon, présentée comme une carte postale, timbrée dans son coin supérieur droit. Et, à l'emplacement de l'adresse, cette laconique mention : « Bamboula — Afrique ».

J'aimerais assister aux convulsions d'épouvante de nos petits charlies d'aujourd'hui si leur cher journal venait, par un genre de pulsion suicidaire, à republier la dite photo...

Quatre heures. — Je suis un peu contrarié de constater que Léautaud écrit répartie lorsqu'il veut parler d'une repartie (l'iBigo aussi, cela dit...). Évidemment, je fais mon petit pion langagier parce qu'il n'est plus en état de me répondre. Sinon, je me serais sans doute attiré une repartie cinglante.

Six heures. — Le 15 décembre 1940, la dépouille du duc de Reichstadt, ex-roi de Rome, est rendue solennellement à la France par la grande bonté de Hitler. « Quelle bouffonnerie ! Quelle mascarade ! », note sobrement Léautaud. Ça m'a rappelé, cette arrivée funèbre aux Invalides, la blague alors éclose dans le petit peuple de Paris :

Ils sont parfaits, ces Boches : ils nous prennent tout notre charbon et, à la place, ils nous rendent des cendres...

On se réchauffe comme on peut.


Vendredi 10

Sept heures. — D'ici deux petites heures, ce sera au tour de Soraya de passer chez sa toiletteuse, id est au garage Renault de Pacy, pour sa révision annuelle. Cela tombe assez bien car, depuis quelque temps, il lui prend des fantaisies difficilement tolérables : frein de parking inefficace, rétroviseur extérieur refusant de se déplier ou de se replier, horloge du tableau de bord indiquant des heures fantaisistes. Il est temps de la reprendre en main et de lui montrer qui est le patron.

À l'Ouest, rien de nouveau. Le moins convaincant, dans le roman, ce sont les réflexions du narrateur sur la vie, le temps, l'avant et l'après, etc. Je veux bien que la guerre, les tranchées, la mort violente et omniprésente fassent vieillir les hommes d'une façon accélérée. Mais enfin, ce Baümer, il n'a tout de même que 19 ans ; un an plus tôt, il était encore simple élève de son Gymnasium. Or, les réflexions qui lui viennent seraient plutôt celles d'un homme de trente ans, qui aurait eu le temps de se retourner vers son passé et d'en tirer quelques leçons. Enfin, il me semble ; il est possible que je sois en train de passer complètement à côté.

Peut-être aussi que cet enfer particulier des tranchées est trop extraordinaire, trop inouï, pour pouvoir être le cadre d'un roman. C'est ce que semble indiquer Jean Norton Cru dans son livre majeur, Du témoignage, où il place assez bas Le Feu de Barbusse et Les Croix de bois de Dorgelès (que je n'ai pas lus), et très haut les livres de Maurice Genevoix, André Pézard, Louis Barthas (que j'ai lus), et un certain nombre d'autres.

Je pense qu'il en va de même, une impossibilité romanesque semblable, dans le cas des camps d'extermination nazis et sans doute aussi du goulag communiste : au-delà d'un certain degré d'atrocité et de déshumanisation, seul le témoignage peut subsister et avoir de la valeur.

Dix heures. — Abandon de Remarque (à la moitié du roman), retour à Saint-Simon.

— Le week-end de la semaine prochaine devait nous tomber Adrien, le neveu “japonais” de Catherine. Par une coïncidence malheureuse, il se trouve que, ces jours-là justement, en raison d'importants travaux ferroviaires dont j'ignore tout, la circulation des trains est totalement interrompue sur les lignes Paris-Vernon et Paris-Évreux, remplacés par des services de cars, évidemment plus aléatoires. Bref : la visite d'Adrien est remise à son prochain voyage en France, pour lequel il sera peut-être accompagné de sa jeune femme chinoise, ainsi que du nouveau-né qui est présentement en train de se mitonner dans les entrailles de la sus-évoquée.

Quatre heures. — Oublié de noter qu'il y a deux ou trois jours nos voisins “Volvo” ont enfin éteint leurs illuminations grotesques, qui étincelaient et clignotaient depuis la mi-novembre. On soupçonne une intervention énergique des Rois Mages, précieux amoureux de la nuit et des GPS stellaires.

Cinq heures. — Retour du garage Renault : cette poule de luxe de Soraya m'a tout de même coûté la plaisanterie de cinq cents euros…

Six heures. — J'apprends, par l'entremise d'une quelconque greluche-sous-X, qu'une certaine Carole Lobel vient de commettre une bande dessinée du genre metoomédiaticoïde, qu'elle a intitulée En territoire ennemi. L'irrécupérable masculiniste que je suis se demande s'il ne devrait pas lui intenter un procès pour vol de titre. Ça pourrait être amusant.

Cela dit, la phrase de loin la plus drôle que j'ai lue aujourd'hui n'émane pas d'une auge X ou Blouski mais du journal de Léautaud : « J'ai acquis, pour ma part, depuis une vingtaine d'années, pas mal de petites connaissances usuelles en médecine. » Moi, ça fait vingt ans que je lis sous sa plume les assertions les plus farfelues dans ce domaine, assénées avec le plus tranquille aplomb.

Sept heures. — J'ai chanté victoire un peu trop vite, à propos des consternants Volvo : ils viennent de rallumer leur Disneyland...


Samedi 11

Sept heures. — Perspective enthousiasmante d'avoir, devant soi, deux journées sans aucune obligation pénible ou idiote ou les deux. Rien que cela m'a fait sortir du lit avec une fringance de jeune homme.

(Je dis n'importe quoi : quand j'étais jeune homme, vu les très longues soirées que je passais dans divers tavernes & estaminets, mes levers étaient plutôt du genre lents et déprimants.)

— J'apprends à l'instant par Saint-Simon la mort (28 novembre 1698) du comte de Frontenac, à Québec, ville où se dresse aujourd'hui le château qui porte son nom et qui est en fait un hôtel (comme beaucoup de châteaux). Si l'envie saugrenue m'avait pris un jour d'accompagner Catherine dans l'un de ses périples outre-atlantiques, c'est sans doute là que je nous aurais logés — en tout cas à l'époque où je n'étais pas encore un salaud-de-pauvre.

Son nom complet était Louis de Buade--Frontenac, comte de Palluau ; il était filleul de Louis XIII et a défunté à l'âge respectable de 78 ans. Saint-Simon note qu'il avait “gagné la confiance des sauvages”, louange qui serait peut-être diversement perçue de nos jours.

— Notre vice-présidente emmetoofflée — les journées deviennent fraîches —, Élodie, publie fièrement une photo montrant la devanture d'une agence “Stéphane Plaza” dont la vitrine est barbouillée de l'inscription suivante : « Chasseur d'appart et agresseur de femmes ». Sans vouloir abuser du point Godwin, ça m'a fait penser à ces boutiques d'un certain temps ancien, quand des citoyens bien intentionnés prenaient la peine, peinture et pinceau en mains, de renseigner les passants sur la judéité de leurs propriétaires.

Je sais bien que mes sœurs-de-plainte vont piailler à l'amalgame et m'expliquer que ça n'a rien à voir, qu'elles font cela au contraire pour faire reculer le Mal et progresser le Bien. Les badigeonneurs de vitrines de 1940 avaient exactement la même rassurante certitude qu'elles.

— Parlant de Valincour, le poète successeur de Racine (qui vient de mourir, entre mon premier et mon deuxième café...) auprès de Boileau comme historiographe du roi, Saint-Simon dit, c'est moi qui souligne, qu'il était “salé sans vouloir l'être”. Ce qui est une façon de dire que sa conversation était pleine de sel.

— Autre détail de langue : dans les circonstances où nous expédions un faire-part, les hommes du XVIIe siècle se contentaient d'envoyer une part.

Onze heures. — Je découvre à l'instant (mais pas chez Saint-Simon...) l'existence du mot “orchidoclaste”, servant, comme tous les hellénophones l'auront compris déjà, à désigner un casse-couilles.

Par association un peu hasardeuse d'idées, cela m'a fait ressouvenir de ceci : lorsque j'étais tout jeune enfant, si mon père ou ma mère avaient à me parler de mes couilles — ce qui n'arrivait pas tous les jours —, ils les affublaient du nom de badadines ; mot que je n'ai plus jamais rencontré ni entendu nulle part. D'où pouvait-il bien venir ? À l'idée que, peut-être, mon frère et moi avons été les deux seuls enfants de cette planète à être dotés de badadines, un léger vertige m'empare…

Six heures et demie. — Je l'ai peut-être, sûrement même, déjà noté lors de ma précédente lecture du Journal littéraire, mais tant pis. Le 27 mai 1941 est donnée à Léautaud l'occasion d'une expérience peu commune : ce jour-là débarque dans son bureau un certain Sanvoisin, fraîchement arrivé de la zone nono, qui lui met sous les yeux trois journaux de la dite zone comportant chacun une copieuse nécrologie... de Paul Léautaud ! Le bruit de sa mort avait en effet couru au sud de la Loire, on ne sait trop comment ni pourquoi. Le nécrologisé s'en amuse énormément : « C'est une chance qui n'arrive pas à tout le monde. » Parmi ces trois journaux, il y a Le Figaro, dont la nécro est signée par André Billy, véritable ami de longue date de Léautaud.

Le “mort” lit donc les compliments dithyrambiques que lui adressent ses trois fossoyeurs (on le compare à Chamfort, à La Bruyère, à La Rochefoucauld...). Réaction moins nette que ce que j'ai dit plus haut, et qui n'était que la première : 

Une fois de plus, je n'en reviens pas. Je n'en puis croire un mot, et j'éclate de rire comme toujours, avec un peu de tristesse. Et pourquoi cette tristesse ? Je n'arrive pas à le démêler exactement. Ce soir, j'en aurais pleuré pour de bon

— Le lendemain, arrivée du dénommé Berthellemy au Mercure. Il passe la tête dans le bureau de Léautaud : « Je voulais savoir le jour, l'heure et le lieu de vos obsèques. Je me suis dit que le mieux était encore de vous le demander à vous directement... »


Dimanche 12

Cinq heures et demie. — Debout depuis une demi-heure. Il vrai que j'ai dormi d'une traite depuis dix heures hier soir. 

Une chose curieuse, à ce propos. Moi qui ne mange rien le matin, que je me lève à cinq ou à sept heures, je ne commence à avoir vraiment faim qu'aux environs de dix heures. Preuve, me semble-t-il, que c'est bien le cerveau qui commande la faim et non l'estomac (à moins que mon estomac sache toujours l'heure qu'il est). 

J'aime bien, de bon matin, redécouvrir des évidences...

— La boulangerie “de la mairie” ouvre chaque matin à 6h15 ; sauf le dimanche, 6h30. À quoi rime ce quart d'heure ? Mitrons et vendeuses ont-ils l'impression, grâce à lui, qu'on leur accorde une grasse matinée dominicale ? Et puis, d'ailleurs, combien de personnes vont acheter leur pain à six heures du matin ?

Sept heures et demie. — Comme prévu, pas un chat dans les rues de Pacy à sept heures du matin. À la boulangerie, pour me servir mes deux “tradi”, pas moins de trois vendeuses en plus de la patronne. À l'exception de cette dernière, tout ce petit monde ne m'a pas paru parfaitement réveillé encore.

Pourquoi n'y a-t-il presque jamais de vendeurs dans les échoppes à pain ? Et la parité de la boulange, c'est moi qui dois m'en occuper ? Et pourquoi est-ce l'inverse dans les boucheries ?

— J'apprécie toujours autant de croiser la route de cet avocat général du Parlement de Paris ayant pour nom Omer Talon, ce qui me ravit, un peu bêtement : l'impression tenace de voir ce grave et important personnage surgir tout à coup d'une bande dessinée.

— Pour exprimer le fait de tirer quelqu'un d'une situation difficile, Saint-Simon emploie le verbe débourber. Et je me demande par quelle malchance il a si totalement disparu, quand son contraire, embourber, se porte comme un charme.

— En plus de notre bavardage — néologisme qui pourrait avoir été forgé par Mme de Sévigné —, les hommes des XVIIe et XVIIIe siècles avaient également la ressource de se livrer à la bavarderie ou à la bavardise. Ils pouvaient aussi se taire.

Trois heures. — À toutes les belles âmes qui se complaisent à parler du Breton Mohammed ou de l'Auvergnat Mamadou, en insistant bien de la voix et de l'impératif regard sur Breton et sur Auvergnat, rappelons le vieil adage russe : 

Ce n'est pas parce que la chatte est allée faire ses petits dans le four qu'on doit les appeler des biscuits.

À la réflexion, ne sachant plus du tout où j'ai bien pu pêcher cette sentence, je ne suis plus bien certain qu'elle soit russe. Mais enfin, elle mériterait de l'être, je trouve.

— Les petites joies des restrictions dues à l'Occupation : « Comme on apprend à être économe, dans la nécessité ! En temps ordinaire, un grain de café tombait, quand je le moulais, s'il était hors de la vue je ne m'en occupais pas. Aujourd'hui, je me mets à quatre pattes sur le parquet pour le chercher. Je laisse sécher mes bouts de cigarettes, je coupe avec des ciseaux la partie brûlée et je dépiaute le tabac qui reste, rattrapant ainsi la valeur d'une cigarette avec les bouts restant de quatre ou cinq. »

Encore Oncle Paul peut-il s'estimer heureux si, ayant laisser tomber un grain de café, l'un de ses chats ne l'envoie pas rouler au diable en faisant mine de l'avoir pris pour une mini-souris qu'il s'agit de poursuivre et de traquer.

— Comme tout le monde, le Pr Saint-Graal est passé chez Blouski (tout en restant sous X : notre bien-en-chaire est multigamelles...). Il trouve que sa nouvelle mare est loin d'être parfaite. Son problème ?

C'est que je ne retrouve presque aucun•e artiste, journaliste et militant•e racisé•e.

Donc, je lance un appel pressant à mes douze lecteurs : si vous disposez de plumitifs nègres dont vous ne savez pas quoi faire, expédiez-les dès maintenant chez Blouski afin de combler les manques du leucoderme tourangeau-landais.

Six heures. — 4 juillet 41, Léautaud déjeune chez Galtier-Boissière, lequel lui expose ce qui, à son avis, va se passer en Europe dans un futur plus ou moins proche. Le soir dans son journal, Léautaud n'en finit plus de se gausser des délires de celui que, pendant leur déjeuner, il a traité en riant de “Père Ubu”. Le problème est que, à quelques détails près, tout ce que lui a prédit Galtier va effectivement se produire dans les quatre prochaines années.

Puisque nous sommes en 41, cette petite histoire qui me remonte soudain de je ne sais où ni quand. Au plus fort des restrictions alimentaires, deux hommes discutent de choses et d'autres sur un trottoir. Soudain, l'un se penche vers l'oreille de l'autre et, sur le ton chuchoté de la confidence risquée : « Vous voulez que je vous dise comment obtenir un excellent gigot d'agneau ? » L'autre, fortement alléché, déjà salivant : « Oui ! Oui ! Dites-moi vite ! » Alors, le premier : « Avant de le mettre au four, piquez-le de deux ou trois gousses d'ail frais... »

— Un certain Arthur Homines, gentil collier-de-barbe sous X, nous fait cette stupéfiante révélation : « Hitler était bel et bien pétri d'idéologie national-socialiste. » Alors là, mon gars, quand on affirme des choses aussi incroyables, à ce point énormes, il faudrait peut-être voir à nous fournir des preuves...


Lundi 13

Huit heures et demie. — Levé peu avant huit heures, ce qui équivaut chez moi à une grasse matinée, pour ne pas dire une matinée adipeuse. Catherine s'est levée tout de suite après moi ; mais, elle, c'est parce qu'elle avait mis sonner son téléphone, pour se lever de bonne heure : relativité du temps conjugal...

— D'ici une heure, petit circuit médico-commercial pacéen. Halte à la boulangerie “du pont” pour moi ; puis, cabinet médical pour la visite semestrielle de Catherine (la mienne, lundi prochain) ; ensuite, arrêt à la station service dite “de la patte d'oie” pour y retirer un colis ; enfin, au retour, escale à la clinique vétérinaire de Saint-Aquilin pour les croquettes de Charlus — et aussi pour me faire redire depuis quelle heure Petit Loup devra être à jeun vendredi matin pour son opération de découillage : la jeune femme auprès de qui nous avons pris rendez-vous le mois dernier nous l'a bien notée quelque part... mais plus moyen de remettre la main sur le “quelque part” en question : petites joies de la vieillesse...

Midi. — Notre petit circuit s'est effectué sans le moindre incident. Mais, du coup, le Saint-Simon matinal est resté en cale sèche : passage direct à Jouhandeau.

Quatre heures. — Le 17 septembre 1941, Léautaud évoque incidemment le libraire Jammes, de la rue Gozlin. Selon ma récente habitude, je file chez Google Maps pour voir où elle est située, cette rue Gozlin dont je n'ai jamais entendu prononcer le nom, et à quoi elle ressemble. C'est un court et étroit boyau parallèle au boulevard Saint-Germain. Et j'ai eu la surprise, en l'arpentant virtuellement, de constater que la librairie Jammes y existe toujours, apparemment spécialisée dans le livre ancien, à en juger par sa “montre”. J'ai stationné un peu longtemps devant sa belle et sobre façade, espérant vaguement voir Oncle Paul en sortir — mais non.

Renseignement pris auprès de Dame Ternette, il s'agit d'une librairie de livres rares, fondée il y a exactement cent ans par un certain Paul Jammes. Depuis, quatre générations s'y sont succédé, et c'est toujours un membre de la famille Jammes qui préside à sa destinée. Voilà qui pourrait presque me réconcilier avec cette profession, qui n'est généralement plus que l'ignoble caricature de ce qu'elle fut.

J'ai aussi essayé de savoir si ce Paul Jammes avait un lien de parenté avec le Francis du même patronyme : rien trouvé. J'en ai déduit, peut-être un peu vite, qu'il ne devait pas y en avoir.

— Pris chez Léautaud : « Titre du petit volume : La Peinture moderne, — ce qui est une faute de français. » J'ai beau chercher, me mettre la rate au court-bouillon, je ne parviens pas à débusquer la faute en question — et ça m'agace. Il doit s'agir d'un mauvais emploi de l'adjectif “moderne”, encore perceptible dans ces années-là, mais devenu invisible même pour moi (prétentieux !) à force d'être entré dans le langage courant.

Dans le même genre, Léautaud, Gide et sans doute quelques autres s'offusquent encore de ce que, par porosité avec l'anglais to realize, “réaliser” est utilisé de plus en plus pour dire “se rendre compte”, devenu depuis le sens principal de ce verbe. Sauf que, là, je comprends fort bien pourquoi et comment on peut le considérer comme fautif. Alors que la peinture moderne, vraiment... Je suppose tout de même que Léautaud aurait préféré voire qualifier cette peinture d'actuelle ?

Six heures. — Septembre 41 toujours : après 35 ans de bons et loyaux services, Léautaud se fait virer du Mercure de France par le successeur de Vallette et de Duhamel, un imbécile caractériel, et hitlérien pour faire bon poids, nommé Bernard (son prénom m'échappe). Une page se tourne, comme je n'hésiterais pas à l'écrire si j'avais l'infortune d'être journaliste.


Mardi 14

Sept heures. — Fainéants, les retraités ? À l'heure qu'il est, j'ai déjà nourri le chien, vidé le lave-vaisselle et nettoyé la caisse du chat. Et, dans quelques heures, tout seul avec mes petits bras musclés, je vais charger la tondeuse à gazon dans la voiture et l'emmener faire son toilettage annuel chez M. et Mme Mécaloisirs. Alors, hein...

— Au XVIIe siècle, le mot “billard” désignait ce que je crois qu'on appelle aujourd'hui la “queue de billard”, et non la table drapée sur laquelle évoluent les boules. (Comment ça, tout le monde s'en fout ?)

Onze heures. — J'ai unilatéralement décidé, il y a une petite demi-heure de cela, que la véritable vieillesse commencera le jour où je ne serai plus capable de hisser seul la tondeuse dans le coffre de Soraya. Me voici donc “toujours jeune” jusqu'au moins 2026.

Midi. — Grâce à Élodie Jauneau, décidément précieuse, je découvre un fait divers qui me met en joie jusqu'à la jubilation. Une femme s'est fait subtiliser la modique somme de 830 000 € par un petit malin lui ayant fait croire, par clavier et écran interposés, qu'il était Brad Pitt. Pour décider sa future victime à lâcher la monnaie, il s'était inventé un cancer du rein nécessitant opération et soins, le tout enrobé dans une belle histoire de comptes bancaires bloqués du fait de ses bisbilles avec Angelina Jolie.

Comment cette pitoyable (voire pitt-oyable...) créature a-t-elle pu être assez stupide pour croire à des boniments de ce calibre, même si l'affaire était apparemment ourdie avec grand soin ?

D'autre part, il y a une sorte de morale, dans cette histoire. Déjà persuadée qu'elle allait devenir la prochaine Mme Pitt, cette dinde d'anthologie a brusqué le divorce qui couvait avec son mari, à qui elle a réussi à extorquer par voie de justice pas moins de 775 000 $. Lesquels ont aussitôt été transférés sur le compte bancaire bien planqué du deutéro-Brad.

J'apprends que ces arnaqueurs via internet sont appelés des brouteurs : c'est un talent dont l'ex-future Mme Pitt n'aura même pas profité.

On dit que la pigeonne, à peu près ruinée, aurait lancé une “cagnotte” sur internet pour payer ses frais de justice. J'espère qu'elle n'y recueillera que demi-clopinettes : il est bon et sain, parfois, que la connerie soit rétribuée à sa juste valeur.

Quatre heures. — Raccourci d'expression chez Léautaud : « Marie Dormoy me téléphone à 10 heures, pour me demander si je veux déjeuner ensemble vendredi. »


Mercredi 15

Huit heures et demie. — Quand Saint-Simon se lance dans l'une de ses nombreuses “tirades généalogiques” (la duchesse de Machin dont la sœur avait épousé le marquis de Truc, lequel était second fils du président Untel dont j'ai dit l'alliance particulière avec la maison de Chose...), je me rends très vite compte que mes connaissances historiques sont bien trop piètres pour pouvoir le suivre... et je coule à pic. Heureusement, je parviens toujours à refaire surface un peu plus loin, juste avant l'asphyxie terminale. Saint-Simon est un mémorialiste qui demande une assez grande capacité pulmonaire.

Onze heures. — Tout seul à la maison avec les deux bestiaux (somnolents...) : j'ai déposé Catherine à Pacy vers dix heures et quart pour son rendez-vous chez le réparateur d'oreilles. Comme elle prévoyait que celui-ci (le rendez-vous...) durerait une heure au moins, je suis revenu ici et ai déjeuné avec une demi-heure d'avance sur mon horaire habituel, n'ayant pas envie de voir mon repas scindé en deux par un nouvel aller-retour dans les brumes pacéennes.

— On n'est jamais déçu avec le Pr Saint-Graal, on trouve toujours chez lui de nouveaux motifs à hilarité. Comme à l'instant, où j'apprends qu'il aime fréquenter, en sa bonne ville de Tours, Lion & Papillon, un restaurant triplement étoilé en quelque sorte puisqu'il est tout à la fois libanais, végane et queer. Si je ne suis pas certain de bien de me rendre compte de ce que peut être un restaurant queer, je ne désespère pas d'y parvenir incessamment.  Mais déjà, je m'amuse beaucoup d'y imaginer ce bon père de famille sagement hétéro, quinquagénaire, blanc et fonctionnaire, ce parfait petit-bourgeois venant se donner des ivresses le temps d'un houmous aux aubergines.

Trois heures. — J'en ai eu brusquement assez de traîner mes charentaises dans les rues de Chaminadour à la remorque de Jouhandeau. Je l'ai remplacé par Rémy de Gourmont qui, s'il n'a guère de rapport avec le Creusois abandonné, est en revanche solidement “connecté” à Léautaud qui, lui, reste de rigueur en lecture vespérale. Pour ce qui est de Gourmont, je me suis pour l'instant contenté de reparcourir à grandes enjambées la préface bavarde et m'as-tu-vue de l'infatué Charles Dantzig.

(Et je me demande si j'ai bien fait d'accorder mon “m'as-tu-vu” en genre ? La logique du sens semblerait me donner raison, mais enfin, la logique...)

Six heures et demie. — À la date du 10 février 1942, Léautaud rapporte que, le matin même, un cycliste a jeté une bombe à la Cité universitaire, en direction de la salle où les officiers allemands prennent chaque matin leur petit-déjeuner. Comme il est passé trop tôt ou trop tard, la bombe a explosé dans une sale vide. Dérisoire imbécile...


Jeudi 16

Sept heures et demie. — Après le réparateur d'oreilles hier, le réviseur d'yeux ce matin : si on continue sur cette lancée, je vais bientôt être nanti d'une épouse entièrement neuve. L'oculiste avec qui elle a rendez-vous dans deux heures, affublé d'un nom à coucher dehors, que je suppose serbo-croate ou quelque chose d'approchant, est tout nouveau dans notre liste de réparateurs médicaux. Il s'est installé assez récemment à Ménilles, village jouxtant Pacy. Gros bourg plutôt que village, d'ailleurs. Si le verdict de Catherine est positif à son sujet, ce qui est loin d'être gagné d'avance, je prendrai moi aussi rendez-vous avec lui : yapadréson.

— Je ne dois pas être seul à m'être déjà étonné et amusé de cette expression saugrenue : “avaler son chapeau”, pour dire que l'on reconnaît s'être trompé. Je découvre, grâce à une note du précieux Boislisle, que le verbe avaler, en vieux françois, signifiait : abaisser, mettre bas. Du coup, l'expression perd son caractère d'étrangeté cocasse. D'après Dame Ternette, ce vieux sens d'avaler se retrouverait aussi dans l'aval d'un fleuve ou d'une rivière, qui en est la partie basse.

Neuf heures et demie. — Verdict de l'œillologue de Catherine : début de cataracte à l'œil gauche. Mais, d'après lui, aucune urgence pour une intervention. De plus, ils pratiquent l'opération eux-mêmes, à Ménilles, ce qui s'avérera bien pratique, le moment venu.

— Déjà en 1900, dans sa Morale de l'amour, Rémy de Gourmont pouvait écrire ceci :

La science, qui ne devrait être que la constatation des faits et la recherche des causes, en est arrivée, par l'impuissance de faire son devoir, à la période législatrice. L'amour libre engendre des maux évidents et que nul ne dénie : une loi contre l'amour ; l'alcool est néfaste : une loi contre l'alcool ; l'opium, l'éther nous menacent, ou peut-être le kif : une loi contre ces drogues. Et pourquoi pas contre le gibier, les truffes et le bourgogne, si cruels à certains tempéraments ? Et pourquoi enfin l'hygiène ne serait-elle pas codifiée comme la morale ?

Gourmont serait sans doute ravi (ou atterré, c'est selon) de constater qu'un siècle après sa mort (1916), nous nous employons efficacement à toutes les interdictions et codifications qu'il avait commencé à voir poindre. Et, deux paragraphes plus avant, ceci qui est une forme de conclusion provisoire :

La tendance moderne est de faire deux parts des libertés humaines ; après qu'on aura supprimé toutes celles qu'il est possible de supprimer, les autres subiront une règlementation rigoureuse.

Là encore, nous avons bien travaillé depuis 1900...

Six heures et demie. — Avril 1942, grande nouveauté à Fontenay : on va installer l'électricité dans le pavillon de la rue Guérard ! Avant même que le raccordement soit fait, Léautaud commence à ronchonner : il déteste la lumière électrique, il sent déjà qu'il va amèrement regretter ses bonnes vieilles bougies, et ainsi de suite. Le lecteur est déjà tout prêt à s'attendrir, à s'apitoyer, à compatir... et puis il se dit, le lecteur : qu'est-ce qui empêchera ce vieux râleur, chaque soir avant de se mettre à sa table d'écriture, d'allumer ses quatre ou cinq bougies comme il le fait depuis toujours et de tourner simplement le commutateur électrique sur off ?


Vendredi 17

Sept heures et demie. — Pourquoi le sieur Charles Fournier, député écolo de Tours (l'idole de Saint-Graal, donc) a-t-il voté hier la motion de censure du gouvernement ? « Pour ne pas céder aux sirènes du changement qui n'est pas là. » 

Il est bien gentil, ce changement, tout de même : obligé de s'absenter, il a pensé à nous laisser ses sirènes en guise de réconfort. Ce n'est pas la première fois que je surprends ce cuistre verdâtre en flagrant délit de grandiloquent baragouin. Par exemple, pas plus tard qu'hier, cette phrase (si l'on peut dire) sous X : « Et une enquête possiblement aussi à l'assemblée aussi ! » Et c'est encore lui, comme de juste, qui parle de “personnes en situation d'exil”...

Je rappelle que ce personnage en situation d'illettrisme n'est pas cantonnier au bout de ma rue mais bien député d'Indre-et-Loire...

Onze heures. — Mort de David Lynch. Je ne pense pas que la nouvelle soit de nature à me couper l'appétit tout à l'heure : je n'ai aimé aucun des quatre ou cinq films que j'ai vus de lui. Je me suis fait une raison : j'ai l'habitude de passer à côté des génies...

— Gourmont écrit des dissertations, au moins dans ce volume Bouquins intitulé La Culture des idées. On y découvre des aperçus parfois brillants, des rapprochements qui donnent à penser... mais enfin, ce ne sont que des dissertations.

Cela dit, Gourmont a au moins cette très-précieuse qualité d'être résolument anti-janséniste — et, par voie de conséquence, fort critique envers Pascal. Du coup, il se trouve assez pénétré d'indulgence vis-à-vis les Jésuites, comme j'aurais facilement tendance à l'être moi-même (et bien que l'actuel pape m'ait considérablement refroidi à leur égard). Gourmont : « Il n'y a guère une page des Provinciales qui n'incline un bon esprit à avoir de l'amitié pour les Jésuites. »

Cinq heures. — Léautaud, 28 avril 42 : « [...] j'étais boulevard Saint-Michel, devant le café Capoulade, au bord du trottoir, attendant pour traverser. » 35 ans plus tard, il existait toujours, ce café Capoulade, lorsque je descendais et remontais le boulevard sur une banquette du bus 27, parfois aussi à pied. Je n'y suis jamais entré. Et je me demande — sans trop avoir envie de le savoir — ce qui a bien pu le remplacer.. On se croirait dans le Quartier Latin de Ferré :

Ce quartier                                Ce Boul' Mich'

Qui résonne                               Qu'a d'la ligne

Dans ma tête                             En automne

Ce passé                                    Ces sandwichs

Qui me sonne                            Qui s'alignent

Et me guette                             Monotones…                           


Samedi 18

Huit heures. — Anniversaire de Paul Léautaud, qui aurait, ce jour, 152 ans. Ce qui commence à compter.

— Apparemment, il y aurait tout un troupeau de moutons bêlant sous X qui attendrait lundi, jour de la trumpienne investiture, pour quitter solennellement —et, je suppose, bruyamment — leur actuel pacage afin d'aller s'installer dans celui d'à côté. Sans s'aviser de ce que leur arrivée nombreuse et groupée chez Blouski va immanquablement rendre cette mare aussi saumâtre et méphitique que celle qu'ils abandonnent. Il en va de cette “migration sociale” comme de l'invasion négro-arabe : ces gens viennent chercher dans une nouvelle contrée, réelle ou virtuelle, ce que leur massive présence va automatiquement y abolir.

— Une fois de plus, je suis épaté par l'extraordinaire pouvoir qu'aura eu Zola : celui de pousser ses contemporains, et en particulier ses “chers confrères”, à sécréter les pires âneries à son sujet, les prédictions les plus fausses. Même Rémy de Gourmont n'y échappe pas, malgré toute la finesse qu'on veut bien lui prêter : son texte de 1896 ne fait que deux pages, mais c'est un concentré de sottises péremptoires et de prévisions aberrantes. Le point culminant est atteint lorsqu'il oppose au “déjà mort” Zola cet écrivain incomparable, ce maître absolu de la jeunesse qu'est... Edmond de Goncourt, juché sur le socle de son impérissable chef-d'œuvre, Madame Gervaisais. Je souhaite bon courage à qui voudra se lancer dans la lecture de l'un ou l'autre des pâteux romans des Goncourt.

Quatre heures. — À Paris, dans les années quarante, il existait une ligne de bus dont la dénomination était SS (place de la Contrescarpe — Porte de Champerret). Ce devaient être des bus collabos.

(Quelques pages plus avant dans son journal, Léautaud m'apprend qu'à la mi-mai 42, la ligne SS à été supprimée...)

Sept heures. — Toujours de Léautaud, toujours en mai 42 : « Il y a longtemps que je veux le noter : le désagrément d'être d'un certain âge, c'est qu'au moindre malaise, on se demande ce qui va vous tomber dessus. »

Oncle Paul l'ayant ainsi noté, il m'évite d'avoir à le faire à mon tour. Et je viens de m'aviser, à propos d'âge, de ce que l'Oncle venait tout juste de me doubler : quand j'ai repris son journal da capo, j'avais 47 ans de plus que lui ; il me bat ce soir d'un an et demi. 


Dimanche 19

Huit heures. — Du côté de chez Blouski, Élodie J. s'étonne, et s'indigne, de ce que, 50 ans après la loi Veil, l'avortement reste un soin qui n'est toujours pas considéré comme les autres. On pourrait — mais à quoi bon ? — lui faire remarquer que, la grossesse n'étant rien moins qu'une maladie, il est absurde de considérer son interruption comme un “soin”. Et quelque chose me dit que Simone Veil aurait été nettement plus d'accord avec moi qu'avec elle.

Deux heures. — En 1942, Léautaud réussit ce tour d'adresse idéologique d'être à la fois grand admirateur de l'Angleterre et partisan de la victoire allemande.  Un peu comme un végane qui organiserait des barbecues. Le pire est que, venant de lui, ça ne parvient qu'à peine à étonner.

Quatre heures. — Grossière et surprenante (ceci parce que cela) faute de français de la part de Léautaud, qui écrit : « Il ne peut me recevoir à la Mairie sans me considérer comme un homme qui ai su et sais encore des choses d'une importance !... » 

Il aurait évidemment fallu, pour être correct, écrire : «... un homme qui a su et sait encore... »

Six heures. — Ce matin, d'un coup, j'ai senti qu'il fallait que je m'éloigne de Versailles et que, au moins provisoirement, j'abandonne Saint-Simon. Pour le remplacer, je viens de rapporter de la Case le François Villon de Jean Favier. Pourquoi ce livre-là plutôt qu'un autre ? Parce que mes yeux sont tombés sur lui au moment précis où je me demandais quoi lire. Je vais donc changer de bistrot, passer du Capoulade de Léautaud à la Pomme de Pin de Maître François. Heureusement, il n'y a pas loin de l'un à l'autre.

Le volume compte exactement 500 pages. Cela peut sembler excessif, compte tenu du peu que l'on sait de Villon. Mais il se trouve que Favier était un historien spécialiste, entre autres, du XVe siècle ; ce qui lui permet de mettre son personnage “en situation”, en décrivant le Paris de son époque, montrant les diverses institutions, police, justice, Église, organisation du commerce, université, etc. Comme le livre — en tout cas dans mon souvenir... —, est pleinement réussi,  ce n'est plus Villon qui vient au-devant de son lecteur moderne, mais celui-qui plonge dans son monde pour aller le débusquer “chez lui”. 

(Écrivant ce qui précède, je me rends compte que c'est ce que doit ou devrait être toute biographie se respectant. Bref : j'ai aligné des lieux communs et enchaîné les poncifs...)


Lundi 20

Six heures et demie. — Aujourd'hui, seconde investiture de Donald Trump (peut-on parler d'une réinvestiture ?). C'est aussi aujourd'hui que nos petits jean-moulins de clavier quittent l'X du grand méchant Musk pour le bac à sable voisin. Où ils pourront continuer de babiller en rond comme ils le faisaient dans le précédent, mais parés d'une très seyante auréole de résistant.

Je crois que je vais aller me verser ma deuxième tasse de café, pour songer plus agréablement à toutes ces grandes âmes qui m'environnent et veillent sur mes lendemains radieux.

Huit heures et demie. — D'ici une grosse heure, rendez-vous avec le Dr Dubruel — qui ne s'appelle plus ainsi, mais Monreal, ayant repris son nom de jouvencelle : je sens que je vais mettre un certain temps à m'y habituer — pour une visite de contrôle et de renouvellement d'ordonnance. J'en profiterai pour rapporter le pain des deux prochains jours. (Je veux dire : le pain pour aujourd'hui et demain ; mais je ne trouve pas de formule concentrée pour les regrouper.)

— La bonne nouvelle (relative : en réalité je m'en fous) de ce matin, c'est que l'extrême gauche asilaire compte depuis hier soir un député de moins : le guignol Lyes Louffok (on croirait le nom d'une marionnette de ventriloque) s'est fait battre à plate couture (singulier ou pluriel ? Ne sais...) dans l'élection partielle qui avait lieu dans l'Isère. Voilà ce que c'est que de parachuter le premier clown venu (il a déjà été battu pas plus tard que l'année dernière, mais cette fois-là dans le Val-de-Marne...) : les braves électeurs sont certes un peu cons, mais visiblement pas à ce point.

Dix heures moins vingt. — Le Dr Dubruel a peut-être changé de nom, mais pas ses mauvaises habitudes horaires : j'ai rendez-vous à moins le quart et le patient de neuf heures et demie est toujours avec moi dans la salle d'attente... Je n'arrive même pas à en être surpris, encore moins énervé : le Dr Monreal n'aura pas ma haine !

Quatre heures. — Je viens de publier sur le blog-souche (j'en ai marre du blog-mère !) un billet consacré à François Villon. Ou plus exactement à celui qu'il a appelé dans le Testament son “plus que père”. L'idée m'en est venue quand je me suis pris à rêvasser à propos de la mine ahurie qui aurait sans doute été celle de Guillaume de Villon si, vers 1425, on était venu lui prédire que son nom brillerait encore de mille feux dans six siècles d'ici, et sur la terre entière ou peu s'en faut, y compris en cette Amérique où nul Génois n'avait encore mis le pied.

Six heures. — Le poète Théodore de Banville ne voulait pas entendre parler de l'Académie française. François Coppée le poussait à se présenter, mais il résistait. Coppée tente un dernier argument : « Et si on vous apportait votre élection sur un plat d'argent ? » Alors, Banville : « Je prendrais le plat d'argent. » 

Inutile, je pense, de préciser d'où je viens de tirer cette anecdote. Mais je rappelle au passage que Brassens a mis en musique et enregistré un poème de Banville, Le Verger du roi Louis.

— Catherine vient de tomber sur une recette de poulet au potiron et aux spéculoos. Aussitôt, j'ai cru entendre l'exclamation de mon père, lorsqu'on lui soumettait une semblable abomination culinaire : « Pauvre bête ! »

— Mon jeune crétin de référence, Ilan Gabet, s'indigne parce que, dit-il, un amphi de Sciences-Po vient d'être rebaptisé “Jean-Marie Le Pen”. Il s'agit évidemment du gag d'un étudiant ayant scotché sur la porte une feuille de papier après y avoir inscrit le nom maudit. Faire galoper Gabet est trop facile pour être vraiment amusant.

— Je viens de découvrir tout à fait par hasard — merci Google Maps — qu'il existe à Paris, rue Corneille, un restaurant asiatique qui s'appelle Metou. On peut supposer que les mâles alpha y sont menés à la baguette.

Durant les années quarante, dans cette même rue Corneille, qui est très courte (pas plus de cent mètres, à vue de Google) et longe le théâtre de l'Odéon, il y avait une boulangerie. Bien entendu, elle n'y est plus. Tout ce qu'on y trouve, en plus du restaurant Metou, c'est la librairie Honoré Champion, qui édite des livres de belle qualité mais à des prix honteusement élevés.


Mardi 21

Sept heures. — Aucune sortie prévue ce jour. Ça tombe bien : brouillard et froid. Demain matin, en revanche, Petit Loup est attendu dès huit heures et demie à la clinique de Saint-Aquilin, où le Dr Le Thomas se chargera d'en faire un mâle “déconstruit”. Opération si bénigne que le matou ainsi diminué n'est même plus astreint à la traditionnelle collerette, contrairement aux castrations “à l'ancienne”.

— Je me demande si le bouillonnant Donald a profité de ce que je dormais pour annexer le Groenland et envahir le Canada.

— La biographie de Villon par Favier est précieuse non seulement parce qu'il déploie largement le cadre dans lequel a grandi et vécu son personnage : il nous permet aussi de plonger vraiment au cœur du Lais et du Testament, par la connaissance qu'il a des hommes et des femmes à qui le poète fait ses divers legs, ce qui permet d'en mieux sentir l'ironie, et parfois la rancœur. Sans parler des nombreuses autres silhouettes qui arrivent dans son récit à titre de comparaison avec les protagonistes de l'œuvre. (J'ai l'impression de m'exprimer en charabia...)

— Lisant tel ou tel professeur qui, pour la millième fois, pleurniche à propos des classes “surchargées” qu'on lui impose, je songe aux escholiers du XVe siècle qui s'entassaient dans des salles non chauffées et suivaient les cours du maître assis chacun sur sa botte de paille.

La paille en question a donné son nom à la rue du Fouarre, où se trouvaient de nombreux collèges en ces temps, et qui existe toujours, dans le prolongement de la rue Dante, judicieusement nommée puisque Dante a fréquenté la rue du Fouarre, lors de son passage à Paris, et qu'il en fait mention dans sa Divine Comédie. Le mot fouarre, qui signifiait donc “paille”, a donné notre moderne fourrage. Et sans doute aussi la fourragère des militaires, mais là, j'avoue ne pas trop bien saisir le lien.

Quatre heures. — Le 2 novembre 1942, Léautaud raconte que, se promenant rue de Sèvres, il lui est “venu cet alexandrin” :

Si la vieillesse a des chagrins, elle a bien des charmes aussi.

C'est curieux : plutôt qu'un alexandrin, j'inclinerais à voir là deux octosyllabes. Pas bien malin, de la part de qui est entré en littérature avec une anthologie des Poètes d'aujourd'hui...

— Ce qui est fort divertissant, dans ces années particulières, c'est que, dès qu'il se mêle de considérations et prédictions géopolitiques, le même Léautaud tombe dans tous les délires possibles, donne dans tous les panneaux (comme, par exemple, la fameuse “entente secrète” qui existerait entre les Américains et Pétain, et le machiavélique double jeu que jouerait depuis juin 40 la vieille momie vichyssoise). Du reste, plus on se rapproche de la victoire des Alliés, plus nettement Léautaud souhaite celle de l'Allemagne. Je me souviens que, dans ses mémoires, lorsqu'il relate ses rencontres avec Léautaud, Galtier-Boissière — dont le jugement est nettement plus clairvoyant — s'en amuse beaucoup. Car il est impossible de se fâcher avec cet homme-là, tant ses énormités sont toujours énoncées avec un parfait aplomb, mêlé à une candeur presque enfantine.

Et puis, soyons franc une seconde : est-ce que, vivant à cette époque et tenant également un journal, je n'aurais pas fait preuve d'un aveuglement et d'une crédulité au moins égaux aux siens ? Reconnaissons à Léautaud un précieux mérite, celui de l'honnêteté et d'une grande fidélité à ses propres principes, dans la mesure où, les années suivantes, il n'a jamais été tenté de faire disparaître de son journal ses déclarations pro-allemandes : puisqu'il les avaient pensées à ce moment-là, elles devaient rester écrites.

Six heures. — On a beau considérer l'immense majorité des utilisateurs de réseaux sociopathes comme un ramassis d'imbéciles, on finit par s'apercevoir qu'ils sont encore plus atteints qu'on ne le pensait. Ainsi, les quelques centaines qui ont, en fanfare, cessé de débiter en rond leurs pauvretés sous X pour aller débiter les mêmes pauvretés chez Blouski, ceux-là semblent réellement persuadés qu'ils se sont miraculeusement métamorphosés en résistants anti-nazis. On se demande si on doit s'en moquer, les plaindre ou les outrager. Ou faire comme s'ils n'existaient pas, ce qui doit être le plus proche de cette réalité qui est leur méchant ennemi personnel.


Mercredi 22

Sept heures. — Dans une heure et demie, je déposerai Petit Loup à la clinique vétérinaire pour un écouillage dans les règles (ce pudibond d'iBigo tient absolument à écrire “épouillage” : j'ai été obligé de me fâcher...). Comme il est à jeun depuis hier soir et que, en principe, mon second travail après le lever est de le nourrir, il n'arrête pas d'émettre des miaulements scandalisés, pensant sans doute à une coupable distraction de ma part. J'aurais évidemment tendance à le plaindre de cette épreuve. Mais je me dis qu'après tout moi aussi, je suis à jeun depuis hier soir, et que ça ne m'empêche pas de rester calme.

Étant particulièrement malin, j'ai remonté dès avant-hier le sac de transport félin afin d'endormir la méfiance naturelle du greffier. Et, comme je ne tiens pas à devoir, au moment de partir, lui courir après derrière tous les canapés et fauteuils, je ne vais pas tarder à l'enfermer dans la salle de bain, où nulle cachette n'est possible. Qui c'est, le patron, ici, à la fin ?

Neuf heures. — Je me demandais ce matin pourquoi, tout soudain, deux ou trois de mes féministes asilaires s'acharnaient sous X contre Les Valseuses, film “célébrant la culture du viol”. Jusqu'à ce que Catherine m'informe de la mort de Bertrand Blier. Dépecer un cadavre encore tout chaud : les madames Foldingue n'allaient évidemment pas se refuser un plaisir aussi raffiné.

Si je devais tenter de qualifier Bertrand Blier, je dirais qu'il fut un remarquable demi-cinéaste. Le phénomène est commun à la plupart des films que j'ai vus de lui, et souvent aimés : une première demi-heure éblouissante, une deuxième encore fort réjouissante... et une seconde moitié de film partant dans tous les sens, sombrant même parfois, comme si le cinéaste ne savait plus quoi faire de la créature qu'il avait engendrée, laquelle échappait presque totalement à son contrôle. Le phénomène est particulièrement criant dans un film comme Calmos, mais il y en a d'autres : Tenue de soirée par exemple.

Quatre heures. — On a bien récupéré ce qui reste de Petit Loup. Qui, dès sorti de son sac de voyage, a filé derrière le canapé, sans doute histoire d'être tranquille ; à l'abri en tout cas des accès d'enthousiasme joueur de Charlus.


Jeudi 23

Sept heures. — Les petits résistants de la gauche asilaire n'en finissent pas de s'enfoncer plus profondément dans leur propre ridicule. Depuis deux jours, ils ont la preuve que le diabolique Monsieur Muskle est un authentique nazi et ils n'en peuvent plus de leur découverte, qui va changer la face du monde à jamais.

En effet, dans son intervention de l'investiture trumpienne, on l'entend clamer aux gens massés devant la tribune qu'il leur donne son cœur. À la mode américaine, il pose sa main droite sur le dit organe puis fait mine de le lancer à la foule ; si bien qu'il se retrouve durant une seconde avec le bras tendu devant lui : salut nazi ! salut nazi ! se sont alors mis à coasser toutes les grenouilles de la planète progressiste.

Immense rigolade chez les gens restés à peu près sains d'esprit. Chez Blouski, on ne s'est pas privé de mettre en ligne de nombreuses photos où l'on voit diverses personnalités “insoupçonnables” faire exactement le même geste public : Hillary Clinton, Barack Obama, Kamala Harris... et même notre pauvre Macron.

Dans le même esprit, un internaute apporte la preuve que Trump, lui aussi, est un authentique nazi, en publiant trois photos de lui mises en regard avec trois photos de Hitler, où l'on voit les deux hommes 1) boire un verre d'eau, 2) faire le signe du succès, poing fermé et pouce levé, 3) téléphoner.

Évidemment, c'est chez Blouski que cette pantalonnade bat son plein, et on comprend bien pourquoi : tous nos petits jeannot-moulinet qui ont quitté X à grand son de trompe tiennent à démontrer combien ils ont fait preuve de lucidité combattante en le faisant.

On s'amuse comme des petits fous. Sans même s'aviser que les bataillons de SS déjà installés à la Maison Blanche s'apprêtent à prendre d'assaut le Capitole, et probablement aussi le Pentagone.

Midi. — Renaud Camus notait hier que voir dans un film des images de Londres dans les années soixante (mais ça marche aussi fort bien avec Paris, Bruxelles...) était aussi bouleversant que regarder des séquences tournées dans un shtetl d'Europe centrale ou de l'Est avant le passage du nazisme. La comparaison est frappante. Je ne me l'étais jamais formulé ainsi, mais je vois très bien ce qu'il veut dire, pour le ressentir régulièrement (et de plus en plus).

Trois heures. — Les petites joies et grands bonheurs de la vieillesse vus par Villon :

Car s'en jeunesse il fut plaisant,

Ores plus rien ne dit qui plaise.

Toujours vieil singe est déplaisant :

Moue ne fait qui ne déplaise.

S'il se tait afin qu'il complaise,

Il est tenu pour fol recru.

Quand il écrivait ce qui précède, il n'avait pas dépassé 30 ans...


Vendredi 24

Midi. — Il y a trois ou quatre jours, j'ai rapporté de la Case la biographie de Villon par Jean Favier, pour la seule raison que mes yeux venaient de se poser sur elle. Allant à l'instant la remettre à sa place, j'ai vu qu'elle voisinait avec celle de Voltaire par Jean Orieux ; avec laquelle je suis donc revenu vers la maison.

Je me demande si je ne vais pas adopter systématiquement ce choix de lectures “à l'œil” : le livre qui s'imprime sur la rétine devient le livre à lire séance tenante. C'est un mode de choix qui me paraît en valoir un autre. Évidemment, les livres rangés au ras du sol vont s'estimer désavantagés, voire discriminés...

Il est à noter que, à l'œil, ces lectures le sont doublement ; puisque, par définition, elles concernent des livres qui sont déjà dans ma bibliothèque.

Six heures. — Faut-il que la maison woke prenne l'eau par toutes ses tuiles (celles que ses occupants se ramassent sur la margoulette) pour que le troupeau progressiste en soit réduit à se resserrer en tremblant autour de leur inusable totem : le nazisme. La grotesque affaire du “salut” d'Elon Musk en est la dernière manifestation, et des plus risibles : il y en aura d'autres. En attendant, leurs tortillements d'asticot sur l'hameçon font bien plaisir à voir. 

— Août 1943, Léautaud va publié un article dans le journal Comœdia. Il vient de recevoir ses épreuves et il tempête : parlant de Robert de Flers, il a écrit de nombreuses fois “Flers”, mais un correcteur ignorant lui a rajouté des “de” partout, qu'il va devoir traquer pour les rayer.

En l'occurrence, c'est lui l'ignorant et non son correcteur, ce dernier semblant savoir que les noms à particule ne perdent jamais celle-ci quand ils ne comportent qu'une seule syllabe (ou deux si la seconde est muette). Ainsi doit-on dire de Flers ou de Mun, et non Flers ou Mun. De même, en fonction de cette même règle, il faudrait dire : de Sade pour parler du marquis. Mais, là, il en a été décidé autrement par la coutume.


Samedi 25

Huit heures. — La boulangerie “du pont” s'apprête à fermer pour deux semaines. Il me semble que, dans un monde harmonieux, de même que les fonctionnaires n'auraient pas le droit de grève, les artisans devraient être interdits de vacances — au moins ceux qui peuvent s'enorgueillir de ma pratique.

— Il y a trois jours, sur la balance du vétérinaire, Petit Loup accusait quatre kilos (en dépit de ce dont il venait d'être amputé...). Il a donc, depuis son entrée chez nous, multiplié son poids par huit. On espère que la courbe ascendante va s'infléchir.

Une heure. — Lu chez Blouski : « Le masculinisme gagne du terrain, s'inquiète Yseline Fourtic-Dutarde, co-présidente du collectif Ensemble contre le sexisme. »

Aussi cruel que cela puisse paraître, il y aurait donc bien, en France et en 2025, une malheureuse répondant au nom d'Yseline Fourtic-Dutarde. Ayons une pensée pour elle, au minimum.


Dimanche 26

Midi. — Passer de Léautaud à Voltaire, et retour, produit des effets amusants : on a parfois l'impression de n'avoir pas changé de personnage, seulement de l'avoir transplanté d'un siècle à un autre. Car, à côté de leurs très grandes différences, qui sautent aux yeux, ils ont un certain nombre de ressemblances, à commencer par leurs silhouettes. Ils sont également tous deux assez atteints d'hypocondrie, toujours inquiets de leur santé, toujours fourrés chez les médecins, toujours en quête de nouvelles pilules ou potions. Et il est piquant de constater que tous les deux ont vécu jusqu'à l'âge fort vénérable de 84 ans : quand elle est en grande partie imaginaire, la maladie conserve aussi bien au XXe siècle qu'elle le faisait au XVIIIe.


Lundi 27

Sept heures. — Joie ! bonheur ! Orgasmique félicité ! Les voisins Volvo semblent s'être enfin décidés à débrancher leurs guirlandes imbéciles, qui nous empêchent de “voir la nuit” depuis deux mois. Je dis “semblent” car cela ne fait que deux soirs que ces saloperies restent éteintes : je ne voudrais pas me faire une excessive fausse joie et, conséquemment, frôler le suicide si par malheur ils les réactivent ce soir.

— La fameuse formule attribuée à Voltaire, et que les ignorants déclament à l'envi : « Je ne suis pas d'accord avec vos idées, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de les exprimer », cette formule est une bouffonnerie. C'est en tout cas bouffonnerie que de l'attribuer à Voltaire, dont toute la vie en offre un démenti cinglant.

Un seul exemple, parmi des dizaines d'autres. En 1736, Voltaire apprend que son ennemi (il n'en a jamais manqué), le poète Jean-Baptiste Rousseau, en exil à Bruxelles, va être incessamment autorisé à regagner Paris. Que fait Voltaire aussitôt ? Il fait parvenir au ministre une copie d'un poème dans lequel Rousseau s'attaquait aux magistrats ainsi qu'au roi lui-même. Pour plus de sûreté, il l'envoie également à ces Messieurs du Parlement, eux aussi malmenés dans les vers en question. Résultat souhaité et obtenu : le malheureux Rousseau restera en son exil bruxellois.

L'année suivante, Voltaire apprend que ce même Rousseau fait un séjour clandestin à Paris. Illico, lettre de sa main à un avocat, pour lui demander s'il ne serait pas possible de faire arrêter Rousseau et de rouvrir son procès au Châtelet...

— Du Pr Saint-Graal : « Ces différentes plateformes qui sont rien moins qu'esclavagistes doivent être boycottées. » Il écrit là exactement le contraire de ce qu'il pense dire. Avec une faute de français en prime (qui NE sont rien moins...). On voit que les étudiants tourangeaux sont entre de bonnes mains. Et que la traductologie a de beaux jours devant elle.

Midi. — Visite impromptue à la clinique vétérinaire : l'abcès à la mâchoire de Charlus, soigné avec succès le mois dernier, a réapparu. Du coup, on est revenu sans lui : le Dr Le Thomas a préféré l'anesthésier afin d'être mieux à même de creuser l'affaire — creuser aussi bien au sens propre qu'au figuré. On doit en principe le récupérer à quatre heures et quart.

Quatre heures. — De quoi faire avoir une attaque à nos modernes adorateurs de “personnes de petite taille” :

Le roi Stanislas avait aussi un nain. Il était si petit qu'on le plaçait parfois dans un pâté en croûte et, en tranchant le pâté sur la table, on libérait le minuscule personnage qui gambadait entre les verres et les plats.

Cinq heures. — Récupéré Charlus : abcès ouvert et dûment vidé. Huit jours d'antibiotique et une superbe collerette ; laquelle rend Petit Loup dubitatif, voire un tantinet méfiant. Tout cela arrive à point nommé : traînaient justement sur mon compte bancaire deux centaines d'euros dont je me demandais quoi faire...

— À force de le voir empiler bourde sur bourde dans sa petite mare sous X, je me demande si Ilan Gabet — 19 ans aux fraises et déjà un melon large comme la porte Saint-Denis — existe réellement. Ne serait-il pas plutôt une sorte d'inintelligence artificielle créée par un “droitard” facétieux afin de noyer ce qui reste de la France dite insoumise sous les ris z'et les quolibets ? Une affaire à creuser... même si le Gabet creuse déjà fort bien tout seul.

Six heures. — J'avais raison, ce matin, de ne pas laisser libre cours à ma joie : ce soir, le Disneyland des Volvo — qu'ils soient maudits jusqu'à la septième génération — scintille de tous ses feux, comme un 24 décembre.


Mardi 28

Sept heures et demie. — J'avais toujours cru que les chiens et les chats se reconnaissaient entre eux principalement à l'odeur particulière de chacun. Apparemment, ça n'est pas suffisant, si j'en juge par les réactions de peur agressive de Petit Loup, encore ce matin, dès que Charlus colleretté fait mine de s'approcher de lui. Je suis curieux de voir combien de temps ce cirque va durer. Curieux aussi de savoir si, une fois habitué à ce “nouveau chien”, il aura peur aussi de l'ancien, une fois la collerette disparue.

Midi. — Une remarque de Jean Orieux, qui vient de me faire sourire au passage :

D'Argens était très superstitieux comme beaucoup d'esprits forts qui ricanent devant le Saint-Sacrement mais pâlissent devant une salière renversée.

Et, quelques lignes plus bas, pour illustrer et renforcer son propos :

Nous verrons La Mettrie, le plus farouche matérialiste du siècle, se mettre à trembler comme une feuille dès que le tonnerre gronde et faire mille simagrées de vieille dévote pour conjurer le danger.

Sept heures. — Le 22 avril 1944, Léautaud signale d'importants bombardements, deux nuits plus tôt, “du côté de Montmartre, le boulevard Barbès, le Sacré-Cœur et environs”. Ce doivent être les mêmes qui réapparaîtront bientôt, mais amplifiés, métamorphosés, poussés à d'inouïs paroxysmes, dans la Féerie pour une autre fois de Céline.


Mercredi 29

Huit heures. — J'ignore ce qui a pu se passer entre eux cette nuit, quel genre de trêve a été conclue, mais, ce matin, Petit Loup semble avoir, sans restriction aucune, “apprivoisé la collerette”, si je puis dire.

Onze heures. — Ce matin, le vigilant Saint-Graal, toujours ravagé de pureté, nous supplie, que dis-je : nous somme de dénoncer toutes affaires cessantes le maire de Romans-sur-Isère qui, à la radio ou à la télé, aurait tenu des propos “islamophobes”. Lui-même a déjà alerté je ne sais quel organisme répressif (un machin qui s'appelle l'ARCOM) et se montre tout fier de nous apprendre qu “ça ne prend que trois minutes”. Ce brave professeur devient chaque jour un peu plus répugnant, c'en est un plaisir.

Quatre heures. — Je ne sais si cela tient à l'influence sur lui de Charlus, mais Petit Loup a, dans certaines circonstances, un comportement beaucoup plus canin que félin. Par exemple, il est impossible que l'un de nous deux entre dans la cuisine sans voir le chat arriver en miaulant, et se frotter à nos mollets pour nous inciter à laisser tomber quelque relief de nourriture devant son museau. Et il avale à peu près tout ce qui tombe effectivement. “Tout lui fait ventre”, dirait ma mère. Une des rares exceptions, inattendue chez un chat : les crevettes, qu'il dédaigne ostensiblement. Elles ne restent pas longtemps à terre pour autant : Charlus est toujours là, en embuscade...

— Dangereuse proposition, que celle faite ce jour-là à Léautaud, par l'intermédiaire de son médecin habituel :

Saltas m'a aussi fait part d'une proposition qu'Alain Laubreaux l'a chargé de me transmettre : si je veux donner des articles à Je suis partout, 2000 francs l'article.

Nous sommes au début mai 1944 : Oncle Paul a été bien avisé de ne pas donner suite. On entrait dans une période où il était plus sage d'être nulle part plutôt que partout. Rappelons que Laubreaux était ce journaliste ultra-collaborationiste qui fut publiquement giflé par Jean Marais, suite à un article particulièrement ignoble qu'il avait écrit sur Cocteau. Scène qui a été reprise par Truffaut dans son Dernier Métro.


Jeudi 30

Neuf heures. — Une certaine Sarah Legrain se présente comme “rapporteure pour la délégation aux droits des femmes”. Je passe sur la bouffonnerie de l'ensemble, mais pourquoi cette dame n'est-elle pas tout simplement “rapporteuse” ? C'est devenu fasciste, d'utiliser des mots français existants ? Ça fait le jeu de l'extrême droite ? C'est toxico-masculiniste ?

On me dira que “rapporteuse” fait un peu trop songer à “cafteuse”. Pas plus que rapporteur ne fait automatiquement penser à cafteur, à délateur, à dénonciateur. Tous ces gens sont-ils devenus imbéciles et sourds à leur propre langue au point d'avoir oublié que des quantités considérables de mots ont depuis longtemps plusieurs sens, ou bien un même sens mais à des niveaux, dans des sphères différents ?

Dix heures. — Appelé à l'instant notre jardinier, pour lui rappeler qu'il est censé, cet hiver, venir élaguer notre cerisier, qui commence à prendre les proportions d'un chêne de saint Louis. Il s'en souvenait (tu parles !) et, justement, il avait prévu de venir la semaine prochaine (tu reparles !). Bref, notre petit pas de deux téléphonique s'est déroulé suivant les conventions habituelles. Il n'y a même pas manqué la litanie des plaintes à propos du temps pourri, de la terre gorgée d'eau, des retards pris dans tout ce qu'il a à faire, etc. Plaintes sans doute parfaitement justifiées d'ailleurs.

Quatre heures. — Journal de Léautaud : 13 août 1944. D'après les bruits qui circulent à Fontenay, les troupes anglo-américaines seraient quelque part entre Chartres et Nogent-le-Rotrou. Je vais aller manger mon orange du goûter et boire mon dernier café de la journée : ça leur laissera le temps d'avancer vers Paris. Ou, plutôt, d'y envoyer Leclerc et ses blindés.

— Le lendemain, 14 août, en fin d'après-midi, le téléphone sonne rue Guérard. C'est le capitaine Ernst Jünger qui, sur le point de quitter Paris, avec le reste de l'administration allemande, a tenu à faire ses adieux à Léautaud, à lui redire toute son estime. Les deux hommes se séparent en se disant leur espérance commune de se revoir plus tard, “dans des jours meilleurs”.

Je trouve assez belle l'espèce de “fraternité supérieure” (je ne trouve pas de formule meilleure) qui s'exprime là, très sobrement des deux côtés. Suit une page de réflexion, dans laquelle Léautaud tente de discerner quels peuvent bien être les sentiments de Jünger en ces heures pénibles. Et il conclut ainsi :

En tout cas, je le décide aujourd'hui, si j'arrive à avoir la disposition d'esprit pour terminer In Memoriam, je le lui envoie pour la traduction qu'il désire en faire, et je le publie d'abord, ainsi, en allemand. Au moins, un Allemand et un Français auront “collaboré”.


Vendredi 31

Sept heures. — Et dire que, cet après-midi, en vue de publication demain matin, je vais être obligé de m'appuyer relecture et correction des interminables et épaisses tartines que j'ai déposées ici depuis le premier janvier... Et sans y être forcé par qui ou quoi que ce soit, en plus ! Il y a des jours, je me demande si je suis bien sain d'esprit.

Six heures du soir. — Relecture terminée ! Me voilà tranquille pour un mois…